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Local dévolu aux sous-traitants de la filière française d’un armateur hollandais sur le port industriel de Brest. Accolé au bâtiment, un préfabriqué peint aux couleurs de la Roumanie, dont sont originaires plusieurs entreprises qui détachent régulièrement leurs salariés sur le site. P-E Weill, Fourni par l'auteur

Européennes : le travail détaché absent des débats mais présent dans le quotidien des Français

Un chaudronnier bulgare employé par le sous-traitant d’un armateur breton, une ouvrière agricole équatorienne embauchée par une agence d’intérim espagnole pour la cueillette des melons de Cavaillon, un cadre d’une entreprise pharmaceutique allemande en mission dans sa filiale française, un tunnelier roumain accueilli œuvrant à l’achèvement du village olympique francilien… Tous ces cas représentent autant de salariés envoyés en France à titre temporaire par leur entreprise d’un autre État membre de l’Union européenne (UE) pour y exercer leur activité professionnelle, communément désignée comme du « travail détaché ».

Si le détachement de salariés apparaît moins central que lors du précédent scrutin ou de la dernière campagne présidentielle, il reste un enjeu clivant des élections européennes à venir.

Le premier ministre Gabriel Attal et Valérie Hayer, tête de liste du parti de la majorité gouvernementale, se félicitent d’avoir « réglé le problème avec le président de la République » dans le cadre d’une précédente réforme, qui aurait « mis fin à la concurrence déloyale » et conjuré la « peur du “plombier polonais” », dont « plus personne ne parle ».

Mais l’extrême droite continue de s’en emparer au motif de vouloir « privilégier les travailleurs nationaux ». Tout comme la gauche radicale, qui dénonce la persistance du dumping social et des atteintes aux droits des travailleurs. Aussi, ces formations réclament-elles toujours l’abrogation du détachement.


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En 2019, ces détachements au sein de l’UE concernaient plus de 2 millions de salariés, contre moins de 500 000 en 2004. En France, second pays d’accueil de ces travailleurs après l’Allemagne, on comptabilisait plus de 675 300 déclarations de détachement en 2019, ces dernières impliquant environ 231 300 salariés pour une durée moyenne d’une centaine de jours. Si la pandémie de Covid-19 a interrompu cette hausse exponentielle, l’année 2022 marque un retour à un niveau proche d’avant la crise sanitaire.

Comment ce phénomène s’est-il progressivement imposé et pourquoi continue-t-il de faire autant débat à différentes échelles de la vie politique européenne, nationale et locale ?


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Un concept qui remonte aux années 1990

La Cour de justice européenne formalise le concept dès 1990, à la suite d’une contestation par une entreprise portugaise de l’action des autorités françaises face à ce qu’elles désignent alors comme une forme de « sous-traitance sauvage » sur le chantier du TGV Atlantique, un projet Bouygues.

Ce n’est toutefois qu’en 1996 qu’une première directive européenne est adoptée, exigeant l’application d’un « noyau dur » de règles nationales en matière de conditions de travail et de rémunération. La décennie suivante est marquée par une jurisprudence très libérale de la Cour, mais surtout par l’élargissement à l’Est de l’UE et l’essor du détachement. La campagne référendaire pour le Traité constitutionnel européen de 2005 voit l’apparition du mythe du « plombier polonais », lorsque le commissaire européen à l’Emploi Bolkenstein évoque en interview, en réponse au leader nationaliste Philippe de Villiers, une pénurie de main-d’œuvre locale pour rénover sa résidence secondaire sur la côte flamande.

Loopsider, le mythe du plombier polonais.

En 2014, une directive d’application vient renforcer la marge de manœuvre des administrations nationales. Le texte ne satisfait pas pour autant les gouvernements des principaux pays d’accueil des salariés détachés, dont le nombre a entre-temps explosé. Une nouvelle directive affirmant le principe de « rémunération égale à travail égal » est adoptée en 2018 au Parlement européen à l’instigation du gouvernement français, en dépit de l’opposition des représentants des nouveaux États membres. Elle est suivie de la création d’une Autorité européenne du travail, notamment vouée à favoriser la coopération des administrations nationales pour son application.

