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Éthique et marché : compatibles ou irréconciliables ?

En 2018, quelque 400 000 infractions financières ont été enregistrées en France. Anita Jankovic / Unsplash, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


La confiance dans le marché s’érode à chaque scandale qui l’éclabousse. Les fraudes et évasions fiscales qui touchent les plus grands groupes en sont des illustrations récurrentes. Rien que l’année dernière, plus de 400 000 infractions financières ont été enregistrées en France. Le phénomène est tel que les politiques publiques peuvent difficilement échapper à une régulation renforcée. En témoigne la nouvelle « police fiscale » proposée par le ministre des Finances le 1er juillet 2019. Elle comprend 250 douaniers et agents du fisc et s’accompagne d’une sous-direction créée par le ministère de l’Intérieur au sein de la police judiciaire et spécialement dédiée à la criminalité financière.

Éthique et marché sont-ils antinomiques ?

L’économie se déchire pour répondre à cette question. Pour les uns, c’est la nature même du marché qui érode les normes et valeurs morales. Il irait jusqu’à réduire le coût de la transaction entre la vie et l’argent. La promotion de valeurs matérialistes, les asymétries d’information mais aussi le développement de la mise en concurrence des individus dans de nombreux aspects de leur vie corrompent les règles de conduite et la morale. Pour les autres, au contraire, ce n’est pas le marché mais ses défaillances qui en sont la cause. Pour eux, en quoi une situation monopolistique serait-elle garante de hautes valeurs morales ? Au contraire, la possibilité de changer de fournisseur quand le précédent n’a pas donné satisfaction pourrait permettre de rendre les marchés plus fiables.

Mais de quelle éthique parle-t-on et est-elle unique et universelle ? Cette question est primordiale si l’on veut analyser sa relation avec la libre concurrence. D’une culture à l’autre, les règles de morale ou les normes sociales diffèrent. On peut penser notamment à l’interdiction islamique de percevoir un intérêt, et son pendant dans l’Église, où cette interdiction fut remise en cause par la doctrine calviniste dès le XVIIe siècle. Parce que l’éthique est malléable en fonction de son environnement, sa relation avec le marché fluctue. Mais cette malléabilité n’est-elle pas aussi source de flexibilité morale ?

Dans les faits

L’économie comportementale peut aider à apporter des éléments de réponse. Cette branche de la discipline s’intéresse aux comportements individuels et collectifs en recréant les conditions présentes sur un marché. Dans une expérience développée avec Chloe Tergiman, professeur adjointe à Pennsylvania State University, près de 600 personnes ont participé à un jeu dans lequel interagissent un gestionnaire de projets et un investisseur, lequel décide, selon la qualité espérée du projet, de prêter son argent pour sa mise en œuvre. Les participants dans le rôle des gestionnaires de projets bénéficient d’informations privées sur la valeur de leur portefeuille de projets auxquelles n’ont pas accès directement les investisseurs potentiels. Dès lors, les gestionnaires de projets peuvent être tentés de surévaluer la qualité annoncée de leurs projets pour attirer à eux les investissements.

Auteurs.
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Pour reproduire la concurrence sur les marchés financiers, dans certains traitements chaque investisseur est apparié à deux gestionnaires de projets qui sont en concurrence pour attirer les fonds de l’investisseur. L’autre dimension du marché qui est manipulée est la possibilité ou pas pour les gestionnaires de projets de se créer une réputation. Le test permet d’évaluer comment les institutions de marché (la concurrence et la réputation) affectent l’honnêteté des individus et surtout la nature des mensonges commis.

L’effet Pinocchio

Le résultat est pour le moins troublant. Une large majorité des individus ment au moins une fois lors des 27 répétitions du jeu. Inclure plus de compétition dans le marché a-t-il un effet positif ? Dans l’expérience, lorsque les gestionnaires de projet n’ont pas de concurrents, 50 % mentent. Que se passe-t-il lorsque l’on ajoute un concurrent ? L’investisseur a maintenant le choix entre deux propositions, ce qui a pour effet d’augmenter le nombre de mensonges à 60 %. La compétition ne rend donc pas nécessairement le marché plus efficient puisqu’elle accroît la fréquence des fausses annonces lorsqu’il n’y a pas de possibilité de se créer une réputation.

