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La photographie montre un immeuble complètement détruit, au milieu duquel se trouve une femme debout habillée en bleu.
Immeuble détruit après une attaque à la roquette de l’armée russe, district de Pozniaky, Kiev, Ukraine. Manhhai, CC BY

« En Ukraine, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit »

Francis Eustache, neuropsychologue, dirige des recherches au sein de l’unité Inserm « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’Université de Caen-Normandie. Il est Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) de Paris. À l’occasion de l’anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, il explique comment une forme de trouble de stress post-traumatique (TSPT) dit « complexe » survient chez un nombre important de personnes confrontées à un conflit armé.


The Conversation : Quelle est la définition du trouble de stress post-traumatique (TSPT) ?

Francis Eustache : Selon la classification américaine du DSM (pour l’anglais « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders », en français « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques ») qui fait consensus, le trouble de stress post-traumatique (TSPT, en anglais PTSD pour post-traumatic stress disorder) survient chez une personne menacée dans son intégrité personnelle parce qu’elle a été exposée à un événement traumatique.

Ce traumatisme est une rencontre entre un événement stressant majeur (catastrophes, guerres, violences faites aux femmes, attentats…), un ressenti subjectif et un moment particulier. Il va d’abord généralement déclencher un stress aigu intense. Si cet état perdure au-delà d’un mois, on va parler de trouble de stress post-traumatique (TSPT).

The Conversation : Quels sont les principaux symptômes du TSPT ?

Francis Eustache : Le TSPT est composé d’un certain nombre de symptômes dont l’élément cardinal est la reviviscence dominée par des intrusions. La personne va avoir l’impression subjective de revivre, comme s’ils étaient à nouveau présents, des éléments sensoriels très émotionnels qui appartiennent à l’événement traumatique comme des images, des bruits, des odeurs disparates…

La personne prend conscience de ces éléments intempestifs, très difficiles à vivre. Pour se protéger en quelque sorte, la personne essaie d’éviter les situations sociales qui peuvent favoriser, selon son analyse, cette réémergence. Ce mécanisme d’évitement va devenir à son tour son symptôme parce qu’il va couper la personne de son environnement et de ses proches qui pourraient l’aider.

Au cœur du TSPT, on trouve donc ce double symptôme d’intrusions dans le présent d’éléments du traumatisme vécu dans le passé, parfois des années auparavant, et d’évitement de ces éléments. Les intrusions peuvent survenir quand la personne est confrontée à des situations qui rappellent le traumatisme (lieux fermés, endroits particuliers dominés par certains bruits…).

On relève également ce que l’on appelle des symptômes neurovégétatifs. En d’autres termes, la personne va avoir tendance à sursauter, être à fleur de peau… On note aussi des altérations de l’humeur, de la cognition, des troubles du sommeil avec des cauchemars…

Par ailleurs, la mémoire du traumatisme peut envahir toute l’autobiographie de la personne qui va avoir tendance à ne se définir que par ce traumatisme qu’elle a vécu.

Les mécanismes cérébraux du TSPT sont maintenant mieux connus. À partir de la cohorte du programme de recherche 13 Novembre, dans une étude publiée dans la revue scientifique Science, notre équipe a montré que ces intrusions d’éléments traumatiques sont liées à un manque de contrôle des régions du cortex préfrontal, sur des régions cérébrales qui régulent les perceptions, les émotions, la mémoire…


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The Conversation : On distingue un TSPT spécifique lié à des événements traumatiques répétés comme les conflits armés, à l’image de ce qui se passe en Ukraine. De quoi s’agit-il ?

Francis Eustache : On parle effectivement de TSPT complexe (ou de type 2), quand le trouble se développe à la suite d’événements multiples répétés dans le temps, dont les caractéristiques sont plus proches de ce qui se passe en Ukraine (alors que le TSPT simple ou de type 1 est consécutif à un événement traumatique unique, comme un attentat). Dans le TSPT complexe, en revanche, la situation traumatique est répétée, sur le long cours.

