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« Faire société », du chimpanzé à l’humain

Groupe de chimpanzés traversant une piste en terre.
Les chimpanzés s'organisent en groupe. Peut-on parler de société ? CherylRamalho/Shutterstock

Dans les sciences sociales, le concept de « société » renvoie généralement à l’ensemble arbitraire des systèmes culturels et des structures sociales qui font des humains des êtres essentiellement cultivés. Ainsi inscrite dans l’ordre artificiel des inventions humaines plus ou moins solides et pesantes, la société humaine se distinguerait par définition de l’ordre naturel des sociétés animales, rejetées dans le domaine non humain, sinon inhumain, de la biologie.

C’est cette discontinuité de principe que remettent en question les travaux en sciences cognitives et affectives, en psychologie comparée et en éthologie. Loin de se réduire à une construction artificielle, la société est aussi un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de l’évolution des espèces, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau des animaux sociaux. Les êtres humains font partie, eux aussi, des espèces naturellement sociales dont les capacités répondent aux exigences de la vie en société.

Les ressorts de l’affiliation

Quelles sont donc les capacités sociales que les humains partageraient avec leurs plus proches cousins, en l’occurrence les primates non humains ? Les habiletés affectives et cognitives élémentaires sont celles qui sous-tendent les dynamiques de groupe, notamment l’échange réciproque, le soin de la progéniture, l’empathie et la coopération, le contraste en-groupe/hors-groupe, la peur de l’isolement, bref les ressorts essentiels des comportements affiliatifs.

Bien entendu, les relations de base ne sont pas uniquement coopératives : elles englobent également les rapports de compétition, de domination ou de prédation. Identifier rapidement ces relations élémentaires et repérer les permissions, obligations, prohibitions qui les caractérisent assure l’intégration dans le groupe et permet à tout un chacun d’anticiper le comportement de ses congénères.

De nature peu réflexive, ces capacités sociales consistent en un système d’attentes et d’inférences, parfois appelé « sociologie naïve », qui permet d’attendre d’un subordonné une posture d’obéissance, d’un compagnon de jeu une attitude non agressive ou d’un semblable un acte de coopération. Grâce à ces attentes, les primates non-humains et humains, même très jeunes, sont à même de s’orienter dans le monde social – un monde partagé entre « supérieurs » et « inférieurs », « similaires » et « différents », « appartenants » et « non-appartenants ».

Déférer pour appartenir

Après avoir identifié les capacités que les primates mobilisent pour anticiper la manière dont ils devraient se traiter les uns les autres, on peut se demander quelles sont les facultés spécifiques aux humains.

L’accord des éthologues et des primatologues porte sur l’aptitude humaine à se détacher de la situation et de ses enjeux immédiats. En effet, les primates non humains parviennent à réunir leurs forces et à élaborer des stratégies pour satisfaire un but qui leur est directement accessible. Par exemple, les chimpanzés réussissent à se coordonner à plusieurs pour chasser les petits singes qu’ils prennent comme proie ou pour renverser un dominant qu’ils jugent trop violent. Dans ces cas, l’objectif visé et les ressources en jeu sont présents dans la situation immédiate. Mais les humains ont une capacité supplémentaire : celle de poursuivre des objectifs à long terme et d’entretenir des représentations détachées de leur environnement actuel.

C’est la compétence à se détacher du ici et maintenant qui est au cœur de la pensée symbolique : le symbole, par exemple un mot, un drapeau ou une pièce de monnaie, marque un écart par rapport à ce qu’il représente ou signifie : le mot « chien », comme le disent les linguistes, n’aboie pas. C’est cette compétence au détachement qui permet aux êtres humains de s’attacher aux entités et objectifs plus distants qui meublent leur vie culturelle, que ce soit des fictions partagées (Sherlock Holmes, Mickey Mouse), des êtres institutionnels (le Real Madrid, la Constitution, Dieu), des collectifs abstraits (la France, l’Eglise évangélique) ou des événements passés ou futurs (la Première Guerre mondiale, les Jeux olympiques de 2024).

Les humains se caractérisent ainsi par leur capacité à se distancer de l’action en cours. En effet, alors que les relations sociales élémentaires, comme la hiérarchie ou l’échange, peuvent être perceptibles dans l’expérience directe, les « entités » culturelles sont accessibles uniquement par le biais des chaînes de communication et de transmission qui indiquent aux individus ce que leur communauté d’appartenance ou/et ses porte-parole autorisés tiennent pour réel ou imaginaire, possible ou impossible, juste ou injuste. Pour référer à des savoirs culturels, de la composition moléculaire de l’eau à la structure du Parlement en passant par la langue commune, les membres d’une communauté doivent renoncer à leur propre capacité de jugement et en déférer aux instances scientifiques, pédagogiques ou politiques qui en constituent l’autorité de validation.

