Toute relation doit être mutuellement bénéfique pour qu’elle dure.
Dans la relation entre Facebook et les médias canadiens, quels sont les bénéfices de chaque partie ?
Kevin Chan, directeur des politiques publiques de Facebook Canada, affirmait dans Le Devoir du 5 septembre que Facebook a consacré 9 millions de dollars à différents projets de journalisme au Canada ces trois dernières années.
J’enseigne le journalisme de données à l’UQAM. J’ai déjà calculé la valeur des contenus journalistiques dans Facebook (23 millions de dollars en 2017). Les déclarations de Kevin Chan m’ont donc incité à mettre à jour mon analyse.
Je me suis intéressé à la période entre le 1er janvier 2018 et le 30 juin 2020. J’estime que Facebook y a récolté entre 315 et 530 millions de dollars canadiens en revenus grâce aux contenus journalistiques d’ici. Au Canada, donc, Facebook fait entre 35 et 58 fois plus d’argent avec les médias qu’il n’en verse à ces derniers. Les faits ne s’accordent donc pas avec l’opinion de certains analystes selon qui les contenus d’information ont peu de valeur.
Comment suis-je arrivé à ces montants ? Avec des documents et des données fournies par Facebook.
Les nouvelles, des publications très populaires
Commençons par calculer le chiffre d’affaires canadien de l’entreprise. Ses rapports financiers permettent en effet d’isoler le Canada. Pour les deux premiers trimestres de l’année 2020, par exemple, Facebook déclare avoir enregistré des revenus de 16,304 milliards de dollars américains aux États-Unis et au Canada, dont 15,38 milliards aux États-Unis seulement. On obtient ainsi les revenus canadiens de Facebook au cours des six premiers mois de l’année : 924 millions de dollars américains, ou 1,26 milliard de dollars canadiens selon les taux de change mensuels de la Banque du Canada. Si on ajoute les années 2018 et 2019, Facebook a fait près de 6 milliards de dollars canadiens au pays entre le 1er janvier 2018 et le 30 juin 2020.
Il faut savoir que la presque totalité de ce chiffre d’affaires (près de 98 %) provient de ventes de publicité. Facebook attire votre attention et vend de la pub en retour.
Maintenant, quelle proportion de cette attention est le fruit de contenus journalistiques ? Le 18 janvier 2018, Mark Zuckerberg affirmait que l’information (« news ») représente 5 % du fil d’actualité de l’utilisateur moyen et que cette proportion baisserait bientôt à 4 %. En appliquant cette proportion, on arrive à près de 240 millions de dollars canadiens pour la période de deux ans et demi qui nous intéresse.
Mais la « proportion Zuckerberg » de 4 % est-elle fiable ? En consultant une autre source de Facebook, on obtient un portrait assez différent. CrowdTangle est un outil offert par l’entreprise pour repérer le contenu viral sur Facebook, Instagram, mais aussi d’autres réseaux sociaux comme Reddit. Depuis 2019, en vertu d’un partenariat avec Social Science One, des chercheurs peuvent y avoir accès.
CrowdTangle permet notamment d’obtenir les 30 000 publications qui ont généré le plus d’interactions au cours d’une période donnée. Par « interactions », on entend la somme des partages, des réactions (like, love, wow, haha, colère, tristesse et, depuis peu, « solidarité ») et des commentaires.
L’outil permet en outre de restreindre cette recherche à des pages administrées dans un pays. Pour chacun des 30 mois étudiés, donc, j’ai demandé à CrowdTangle de m’identifier les 30 000 publications ayant suscité le plus d’interactions sur des pages dont les administrateurs sont majoritairement situés au Canada. J’ai obtenu 900 000 posts Facebook publiés par un peu plus de 13 000 pages différentes. De ce nombre, près de 500 pages appartiennent à des médias d’information ; de The Score au Bulletin d’Aylmer, en passant par TVA Nouvelles ou le Opasquia Times.
Plus interactions dans les pages en français
Fait remarquable : la proportion des médias dans les pages en français. Près d’une publication sur six, au Canada francophone, a été diffusée par un média d’information. Les médias francophones auraient à eux seuls permis à Facebook de récolter 173 millions de dollars sur deux ans et demi. On est donc loin du maigre 4 % de M. Zuckerberg.
Cela dit, il faut tenir compte du fait que Facebook ne génère pas des revenus simplement quand un post est publié, mais lorsque les gens interagissent avec ce contenu en le partageant, en l’aimant, ou en le commentant. Examinons donc comment se répartissent les interactions en fonction de la langue et du type de page depuis le 1er janvier 2018.
