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Entre auteurs et éditeurs, une relation de plus en plus mouvementée

Le Salon du Livre de Paris en 2014. Actualitté

En 2018, l’ouverture du Salon du livre de Paris avait vu le départ d’une mobilisation des « auteurs en colère ». Aujourd’hui, ceux-ci continuent de dénoncer la dégradation de leurs conditions de rémunération et d’alerter sur son aggravation inévitable avec les réformes de l’Agessa, de l’impôt sur le revenu et de la CSG.

Au-delà de ces revendications conjoncturelles, ils militent pour une meilleure reconnaissance de leur travail, une réflexion sur leur statut et un rééquilibrage en leur faveur du partage de la valeur créée par le commerce du livre.

En septembre dernier est née pour défendre ce programme la Ligue des auteurs professionnels qui s’ajoute notamment au collectif #auteursencolère ou aux plus anciens Conseil permanent des écrivains et SGDL. Des États généraux du livre sont prévus le 4 juin prochain pour porter ces revendications.

Mais en face, qu’en pensent les éditeurs ? En novembre dernier, l’éditrice Héloïse d’Ormesson affirmait que le mouvement des auteurs était pour elle « une énigme ». Réciproquement, les commentaires de certains « auteurs en colère » montrent que la réalité économique des maisons d’édition leur est parfois également méconnue et une certaine crispation semble avoir envahi le débat – la volée de bois vert reçue très récemment par la Maison des écrivains, en situation pourtant critique, en est une autre preuve. Comment comprendre à la fois ces revendications et cette incompréhension mutuelle ?

Auteur ou rédacteur ?

D’abord, qu’est-ce qu’un auteur ? Ce dernier peut être un « écrivain » au sens courant du terme (bon ou mauvais, grand ou petit, vrai ou faux, ce n’est pas le sujet ici), c’est-à-dire l’auteur d’ouvrages littéraires, de fictions, d’essais. Il peut aussi écrire des livres jeunesse (documentaires, albums, romans), pratiques (livres de cuisine, de bricolage, de développement personnel…), des manuels scolaires, parascolaires, universitaires, des livres d’ésotérisme, de religion… Ce n’est pas tout : les traducteurs, ainsi que les illustrateurs (par exemple jeunesse ou BD) sont aussi des auteurs. Il en va de même pour certains directeurs de collection, qui tiennent pourtant un rôle davantage éditorial, même s’il leur arrive aussi de tenir la plume.

Quel est le point commun de tous ces personnages ? L’auteur est « rarement défini en droit positif » mais leur nombre est évalué par le comptage des « assujettis » à l’Agessa, le régime de Sécurité sociale des artistes-auteurs, qui est financé par les cotisations obligatoires sur les droits d’auteur. Dit autrement : un auteur est un individu qui touche des droits d’auteur. La plupart du temps, l’auteur en ce sens comptable est également celui qui tient la plume (ou le pinceau), mais pas toujours… Il arrive qu’un « auteur » signe un ouvrage en fait rédigé par un autre. Plus fréquemment, un éditeur salarié peut intervenir dans la conception et/ou l’écriture d’un livre. À l’inverse, les correcteurs ont parfois été rémunérés en droit d’auteur (plusieurs affaires de requalification en salaires, ainsi que l’utilisation contestée du statut d’autoentrepreneur, ont aujourd’hui réduit cette pratique).

Professionnel ou amateur ?

Pour une écrasante majorité des 100 000 « auteurs en activité » (ce chiffre, ainsi que les autres cités plus bas, proviennent de l’enquête de 2016 sur « la situation économique et sociale des auteurs du livre », les numéros de page renvoyant au rapport de synthèse), l’écriture est une activité connexe, du moins du point de vue du revenu.

L’enquête estime que 86 % (p. 16) des auteurs vivent principalement d’une autre activité ou d’une pension de retraite. Parfois c’est même le métier principal qui rend possible le travail d’auteur : un auteur de manuel scolaire doit être nécessairement professeur ou inspecteur de l’Éducation nationale, un auteur de livre d’architecture nécessairement architecte, etc. (On ne sait pas si un auteur de développement personnel doit être nécessairement heureux.)

