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Être moine taoïste en Chine aujourd’hui : à la rencontre de Maître Feng

Maître Feng. A. Herrou, Author provided (no reuse)

Maître Feng est un film ethnographique réalisé dans le sud de la province du Shaanxi, en Chine centrale. Il dresse le portrait d’un moine taoïste dans la société chinoise d’aujourd’hui. Entré en religion « dans la Chine d’autrefois », celui-ci est forcé de retourner à la vie laïque lors de la Révolution culturelle (1966-1976), quand toutes les religions sont interdites sous Mao Zedong, et de travailler dans les champs pendant quinze ans.

Au début des années 1980, il peut reprendre sa vie de moine. Reconnu comme un maître éminent jusqu’à Pékin, il préfère refuser les propositions de postes prestigieux pour se consacrer à la reconstruction de quatre temples détruits pendant la longue période d’interdiction religieuse.

J’avais rencontré Maître Feng pour la première fois en 1996. Il venait de commencer à restaurer un premier temple à Hanzhong. Dix-sept ans après, je décide de lui consacrer un film.

Récit de vie

Le film commence alors qu’il vient de terminer de restaurer son troisième temple. Sans profiter du confort qu’il a su y installer, il a recommencé ailleurs, en repartant à zéro, à rebâtir un autre temple, à une vingtaine de kilomètres de là. Il parle du fengshui (le caractère auspicieux d’un lieu) « qui change avec le temps » et fait poser un sol en marbre dans la salle de culte principale de ce monastère perdu dans les montagnes les plus reculées de la région car « on vit dans une belle époque aujourd’hui ».

Ce temple devient à une vitesse surprenante un puissant moteur dans l’économie locale : sa présence permet le lancement d’un projet de développement touristique.

Très vite, c’est un nouveau village qui se construit ex nihilo face au temple. Les habitants ainsi que des visiteurs – venus parfois de très loin – viennent consulter maître Feng pour toutes sortes de requêtes, lui demandant notamment la lecture d’oracles et l’interprétation de blocs divinatoires (gua) très populaires dans cette région.

Photos des blocs divinatoire, possédant chacun une face plane (yang) et une face arrondie (yin), et des tiges oraculaires en bambou. A. Herrou, Author provided (no reuse)

Par là-même, il les aide à appréhender les mutations rapides de la société chinoise. Il perpétue d’anciennes traditions dont celle qui consiste à brûler de l’encens jours et nuits, « pour ne pas rompre le lien avec les dieux ». Il s’emploie également à adapter les pratiques religieuses pour qu’elles répondent au plus près aux préoccupations d’aujourd’hui. Toutes ces activités ne l’empêchent pas de trouver du temps pour sa réalisation spirituelle car « il faut savoir méditer dans toutes situations », lire et plus simplement rester « un homme libre » qui cherche à mener « une vie sans pression ».

Témoigner de « trésors vivants »

Au départ, c’est le parcours de vie hors du commun de ce moine de 72 ans, entré en religion à 15 ans, qui m’a amenée à recueillir son récit de vie et son témoignage sur les vicissitudes que les officiants de toutes les religions ont traversées lors des « luttes anti-superstitions ».

En 2013, quand je commence ce film, nous sommes dans le court interstice où la parole sur cet événement devient possible en Chine : les moines acceptent de parler plus facilement de cette époque tandis que de façon plus générale dans la société chinoise, la Révolution culturelle échappe progressivement au sceau de la censure. Les derniers témoins vivants de cette période de trouble ne sont plus que quelques-uns et on les considère localement comme des « trésors vivants ».

Foule au temple un jour de fête. A. Herrou, 2018, Author provided (no reuse)

Cette parole a aujourd’hui une valeur inestimable tant pour les générations suivantes en Chine que pour les chercheurs chinois et occidentaux.

C’est ce qui nous a convaincus de former une équipe internationale de chercheurs sinologues – réunis dans le cadre du programme « Vieux maîtres et nouvelles générations de spécialistes religieux aujourd’hui en Chine. Ethnographie du quotidien et anthropologie du changement social » (ANR Shifu) avec le projet plus large de documenter et de comprendre les savoirs des spécialistes religieux de cette génération historique.

Certains de ces savoirs sont sur le point de disparaître alors que d’autres se perpétuent, souvent en se transformant. À côté de la rédaction d’un livre collectif (actuellement en préparation), la rencontre de tels personnages nous a très vite amenés à les filmer dans leur vie ordinaire et à investir cet autre mode de restitution des données, au plus près de nos observations. Maître Feng est l’un des films issus de ce programme.

Rebâtir pour comprendre

Maître Feng a connu la vie monastique avant la longue rupture. Ses souvenirs, sa façon de parler aujourd’hui, les précautions avec lesquelles il accepte de transmettre son savoir (ou non) à ses disciples, les rituels qu’il sait accomplir et les gestes qui sont les siens donnent à comprendre comment les moines taoïstes vivaient autrefois et la différence, qui est parfois un véritable fossé, avec leurs successeurs dans la « Chine nouvelle ».