Sur plus de 7,6 milliards d’interactions, plus de 400 000 ont été suscitées par des contenus journalistiques. C’est 5,3 % du total. On se rapproche donc de la proportion proposée par le président de Facebook, mais on la dépasse tout de même, surtout en français, avec près de 14 % des interactions qui découlent des médias.
Cette façon de calculer, qui pondère la place des contenus journalistiques par le plus faible nombre d’interactions qu’ils suscitent, signifie quand même que les médias canadiens ont permis à Facebook de récolter près d’un tiers de milliard de dollars depuis deux ans et demi, dont 81 millions grâce aux médias francophones.
Timide retour d’ascenseur
Bien sûr, mon étude a ses limites. Facebook génère des revenus au Canada quand des annonceurs y achètent de la pub pour rejoindre des Canadiens. Afin de mesurer plus précisément les revenus de Facebook au pays, il faudrait donc examiner quels sont les contenus que les Canadiens consultent sur ce réseau social. Mais cela est impossible. Facebook ne partage pas ce genre d’information. Le mieux qu’on puisse faire, donc, c’est de considérer ce qui est produit par des pages administrées au Canada.
Par ailleurs, il n’y a pas que les pages dans Facebook. Il y a du contenu sur les groupes, sur des profils. Facebook génère aussi des revenus grâce à Instagram, à Messenger et à WhatsApp. Mais ce n’est qu’avec les pages qu’il est possible de faire une collecte de données par pays.
Mais ce qu’il faut retenir de cette analyse, c’est qu’il y a un abysse entre ce que les médias permettent à Facebook de générer comme revenus et ce que Facebook leur retourne. Le monde journalistique réclame depuis des années un retour d’ascenseur du géant du web. En vain.
C’est ainsi que le projet de loi déposé fin juillet par le gouvernement australien est une façon originale d’établir un nouveau rapport de force. S’il est adopté, il forcera Facebook et Google à s’asseoir avec les médias australiens et à négocier un partage de leurs revenus.
Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, semble inspiré par ce qui se passe en Australie. On verra ce qu’Ottawa, qui s’est plutôt signalé pour son inaction, choisira finalement de faire.
Des contenus très bénéfiques pour Facebook
La relation entre Facebook et les médias n’est pas strictement financière. Il y a d’autres bénéfices mutuels. Les médias profitent d’une formidable plate-forme de découvrabilité de leurs contenus. Ils peuvent aussi monétiser leurs reportages au moyen des « articles instantanés » (où le contenu journalistique reste dans Facebook en échange de redevances pour le média) ou des plates-formes vidéo Watch et IGTV, tentatives de Facebook de concurrencer YouTube.
Aux États-Unis, Facebook News, un nouveau mécanisme de licences, aurait permis à certains grands médias de toucher jusqu’à 3 millions de dollars US annuellement. Facebook finance aussi certaines initiatives d’enseignement du journalisme dans différentes universités, dont Ryerson, à Toronto.
Mais les articles instantanés ont été abandonnés par plusieurs médias et les créateurs qui essaient Watch retournent à YouTube. Dans les deux cas, c’est parce que Facebook n’y partage pas suffisamment ses revenus.
Enfin, pour comprendre en quoi les contenus journalistiques sont bénéfiques pour Facebook, il faut imaginer un instant ce qui se passerait si la plate-forme mettait à exécution les menaces qu’elle a proférées en Australie. Si le projet de loi était adopté, elle empêcherait les Australiens de se partager des nouvelles, qu’elles proviennent de l’Australie ou d’ailleurs.
À quoi ressemblerait un Facebook sans information ? Est-ce qu’on y retournerait si tout ce qu’on peut partager avec nos amis, ce sont des contenus viraux produits par des « usines à clics » ? Ou pire : de la désinformation ?
Forcer Facebook à partager ses revenus serait donc triplement gagnant. D’abord pour les médias, qui auraient un peu plus de ressources pour embaucher des journalistes. Je dis bien « un peu », car Facebook seul ne regarnira pas les goussets des médias, mais ce serait déjà ça. Le gouvernement fédéral (et l’ensemble des Canadiens) gagnerait, aussi, car soutenir la production d’information est une façon concrète de combattre la désinformation.
Enfin, Facebook serait gagnant parce que les Canadiens seraient incités à y rester abonnés, car ils auraient encore plus l’assurance d’y retrouver de l’information de qualité et d’intérêt public.
Méthodologie détaillée ainsi que fichiers de données et de code sont accessibles sur le compte github de l’auteur, qui souhaite aussi remercier Naël Shiab, journaliste de données à Radio-Canada, pour sa révision de la collecte et de l’analyse des données, ainsi que pour ses suggestions constructives.