Les motivations pour devenir auteur sont diverses : enjeu d’ego, volonté de développer sa notoriété en publiant dans son domaine d’expertise, considération de carrière ; mais aussi culture professionnelle (rédiger un livre fait ainsi partie intégrante du métier d’universitaire dans certaines disciplines comme l’histoire), désir de transmission, goût pour le débat d’idées, plaisir de l’écriture, nécessité intérieure… Ou encore un mélange de tout cela. Lorsqu’un auteur vit d’un autre métier, sa rémunération la plus importante sera immatérielle et symbolique et son ardeur à négocier ses droits rarement élevée. L’enquête de Nathalie Heinich a montré le rôle essentiel de la pluriactivité ainsi que les difficultés rencontrées par les écrivains pour concilier les deux mondes de l’art et de l’argent, du commerce et des idées.

Pour autant, la rémunération est cruciale pour les « auteurs professionnels », ceux qui, au-delà des motivations citées plus haut, vivent aussi de leur plume. Ces derniers seraient au nombre d’environ 5 300 (p. 9), si l’on compte le nombre d’affiliés à l’Agessa, avec une grande variabilité en fonction du secteur éditorial : de 45 % pour les auteurs de BD à 1 % pour les auteurs en droit (p. 47). On ne peut cependant établir un compte exact des auteurs dont l’écriture est l’activité principale, et qui touchent malgré cela un montant trop faible de droit pour être affiliés à l’Agessa. Ce chiffre est donc sans doute un minimum. Il est à noter que le statut d’auteur professionnel n’est pas entièrement lié au montant des droits perçus : un auteur qui vit principalement d’un autre métier peut toucher des droits très élevés si son livre rencontre le succès. L’inverse est infiniment plus fréquent : 50 % des auteurs professionnels ont ainsi perçu moins de 15 529 euros en 2013 (p. 15).

Salaire ou revenu ?

Est-il pour autant juste d’affirmer que « plus de 90 % des auteurs touchent moins que le smic » ? 8 % seulement de l’ensemble des 100 000 auteurs ont en effet perçu des revenus d’auteur supérieurs au niveau du smic en 2013 (p. 16). Mais l’on précise rarement qu’il est impossible de déterminer combien parmi eux entendraient vivre de leur plume – et encore moins à quel temps d’activité correspond ce revenu. Un livre peut ainsi produire des droits pendant plusieurs années. Un auteur de best-seller « en activité » pourrait vivre sans rédiger une ligne sur les ventes d’un livre écrit une décennie plus tôt. Et lorsqu’un auteur touche un revenu faible, qui sait si, derrière, il y a quelques heures ou plusieurs mois de travail ? Cette précision ne doit pas masquer le fait qu’au final, 41 % des auteurs professionnels perçoivent moins de l’équivalent d’un smic et 10 % seulement plus de trois smic (p. 16).

On peut comprendre que l’auteur professionnel voie d’abord dans ses droits d’auteur un revenu d’existence, légitimant ainsi cette comparaison avec le smic. Au sens strict cependant, le droit d’auteur ne rémunère pas la rédaction d’un texte (ou un dessin), encore moins le temps passé à y travailler, mais les ventes issues de son exploitation commerciale. Voilà pourquoi un éditeur peut affirmer que les intérêts de l’auteur sont les mêmes que les siens : les livres qui font vivre une maison d’édition sont de fait également ceux qui font vivre leurs auteurs ; et lorsqu’un auteur reçoit des droits particulièrement faibles, dans bien des cas cela signifie que son éditeur a perdu de l’argent sur son livre.

Rappelons que le droit d’auteur a été introduit en France à la fin du 18e siècle, pour protéger les auteurs de la rapacité des éditeurs. Un éditeur pouvait auparavant négocier l’achat d’un texte à un auteur et ne pas lui verser un sou de plus si son ouvrage se vendait bien. Aujourd’hui, la rémunération des auteurs en droits proportionnels aux ventes est obligatoire (hors quelques cas particuliers pour lesquels le versement d’un droit forfaitaire est admis) : l’auteur touche un pourcentage des ventes calculé sur le prix public HT. Les droits d’auteur ne sont donc pas assimilables à un salaire, et le contrat d’édition n’est pas un contrat de travail – impliquant une durée du travail et un lien de subordination entre employé et employeur –, ni un contrat entre un donneur d’ordre et un fournisseur. Il a parfois été comparé à un contrat de mariage entre deux partenaires s’alliant pour permettre la diffusion commerciale d’une œuvre.