L’art de la distanciation

Parmi les capacités déférentielles indispensables à la participation culturelle, il faut noter l’imitation ou plutôt « la surimitation » dont témoignent les jeunes enfants lorsqu’ils reprennent docilement les gestes, pourtant clairement inutiles, qu’un expérimentateur effectue devant eux – contrairement aux chimpanzés qui, eux, copient seulement les gestes nécessaires à l’obtention d’une récompense.

La surimitation consiste à se conformer à la façon dont Nous faisons les choses,à intégrer les « manières de » faire conventionnelles et normatives qui signalent l’arbitraire culturel d’une communauté donnée. Toutefois, cette déférence culturelle n’est pas aveugle. Même si les « existants » inobservables à l’œil nu, tels les microbes, et les « inexistants » invisibles, comme les dieux, ne peuvent être appris que par le biais d’une chaîne de communication, ils ne sont pas crus de la même manière. Les enfants comme les adultes savent distinguer entre les entités qui ont une réalité matérielle, accessible par les sens (le microbe), et celles qui ont une existence culturelle ou institutionnelle, accessible par le sens (les dieux). En vertu de cette faculté de discernement, les êtres humains, tout au moins en principe, ne défèrent jamais totalement aux représentations collectives que leur communauté les incite à adopter. Ils oscillent le plus souvent entre la certitude et le doute, le sérieux et le ludique, l’intensité affective et le retrait émotionnel, la croyance et la non-croyance.

Le pouvoir de l’imagination

La prise de distance par rapport à l’expérience immédiate ne sert pas uniquement la reconduction conforme des constructions culturelles qui ont d’ores et déjà été consacrées par la collectivité. Elle sert également l’imagination qui permet aux êtres humains de percevoir le monde non pas comme il est, mais comme il devrait être. C’est la capacité imaginative qui les conduit à remettre en question les institutions établies, à déterminer des orientations nouvelles ou à transformer des rêves a priori impossibles en des mondes possibles. C’est aussi la capacité à l’imagination qui soutient l’élargissement des contours de son groupe d’appartenance. Un tel élargissement constitue d’ailleurs le pari de la politique moderne : celle-ci a pour tâche de désenclaver le sentiment du Nous en l’extirpant des frontières étroites de la co-présence et de faire exister des « communautés imaginées », notamment les nations,en dehors du cercle restreint de nos interactions concrètes.

« L’animal que je suis encore »

Alors que les capacités relationnelles et normatives sont au cœur des formes sociales élémentaires, les capacités à la distanciation sont au cœur des relations culturelles : ce sont elles qui donnent aux humains la possibilité de voir et d’entendre ensemble des choses qu’isolément ils ne verraient ou n’entendraient plus : un dieu, un ancêtre, une race, une nation, autant de références qui ne peuvent exister et subsister sans un système de validation collectif. Comme le soulignent Banerjee et Bloom, en l’absence de tout soutien culturel, Tarzan ne peut ni croire en Dieu, ni espérer une vie après la mort. Enfin, les capacités à l’imagination sont au cœur des relations politiques : elles permettent de relancer l’enquête collective sur les orientations de la vie en commun.

Au terme de ce bref panorama, on voit mieux l’intérêt d’une enquête sur les capacités communes des primates humains et non humains. En effet, il ne faut pas oublier que notre esprit fonctionne en « poupées russes » : loin d’être totalement modifiées par l’acquisition de la culture, nos capacités adaptatives de bas-niveau restent emboîtées dans nos capacités symboliques et linguistiques de plus haut niveau et restent donc en partie opérantes.

Concrètement, cela signifie que les réactions émotionnelles et les capacités affiliatives élémentaires dont notre espèce a hérité n’ont pas disparu. Elles ont encore de fortes incidences sur notre conduite, notamment lorsque les normes institutionnelles ont perdu de leur pertinence. C’est le cas dans les périodes de crise, d’incertitude et de peur, qui suscitent deux inclinations potentiellement contradictoires : une propension à voir l’autre comme un obstacle ou une menace et une compulsion affiliative qui nous pousse à nous rapprocher les uns des autres. A priori contradictoires, ces inclinations ont une fâcheuse tendance à se réconcilier grâce à l’opposition à un ennemi commun, qui fait office de ciment affectif. Dans les moments de trouble, en effet, le travail politique « contre-nature » qui consiste à étendre les contours de « l’en-groupe » et à élargir ce que « semblable » veut dire tend à se fissurer ou même s’effondrer. Il laisse la place à la logique sociale primitive, de nature redoutablement exclusive, qui restreint le cercle des êtres avec lesquelles nous nous sentons en mesure de « faire société ».

Ainsi rétrécie au cercle de proximité, l’affiliation redevient grégaire et tribale. Les relations avec des non-appartenants étant dépourvues d’obligations, elles risquent de laisser libre cours à l’expression brute de la violence, comme le montre le grand nombre d’attaques mortelles qui opposent les « communautés de chimpanzés ». D’où cette conclusion, qui résonne tristement avec l’actualité : le fait que les singes se fassent la guerre les rapproche encore un peu plus de nous.

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