Gianfranco Goria/Flickr, CC BY

Comment réduire cet « effet Pinocchio » ? Lorsque les couples ou trios sont forcés de créer un lien durable (dans le cas où les appariements sont fixes tout au long du jeu), le taux de mensonges s’abaisse à 30 % et 33 % respectivement. Autrement dit, la réputation régule l’effet négatif de la compétition. Elle limite les mensonges et aide à forger un minimum de confiance entre les individus.

De manière générale, la concurrence sans réputation tend à accroître le nombre de fausses annonces car elle incite les gestionnaires de projets à surévaluer la qualité de leurs projets par peur d’être détrônés par leur concurrent. Au contraire, la réputation réduit le nombre de mensonges, sans toutefois pouvoir les supprimer complètement.

Petits mensonges non détectables ou grosses tromperies ?

Sur ce point, sur le marché comme dans la vie, petits et gros mensonges ne se valent pas. Certains mensonges sont extrêmes. C’est le cas par exemple lorsque les gestionnaires de projets annoncent n’avoir que des projets à haute valeur alors même qu’ils savent que tous leurs projets sont mauvais. En revanche, d’autres mensonges, plus petits, ne peuvent pas être identifiés. C’est le cas par exemple lorsque les gestionnaires de projets annoncent deux bons projets alors qu’ils n’en ont qu’un : le tirage au sort d’un projet décevant peut être interprété par l’investisseur comme un manque de chance. Quel impact la concurrence et la réputation peuvent-elles avoir sur la nature des mensonges et leur gravité ? Pour l’étudier, quatre types de mensonges peuvent être dsitingués.

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La réputation fait disparaître les mensonges extrêmes et très risqués. Les mensonges extrêmes passent de 25 % dans les paires aléatoires à 1,4 % dans les paires fixes (là où entre en jeu la réputation). Mais l’effet est moindre lorsque le risque de détection du mensonge diminue. La réputation n’a même plus aucun effet sur les mensonges non détectables. Leur fréquence dépasse 40 % dans toutes les configurations possibles. Cela montre que la réputation ne rend pas les gens plus honnêtes, elle ne fait que changer le type de fraude.

Investir tout de même ?

Les investisseurs ne sont pas dupes, ils peuvent réduire leurs investissements lorsqu’ils se méfient. Quand la concurrence est introduite sans qu’il y ait de mécanisme de réputation, les investisseurs évitent de parier sur les projets annoncés comme trop beaux. C’est l’une des conséquences de la compétition. Elle n’augmente jamais le nombre d’investissements, voire peut être désincitative. À l’inverse, la réputation accroît le nombre de projets soutenus car les investisseurs se sentent plus en confiance : ils croient au marché !

Dans ce type de marchés, l’expérience en laboratoire montre que les investisseurs voudraient avoir accès à une information plus fiable et vérifiable. Si l’on peut transposer à la vie réelle, ceci montre l’importance des régulations publiques car cette expérience montre combien il est difficile de maintenir l’honnêteté des transactions sans mécanisme assurant la réputation des gestionnaires de projets. Pourtant, il existe aussi d’autres contextes dans la vie réelle où, au contraire, les individus préfèrent ne pas savoir, générant une demande d’ignorance et peut-être même des marchés où l’on s’échange de l’ignorance. Quittons le domaine des marchés financiers pour envisager le domaine des décisions morales ou éthiques. Dans le domaine moral, si les individus ont le choix de ne pas savoir, certains le privilégieront pour ignorer les conséquences, notamment négatives, de leurs actes.