Selon la logique de ce contrat, l’auteur étant un partenaire, l’éditeur n’a pas à le rémunérer comme il rémunérerait un fournisseur ou un salarié. Ou alors, au nom de quoi devrait-il dans ce cas le rémunérer davantage lorsque le livre est un succès ? Pourquoi le succès devrait-il être partagé, mais pas l’insuccès ? Le principe du droit d’auteur est de lier partage du revenu et partage du risque éditorial – l’éditeur risquant son argent, l’auteur son temps. Ce système est au fondement du modèle économique du livre depuis deux siècles et les éditeurs l’ont chevillé au corps. Certains auteurs y trouvent largement leur compte, lorsque leurs livres se vendent bien, les autres s’en accommodent tant qu’ils n’ont pas besoin de leurs droits pour vivre et qu’ils trouvent dans la publication une rémunération immatérielle satisfaisante.

Un travail sous-payé ?

Mais cette logique atteint ses limites et devient plus difficile à défendre lorsque le métier se professionnalise de fait, et notamment à la demande des éditeurs. Ainsi les traducteurs tout comme les auteurs de BD ou les auteurs et illustrateurs jeunesse signent-ils plus facilement des contrats lorsqu’ils sont auteurs professionnels, gage de fiabilité. D’ailleurs, si le droit d’auteur est dans son esprit détaché d’un temps de travail comme on l’a vu, les usages montrent que ce dernier est parfois pris en compte. Les éditeurs peuvent ainsi verser des avances sur droits ou à-valoir, dont les montants varient certes en fonction des espoirs de ventes et capacités de négociation de l’auteur, mais sont parfois établis par l’usage en référence à un « temps de travail » : les à-valoir des traducteurs sont calculés au prorata du nombre de feuillets fournis ; un scénariste BD reçoit un à-valoir très inférieur à celui de son co-auteur illustrateur qui passe beaucoup plus de temps sur ses planches, etc.

Et lorsqu’un auteur répond à une commande, parfois en étant soumis à un cahier des charges extrêmement pointilleux, ou à des demandes à l’inverse trop floues nécessitant de nombreux essais et tâtonnements, ou encore à des délais trop serrés, est-il toujours un partenaire ? Est-il légitime de faire peser sur lui une partie du risque éditorial ? Tous les secteurs éditoriaux ne fonctionnent pas ainsi mais, lorsque c’est le cas, on peut se demander si les éditeurs eux-mêmes ne seraient pas responsables de ce glissement du régime « vocationnel » de certaines catégories d’auteurs vers un régime professionnel. La relation éditeur/auteur ressemble alors à une relation client/fournisseur ou employeur/salarié où la réalité du rapport de force, en ce cas très en faveur de l’éditeur, tient lieu de lien de subordination.

Lorsque les droits d’auteur rémunèrent ainsi en pratique, sinon en droit, un temps de travail, la faiblesse de la rémunération moyenne des auteurs professionnels saute aux yeux, comme le montrent les chiffres évoqués plus haut. Plus encore, cette rémunération a fortement baissé. Selon le 7ᵉ baromètre des relations auteurs/éditeurs, le taux moyen de droit d’auteur, orienté à la baisse, s’élèverait à 7,2 %. Les auteurs reprochent aux éditeurs de rogner sur les taux et sur les montants des à-valoir. Pourtant, selon les statistiques du Syndicat national de l’édition, la part des droits d’auteur dans le chiffre d’affaires est stable depuis des années ; au niveau de l’ensemble des auteurs il n’est donc pas évident d’objectiver cette accusation. Au-delà de cette probable diminution, les revenus des auteurs ont également baissé pour une autre raison.