Une thématique européenne bien ancrée

Thématique routinisée des débats publics européens et nationaux, elle est désormais bien ancrée dans l’activité économique et la vie politique de plusieurs régions, qu’il s’agisse du secteur de la construction dans le Grand-Est, de l’agriculture en Provence-Alpes-Côte d’Azur ou de l’industrie navale en Bretagne ou en Loire-Atlantique. Or, le recours au travail détaché des entreprises françaises demeure un phénomène largement méconnu. Qui sont vraiment les salariés en question et quel est l’impact des réformes légales successives ?

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Derrière un statut juridique et des controverses politiques homogénéisantes, on observe une diversité de leurs caractéristiques et logiques d’emploi. Les réformes mises en œuvre présentent aussi des effets inattendus : elles alimentent des inégalités de rémunération entre salariés détachés, à défaut de diminuer l’écart avec ceux des entreprises françaises.

C’est ce que montre une enquête inédite, des institutions européennes aux travailleurs de tous secteurs professionnels, en passant par les administrations luttant contre la fraude et le travail illégal dans différentes régions. Combinant l’analyse de matériaux qualitatifs et quantitatifs, cette enquête envisage à la fois la régulation publique du détachement et les logiques des employeurs et de leurs salariés.

L’analyse des données relatives aux déclarations en ligne de détachement de salariés en France, obligatoires depuis 2016, met en valeur la diversité du travail détaché.

Quatre types de détachement

La synthèse des corrélations entre caractéristiques des salariés, des entreprises qui les envoient en France et de celles qui les ont accueillis de 2017 à 2022, permet d’identifier quatre types de détachement, fortement liés à autant de grands secteurs d’activité.

Le premier correspond au secteur de la construction, où le recours au travail détaché des entreprises françaises est le plus intense. Elles accueillent principalement des ouvriers d’entreprises des pays d’Europe centrale et orientale, dont les salaires sont généralement situés entre 1,2 et 1,5 fois le montant du smic. Ils sont souvent détachés en petites équipes pour une durée d’environ un mois en moyenne, sur des chantiers très diversifiés. Les entreprises utilisatrices, dont le recours à la sous-traitance structure souvent en partie l’activité, recherchent principalement une baisse des coûts de production.

Nationalité des travailleurs détachés par secteurs. P.E Weill, Fourni par l'auteur

Le deuxième type renvoie majoritairement à des prestations d’entreprises d’Europe occidentale dans l’industrie, réalisées par des salariés plus qualifiés, souvent techniciens ou agents de maîtrise. Mieux rémunérées que celles du précédent type (environ 1,6 fois le smic en moyenne), ces missions sont aussi plus courtes et plus individualisées. Elles répondent à des besoins plus ponctuels dans des domaines où la main-d’œuvre locale qualifiée s’avère plus rare que pour le précédent type.

Le troisième type de détachement s’effectue essentiellement dans des exploitations agricoles et il est le fait des entreprises de travail temporaire d’Europe du Sud, notamment d’Espagne. Il concerne des salariés peu qualifiés et rémunérés au salaire minimum, parmi lesquels on retrouve la plus forte proportion de femmes (19,7 % dans l’agriculture contre seulement 9,2 % de l’ensemble des salariés détachés). Ces ressortissants extracommunautaires, pour une large proportion d’entre eux (45,4 %), sont souvent originaires du Maghreb ou d’Amérique du Sud.

Ils s’avèrent aussi les plus susceptibles d’être exploités. Leurs employeurs déclarent souvent des effectifs élevés – jusqu’à 26 000 ouvriers pour l’agence d’intérim espagnole Terra Fecundis, objet de multiples condamnations – pour des durées plus longues, avec des conditions d’hébergement parfois très dégradées.

