Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017, qui se tient du 7 au 15 octobre, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
« Je n’avais pas de métier et pas de diplôme. Je n’avais que élevé mes enfants qui étaient encore jeunes d’ailleurs, les trois premiers, le quatrième je l’ai eu après. Alors je me suis dit ben ça je le fais bien. Ok alors lance-toi ! Et je me suis mis nounou et trois mois après j’ai ouverts ma première garderie ! J’en suis à ma quatrième. » (Hinatea, entrepreneure à Tahiti)
« Après le divorce il a bien fallu que je devienne autonome, financièrement je veux dire. Avant de venir à Tahiti, j’avais un métier, j’étais coiffeuse. Du coup pour moi c’était une évidence. J’ai ouvert mon salon. » (Florence, entrepreneure à Tahiti)
L’étude 2013 du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) souligne qu’au niveau mondial la place des femmes dans la création d’entreprise ne cesse d’augmenter. À cette date l’entrepreneuriat féminin représentait 41 % de l’entrepreneuriat mondial. En France,33 % des entreprises étaient créées par des femmes en 2013.
En Polynésie Française les femmes étaient, en 2015, à l’initiative de 49 % des créations d’entreprises. Une entreprise sur deux à Tahiti est donc créée par une femme.
Comment se traduit cette tendance ? Quels sont les parcours de ces femmes ?
La société polynésienne reste en partie matriarcale, et les entrepreneures elles-mêmes gardent ce modèle de référence dans la gestion de leur activité professionnelle. Elles doivent en même temps faire face aux rôles sociaux auxquels sont traditionnellement renvoyées les femmes.
Expliquer l’entreprenariat au féminin
Il y a traditionnellement deux manières d’aborder les questions liées à l’entrepreneuriat féminin. La première revient à adopter une démarche comparative. Il s’agit alors de repérer les différences entre les pratiques entrepreneuriales des hommes et des femmes.
Certaines entreprises françaises créées puis dirigées par des femmes auraient ainsi des caractéristiques différentes de celles gérées par leurs homologues masculins. Elles seraient plutôt de petite taille, concentrées sur des secteurs traditionnellement associés au genre féminin (services infirmiers, esthétique, mode et confection, etc.), auraient des modes de fonctionnement particuliers, par exemple dans la manière dont sont définis les objectifs (en mettant davantage en avant la qualité que la performance financière) ou encore dans les manières d’appréhender les relations humaines dans l’entreprise ou de s’insérer dans des réseaux professionnels propres à chaque sexe.
La seconde renvoie à des approches compréhensives centrées sur la notion de genre, appréhendé ici comme phénomène social. Ces approches dépassent le clivage homme-femme comme catégorie d’analyse lui préfèrent les femmes et leurs trajectoires. On observera ainsi la façon dont les rôles socioéconomiques sont distribués (répartition sexuée) et la manière dont les personnes vont s’en saisir implicitement ou explicitement et comment cela va influencer ou conditionner leur parcours.
Cette perspective permet de centrer l’analyse sur la manière dont les femmes se positionnent en tant qu’entrepreneures dans leur environnement. Elle permet également de prendre en compte la manière dont elles perçoivent leurs rôles de chef d’entreprise bien sûr, mais aussi, de femme, d’épouse, de mère, de fille (etc.) ainsi que les interactions entre ces différents rôles.
Trajectoires tahitiennes
À Tahiti, nous avons ainsi identifié trois profils de démarche entrepreneuriale.
Dans le premier profil, l’entrepreneuriat est perçu et vécu comme une vocation. Il correspond à des personnes pour qui la création d’entreprise correspond à la réalisation de leur projet professionnel. Elles sont en règle générale jeunes (moins de 35 ans en moyenne) et ont bénéficié d’une première expérience en tant que salariée. Elles créent leur entreprise dans le même domaine que celui de leur étude ou apprentissage. Et, si elles n’ont pas de bagage scolaire, c’est alors un domaine qu’elles connaissent au travers de leur expérience personnelle ou familiale. Hinaiti correspond à ce profil :
« De toutes façons je voulais être chef d’entreprise. Je voulais créer ma boite comme on dit. Après le BTS j’ai eu cette idée alors j’ai été travailler chez quelqu’un qui fabrique des glaces à Moorea [île de l’archipel Société] pour apprendre. Six mois après j’ai ouvert ici à Papeete. Pour moi c’était clair que c’était une première étape. Là ça fait un an et demi, il y a six mois j’ai lancé la livraison. J’ai déjà en tête la suite : au moins un deuxième magasin à Tahiti et après on verra… pourquoi pas lancer en Nouvelle Zélande les glaces de Tahiti, il y a bien des boutiques de glaces néo-zélandaises ici ! »
Le deuxième profil est celui de l’entrepreneuriat comme héritage : les chefs d’entreprises ont repris une activité, souvent dans le cadre familial, ou s’appuient sur un capital entrepreneurial (ressources financières, commerciales, industrielles, relationnelles) familial pour créer leur affaire. La reprise de l’entreprise se fait parfois pour prendre la succession d’un père ou d’un mari décédé, parfois également pour prendre la tête d’une entreprise qui appartient au groupe familial. ce profil est, par exemple celui de Kim :
« Après mes études, j’ai fait une fac en Californie, je suis revenue. c’était prévu comme ça. Je devais revenir dans le groupe familial. Avec l’aide de mon père j’ai ouvert ma première entreprise. C’était un magasin à Punaauia, un petit supermarché. »
Le troisième profil, l’entrepreneuriat comme rebond, est celui de femmes qui ont créé leur entreprise pour devenir indépendantes, notamment financièrement, suite, par exemple, à un divorce ou une séparation, ou encore qui ont souhaité mettre fin par l’entrepreneuriat à une période d’inactivité professionnelle, jugée temporaire, par exemple l’éducation des enfants. C’est aussi le cas de femmes qui ont cherché, par l’entrepreneuriat, à redynamiser des trajectoires professionnelles qu’elles percevaient comme bloquées.