« L’épineuse question de la surproduction »

Entre 1992 et 2012, le nombre de titres publiés annuellement a augmenté de 175,7 %. Le mouvement s’est stabilisé au cours des dernières années, mais demeure à un niveau très élevé. Et le chiffre d’affaires n’a lui que faiblement progressé, passant de 2,4 milliards d’euros en 1992 à 2,8 en 2017. On comprend donc que les ventes moyennes au titre ont fortement baissé. Cette situation s’apparente à un cercle vicieux : plus les ventes au titre baissent, plus les éditeurs augmentent leur nombre de publications ; chaque titre bénéficie alors de moins d’attention (des éditeurs eux-mêmes, de leurs commerciaux, des libraires, de la presse ou des prescripteurs en général et, in fine, des lecteurs) ; ce qui accentue la baisse des ventes moyennes au titre et entraîne une nouvelle augmentation de la production pour la compenser.

Cette maladie endémique de l’édition ne date pas d’aujourd’hui mais entraîne des difficultés pour les éditeurs (il est aisé de comprendre que gérer la production et la commercialisation de plus d’ouvrages nécessite a priori plus de travail, d’argent, de salariés), pour les libraires, et bien évidemment pour les auteurs, plus nombreux à se partager l’activité (plus importante) et les revenus (eux stables) qui en sont issus. Le président du Syndicat national de l’édition a même admis récemment la nécessité de « réfléchir à l’épineuse question de la surproduction ». La surproduction n’est cependant pas nécessairement une « stratégie » consciente et délibérée des éditeurs. Un éditeur n’a pas vraiment intérêt à publier davantage de livres. S’il le fait, c’est qu’il ne parvient pas à faire autrement pour boucler son budget ; et aussi – ne le répétez pas – car il arrive parfois qu’un éditeur aime publier des livres. Publier moins permet sans doute d’enclencher un cercle vertueux mais implique un difficile « apprentissage du deuil », ainsi que, mécaniquement, une baisse de chiffre d’affaires au moins dans un premier temps. Cela risque en outre de conduire à privilégier les projets les moins risqués – ou considérés comme tels – aux dépens de projets intéressants mais plus hasardeux.

Une baisse du nombre de titres publiés induirait ainsi d’abord une baisse du nombre d’auteurs « en activité », dont les revenus certes augmenteraient… peut-être… à condition que les ventes moyennes au titre augmentent également. À moins, bien sûr, que les éditeurs n’acceptent, dans un contexte incertain (où le chiffre d’affaires et les pratiques de lecture de livres baissent), de réduire leur propre marge au bénéfice des auteurs. Les résultats économiques de certains secteurs et/ou maisons d’édition le permettraient sans doute dans l’absolu. Les rares segments dynamiques du marché du livre aujourd’hui – la BD, dans une moindre mesure la jeunesse – sont aussi ceux où les auteurs sont davantage professionnalisés. Le secteur de l’édition n’est cependant pas uniforme. À côté de groupes ou de maisons solides et très rentables, on trouve de nombreuses maisons petites ou moyennes, souvent indépendantes, aux catalogues parfois plus audacieux, mais dont l’équilibre est plus fragile.

Bref, on aura compris que si le diagnostic est finalement assez clair, la façon d’envisager le traitement l’est beaucoup moins et que les logiques des auteurs professionnels et des éditeurs ne sont pas facilement réconciliables, malgré (ou à cause de) une relation dans laquelle l’affectif tient une grande part. Le travail qu’a promis d’engager le ministre de la Culture sur ces questions débouchera-t-il sur la création d’un nouveau statut pour les auteurs professionnels ? Un tel statut pourrait-il améliorer la situation des auteurs sans bouleverser l’équilibre du secteur ?

Pour conclure sur une note consensuelle – pourquoi pas ? –, rappelons aux auteurs que leur éditeur les défend souvent bec et ongles au sein de la maison d’édition, et rappelons aux éditeurs le mot de Diderot, auteur qu’ils ont souvent utilisé comme mascotte : « Les productions de l’esprit rendent déjà si peu ! Si elles rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? »

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