Enfin, le quatrième type, très minoritaire, prend essentiellement la forme de mobilités intra-groupe au sein de multinationales des services ou de l’industrie, qui implique des cadres ou des agents de maîtrise des pays du Nord ou de l’ouest de l’UE. Il s’agit de missions de représentation ou d’audit au siège social de filiales françaises, le plus souvent en Île-de-France, ou de supervision de l’activité sur des sites de production. Dans tous les cas, ces détachements se révèlent souvent plus longs et les salaires beaucoup plus élevées (plus de deux fois le smic en moyenne) que pour les précédents types de détachement.

Des mesures de régulation aux effets limités et différenciés

En écho à cette diversité du recours au travail détaché des entreprises françaises, sa régulation publique génère des effets variés pour les salariés concernés, qu’il s’agisse de leur conditions de travail ou de leur rémunération.

C’est d’abord ce que montre l’impact des mesures de restrictions entre États membres de l’UE liées à la pandémie de Covid-19. En France, comme dans d’autres pays d’accueil des salariés détachés, leur effet s’est révélé de plus en plus limité. La Commission et les représentants des États membres au Conseil ont rapidement adopté des mesures dérogatoires pour les « travailleurs essentiels ». Dans le sillon d’organisations syndicales, des eurodéputés ont accusé le commissaire polonais à l’agriculture d’« instaurer un pont aérien » entre Bucarest et les abattoirs berlinois ou de sacrifier la sécurité des salariés à « l’impératif des asperges ». On observe, de fait, une reprise du détachement à compter du second semestre 2020, à l’exception notable des cadres, plus facilement en mesure de travailler et de se réunir à distance.

Les effets de l’entrée en vigueur dans le droit français de la directive en août 2020 apparaissent, là encore, à la fois limités et socialement différenciés. On observe d’abord un impact très marginal sur la durée des détachements. Les plus longs d’entre eux se réduisent mécaniquement du fait de l’abaissement de la limite légale à 12 mois au lieu de 24. Plus de 90 % des détachements durent toutefois moins de 6 mois, que ce soit avant ou après l’entrée en vigueur de la directive. Et globalement, la durée des détachements tend plutôt à augmenter, tel un effet pervers d’une intensification des politiques anti-fraude : les employeurs déclarent moins de détachements, mais sur une durée plus longue, afin d’éviter la répétition de démarches administratives perçues comme chronophages.

Nous avons ensuite mis en valeur les variations de salaire après l’entrée en vigueur de la nouvelle directive selon le niveau de qualification, autrement dit l’effectivité du principe de « rémunération égale à travail égal ». Or, les plus qualifiés des salariés détachés apparaissent « plus égaux que les autres ».

Les salaires des cadres et dans une moindre mesure des techniciens et agents de maîtrise ont bien augmenté (respectivement +16,7 % et +3,5 %), contrairement à ceux des ouvriers et employés de secteurs pourtant décrétés « essentiels » durant la pandémie.

Une compliance à géométrie variable

Cette stagnation trouve une explication pour partie juridique : les conventions collectives nationales s’appliquaient déjà aux salariés détachés dans l’intérim et le secteur de la construction depuis 2016. L’enquête qualitative fournit cependant une autre piste d’interprétation : la compliance – conformité juridique – des employeurs varie selon la taille de l’entreprise et les secteurs professionnels.

Les multinationales des services et de l’industrie détachant leurs salariés les plus qualifiés s’appuient sur des conseillers juridiques en interne ou des cabinets d’audit. C’est moins le cas de petites ou moyennes entreprises, qui tirent une part plus importante de leurs profits d’écarts aux réglementations.

L’adoption de la directive de 2018 a initié un train de réformes communautaires visant à établir un « socle européen des droits sociaux », l’instauration systématique de salaires minimum, ou encore l’amélioration du statut de « travailleurs des plates-formes ». Leur impact réel sur la stratification sociale, que ce soit entre pays membres de l’UE ou au sein de ces derniers, demeure conditionné par leur mise en œuvre localisée.

L’essor continu du recours au travail détaché des entreprises françaises interroge en outre sur ses conséquences plus lointaines et à long terme. De quelle protection sociale pourront bénéficier les salariés d’États membres dont les gouvernements continuent de promouvoir la réduction des taxes et cotisations sociales afin de renforcer la compétitivité de leurs entreprises sur le marché commun ?

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