Ce profil est, par exemple, celui d’Aurélie :
« Les enfants étaient grands, le dernier a été en France faire ses études et je me suis retrouvée toute seule à la maison. Enfin avec mon marie, mais il a son entreprise, moi mon job c’était les enfants. Bon on se réinvente pas j’ai toujours été attirée par la mode, les vêtements, les chaussures. Je me suis dit que ce serait une bonne manière de combler le vide laissé par mes garçons et j’ai monté la boutique. »
Le genre affecte peu l’activité…
En Polynésie française, le genre ne joue pas de rôle systématique dans la création d’entreprise, ni, au-delà dans la pérennité et l’équilibre de cette dernière. Aucune des entrepreneures interrogées n’a évoqué de difficultés particulières dans les relations professionnelles liées à leur genre. Le fait d’être une femme n’a interféré ni en bien ni en mal dans les relations qu’elles ont avec les banques, leurs clients, leurs fournisseurs, leurs concurrents, etc.
Les femmes tahitiennes dont le profil correspond à celui de « l’entrepreneuriat comme rebond » sont peut-être celles dont les parcours sont le plus souvent marqués par leur situation de femmes et notamment par leurs rôles de conjointe et/ou de mère.
Pour certaines d’entre elles, l’entrepreneuriat est un moyen de résoudre une problématique de plafond de verre professionnel perçue comme liée à leur genre. Il permet aussi de répondre à une volonté ou un besoin de devenir indépendantes économiquement (par exemple suite à une rupture).
Mais pour l’ensemble de ces femmes entrepreneures, le genre n’a pas influencé leur relations professionnelles. Il n’a par exemple pas d’impact sur les accès au financement ou à des réseaux de distribution. En revanche, il peut avoir eu des conséquences et des impacts sur leur vie personnelle et notamment leurs rôles familiaux.
… mais contraint l’individu
Toutes les femmes entrepreneures rencontrées décrivent les prises de décision concernant l’évolution de leur entreprise (évolution de l’activité, évolution de l’organisation, etc.) comme ayant donné lieu à une tension entre leur situation professionnelle et leur situation personnelle et notamment sur leurs rôles de conjointe et de mère. Le fait d’être cheffe d’entreprise ne les dispense pas des obligations et des tâches associées à ces rôles.
Il n’est pas rare qu’elles justifient le renoncement à une possibilité de développement de leur affaire par la nécessité de préserver leur rôle familial. Il n’est pas rare non plus qu’elles se reprochent d’avoir donné la priorité à leur activité professionnelle en évoquant les coûts et sacrifices que cela aurait représenté selon elles pour leur famille.
Cette tension est rarement résolue par l’abandon du projet entrepreneurial. En revanche elle peut parfois aboutir à le refaçonner ou le redimensionner en abandonnant ou en remettant à plus tard des projets de développement :
« Il a fallu que je fasse un choix. On verra plus tard pour le deuxième magasin. Là j’ai choisi d’être une mère avant tout. » (Lani, entrepreneure à Tahiti)
Elle peut aussi, plus rarement, être résolue en se mettant à distance des rôles familiaux :
« C’est vrai que j’avance et que la famille doit faire avec. Je suis moins à la maison que si j’étais prof, ça c’est certain. Peut être que je vais le regretter plus tard. Peut être que je vais me dire que je n’ai pas vu les enfants grandir. Mais je ne me vois pas renoncer à mes projets. J’ai encore des idées et des choses à faire. » (Selva, entrepreneure à Tahiti)