L’une des ambitions de ce film est de comprendre comment on rebâtit après un phénomène de table rase. Maître Feng s’emploie à réédifier ce qui a été détruit ; il cherche également par le détail à adapter le temple et ses activités à l’époque actuelle, pour rester en prise avec la société de son temps et conserver sa fonction d’aider les hommes et les femmes qui viennent au temple.

Rapidement l’observation de la vie au quotidien de cet homme et le rôle qu’il joue localement sont devenus centraux dans mon étude.

Plusieurs séjours d’enquête, espacés à chaque fois de quelques mois, sur trois ans (entre 2013 et 2016) m’ont fait mesurer la rapidité avec laquelle il accomplissait la mission qu’il s’était donnée, une rapidité qui n’échappe pas aux gens localement.

Ayant laissé ses disciples dans les trois temples qu’il a reconstruits par le passé, en 2013 Maître Feng s’attelle seul à la reconstruction d’un petit temple de montagne.

Le temple du Reflet de la Lune, le dernier temple en cours de reconstruction par Maître Feng, région de Ziyang, Shaanxi, Chine centrale, prise du ciel par un drone à l’initiative de l’Académie des Sciences sociales de Xi’an. Fan Guangchun, Author provided (no reuse)

De la difficulté de récupérer le temple aux mains des autorités locales (le temple avait été transformé en école puis en épicerie) à celle de guider le travail des artisans spécialisés dans l’art religieux, en passant par la nécessité de choisir la terre adéquate pour édifier les statues, il avance sans répit avec en toile de fond des édifices en pisé d’architecture ordinaire qui se métamorphosent en véritables palais.

« La difficulté peut rendre heureux »

« Quand un problème survient, la solution vient avec » dit-il modestement, ou encore « la difficulté peut rendre heureux ». La vitesse avec laquelle les choses se font est déroutante. Les habitants du village comme les moines de la région y voient l’expression de l’efficacité rituelle singulière du temple mais aussi celle du charisme si particulier de son gérant. Le maire du village et le cadre du Parti, qui très vite ont parié sur le succès du temple pour relancer l’activité économique locale, se félicitent de leur choix.

Alors que la région comptait encore jusqu’à peu parmi les dernières zones défavorisées ciblées par la politique de Xi Jinping visant à « éradiquer la pauvreté », ils ont su mettre à profit les aides de l’État pour dépasser le seuil de pauvreté et envisager un avenir meilleur. La création du nouveau village est une première étape. Le site touristique en est une autre. On parle même aujourd’hui de construire un téléphérique entre le temple de Maître Feng et le petit temple taoïste en haut de la montagne qui lui fait face, dont il orchestre également la reconstruction.

Le nouveau village construit exnihilo face au temple : 2014 (haut), 2016 (bas). A. Herrou, Author provided (no reuse)

Éviter de « planter des haricots cuits »

À séjourner à ses côtés, son œuvre elle-même – la reconstruction successive de plusieurs temples, chacun dans une situation différente – s’est avérée une porte d’entrée dans la société chinoise tout entière. Sa pratique personnelle m’est aussi apparue particulièrement significative. La méditation est pour lui un outil qui peut s’adapter à l’existence mais aussi au métabolisme de celui qui y recourt, et c’est ce qui lui permet de méditer à chaque moment perdu, quand il est assis, mais aussi en marchant ou en jardinant. Avant tout, il s’emploie à être « un homme bon », sinon ce serait vain « comme planter des haricots cuits ».

Il a choisi aussi de lire beaucoup, pour rattraper le temps perdu, et de réécrire de mémoire des stèles et des manuscrits rituels détruits pendant la période communiste. Enfin, la manière dont il reçoit les fidèles dans des consultations toujours improvisées pour les aider à résoudre des difficultés de tous ordres renseigne à la fois sur les techniques taoïstes de divination très anciennes et profondément ancrées dans la société chinoise, et sur l’implication du moine dans la vie du village. Il l’explique lui-même de façon réfléchie et non sans humour : « Il faut croire mais il ne faut pas tout croire… car sinon on ne fait plus rien, or l’homme doit se battre » ou « Si on veut le comprendre, le Tao existe ; si on ne le cherche pas, alors il n’y a pas de Tao ».

Un moine impliqué dans la vie du village. A. Herrou, Author provided (no reuse)

Dates des prochaines projections du film d’Adeline Herrou (film en chinois sous-titré en français, durée 1h12, entrée libre) :
- Le vendredi 25 mai 2018, à 13h à l’Université Paris Nanterre, bâtiment Max Weber, discutant Nicolas Prévôt). En savoir plus.
- Le lundi 18 juin 2018, à 18h00 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 105 boulevard Raspail 75006 Paris, amphithéâtre Furet (discutantes Caterina Guenzi, Anne Kerlan et Caroline Bodolec), organisée par le Centre d’étude sur la Chine moderne et contemporaine. En savoir plus ici.

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