En effet, au moment de prendre une décision, on préfère parfois fermer les yeux sur ce qui peut en résulter. Ce thème est récurrent lors de la prise de décision publique. Par exemple, lors d’un choix entre plusieurs projets d’investissement, on peut « ne pas voir » les conséquences d’un projet en matière environnementale (un peu comme on peut ne pas voir le mendiant qui tend la main en changeant de trottoir).

Si la demande d’ignorance rationnelle est bien connue des économistes aujourd’hui, en revanche on ne connaît quasiment rien sur l’offre d’ignorance et l’existence de marchés de l’ignorance. Une autre expérience conduite avec des collègues économistes et psychologues de l’Université d’Amsterdam, Shaul Shalvi, Ivan Sorraperra et Joël van der Weele, (Shooting the Messenger ? Supply and Demand in Markets for Willful Ignorance, miméo Timbergen Institute) reconstituant un marché de décideurs et de conseillers, montre qu’une fraction des décideurs privilégie l’ignorance plutôt que de risquer de recevoir des nouvelles négatives sur les conséquences de leurs choix égoïstes sur les autres. Pour préserver leur ignorance, ces décideurs « licencient » les conseillers qui leur envoient des mauvaises nouvelles. Anticipant cette demande d’ignorance, une partie des conseillers dissimulent des informations importantes offrant l’aveuglement escompté. Se voiler la face a parfois quelque chose de rassurant. Introduire plus de concurrence entre les conseillers ne change en rien l’offre et la demande d’ignorance. À elle seule, la concurrence ne peut empêcher la fuite en avant des individus face à la vérité, lorsqu’elle est incommodante.

Néanmoins, l’introduction de la réputation tend à accroître l’efficience des marchés. Dans la première expérience, elle repousse le moment où les investisseurs décident de sortir définitivement du marché. Ils peuvent ainsi punir le gestionnaire de projets menteur tout en réallouant leur investissement dans un autre projet. Dans la deuxième expérience, si la réputation favorise l’appariement entre les chercheurs et les fournisseurs d’ignorance, elle permet aussi aux décideurs qui cherchent à prendre leurs décisions en toute transparence de conserver les conseillers honnêtes dans la durée.

Laissez faire, laissez passer ?

Ce vieil adage que l’on doit au mouvement des physiocrates préconisait de laisser chacun agir en mettant en avant la liberté de commerce pour maximiser la richesse. Les idées libérales ont repris ce credo à la fin du XXe siècle en prônant le libre-échange. Faut-il alors renoncer à toute régulation dès lors que l’on entre dans l’économie de marché ?

L’économie expérimentale permet d’éclairer ces débats en révélant, entre autres, les mécanismes qui favorisent ou au contraire découragent les comportements moraux chez les individus. Ces travaux permettent d’informer les décideurs publics sur les moyens les plus à même de limiter les dysfonctionnements du marché et les abus qu’ils engendrent. La première expérience pointe du doigt l’importance de discerner les petits des grands mensonges et de leur adresser des réponses politiques différentes. Inclure la réputation permet de limiter les gros mensonges, comme peuvent le faire par exemple, les déclarations d’intérêts auxquelles doivent répondre les grandes entreprises.

Pour les mensonges moins détectables, sans doute les plus importants en nombre, d’autres solutions doivent être trouvées, passant sans doute par des investigations plus nombreuses et plus répressives. La deuxième expérience, quant à elle, montre d’autres stratégies individuelles qui permettent de conserver une grande flexibilité morale et de limiter les coûts psychologiques face à l’information. À l’époque où les fake news foisonnent sur les réseaux sociaux, il importe de rappeler que la responsabilité n’en incombe pas seulement à ceux qui les diffusent mais aussi à ceux qui les consomment…


Cet article a été rédigé par Claire Lapique en collaboration avec Marie Claire Villeval, et publié dans la revue « Dialogues économiques » de l’AMSE, l’école d’économie d’Aix-Marseille, en partenariat avec The Conversation France.

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