Chez l’adulte, les personnes concernées par un TSPT complexe vont connaître les mêmes symptômes que dans un TSPT simple, associés à d’autres symptômes dominés par ce que l’on appelle les symptômes dissociatifs. Les personnes ont l’impression d’être déconnectées de leurs pensées, de leur corps, de la réalité. On parle parfois de dépersonnalisation. La personne a l’impression d’être en dehors de sa personnalité habituelle, elle est moins réceptive à ce qui se passe autour d’elle.

Cela peut être considéré comme un moyen de défense face à la réalité qui est difficile à supporter. Cela peut aussi conduire à des formes d’amnésie, dite dissociative, car la personne n’enregistre pas ce qu’elle vit quand elle est dans un tel état de conscience.

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Dans le TSPT complexe, les personnes rencontreront des difficultés à réguler leurs émotions, parfois leur colère. Des attitudes autodestructrices sont aussi observées, pouvant aller jusqu’au suicide. Des symptômes corporels peuvent aussi survenir se manifestant, par exemple, par des douleurs chroniques, des atteintes de la sphère cardiorespiratoires…

Les manifestations cliniques du TSPT complexe peuvent être extrêmement diverses du fait de la situation d’insécurité permanente qui modifie la relation de la personne à elle-même et aux autres, davantage que dans le TSPT simple.

À noter que la classification américaine du DSM ne reconnaît pas le TSPT complexe mais évoque des TSPT avec ou sans symptômes dissociatifs. En revanche, la classification internationale des maladies (CIM) de l’Organisation mondiale de la santé reconnaît le TSPT complexe.

The Conversation : Historiquement, la reconnaissance du TSPT est d’ailleurs associée aux guerres. De quelle manière ?

Francis Eustache : Des descriptions assez précises ont été faites sur les champs de bataille, avant la proposition du concept de TSPT. La première guerre mondiale a entraîné beaucoup de descriptions de soldats qui souffraient de troubles psychiques. Leur pathologie n’était pas reconnue. On ne soignait pas ces soldats qui étaient renvoyés au front. Quand ils étaient incapables d’y retourner parce qu’ils souffraient de troubles divers, ils étaient parfois considérés comme des simulateurs ou des déserteurs.


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Lors de la seconde guerre mondiale, on a commencé à mieux reconnaître ces troubles sur le plan sémiologique, c’est-à-dire à définir les différents symptômes associés.

Dans les années 60, la guerre du Vietnam constitue un tournant quand les vétérans de cette guerre font reconnaître leurs souffrances : c’est le post-vietnam syndrom. Ces vétérans vont s’organiser et revendiquer auprès des autorités américaines le fait d’être reconnus comme des blessés psychiques.

D’autres mouvements, non liés aux conflits armés, se conjuguent pour renforcer ce concept, à l’image des mouvements féministes post-hippies qui vont mettre sur le devant de la scène les violences faites aux femmes ainsi que des mouvements de protection des enfants, victimes de mauvais traitements et d’abus.

En 1980, le trouble du stress post-traumatique entre dans la classification américaine du DSM. Il devient une entité psychopathologique, avec une reconnaissance internationale.

The Conversation : Les Ukrainiens sont-ils condamnés à souffrir de TSPT parce qu’ils vivent un conflit armé ?

Francis Eustache : Un nombre important de personnes confrontées à des zones de guerre intense seront concernées par un TSPT, que ce soit les soldats de plus en plus épuisés ou les populations civiles exposées aux bombardements répétés. Mais cette pathologie est mouvante et évolue au fil du temps, elle n’est pas forcément définitive.

De plus, le TSPT revêt des aspects individuels et collectifs, et dépend également de l’évolution de la situation générale dans le pays. Il convient également d’établir des distinctions entre les personnes qui sont au front et celles qui en sont éloignées, même si des bombardements peuvent avoir lieu à l’intérieur des villes.

De plus, l’évolution peut être favorable si les personnes concernées par un TSPT bénéficient d’une bonne prise en charge au plan sanitaire et social : elles vont aller mieux si elles retrouvent un environnement sécurisant.

La guerre en Ukraine est difficile à appréhender parce qu’elle se déroule actuellement. On manque de recul et, globalement, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit et de sa résolution.

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