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« Fausses familles » et « bons dossiers » : comment les fonctionnaires redessinent les politiques migratoires

Les décisions subjectives prises par les fonctionnaires des bureaux de régularisation des personnes migrantes peuvent avoir un impact considérable sur leurs parcours. Fotomovimiento/Flickr , CC BY-NC-ND

Si les politiques migratoires sont aujourd’hui au cœur des débats politiques, médiatiques et académiques, le travail des fonctionnaires qui appliquent les textes demeure peu connu. Leur travail est cependant central : les politiques migratoires n’existent que parce qu’elles sont mises en œuvre. Sans quoi, elles resteraient une suite de mots imprimés sur du papier. Notre ouvrage « Administrer le regroupement familial. Construire l’indésirable, justifier l’indésirabilité », publié aux Editions de l’Université de Bruxelles, étudie la mise en œuvre du regroupement familial en Belgique en posant une question négligée par les chercheurs : comment les fonctionnaires décident d’accorder ou non un visa ou un titre de séjour ?

Pour répondre à cela, nous nous sommes rendue dans l’administration en charge de la mise en œuvre de la politique migratoire en Belgique, l’Office des étrangers. Plus exactement, nous avons observé pendant plusieurs mois (de septembre 2015 à mars 2016) le travail quotidien des fonctionnaires qui traitent les dossiers de regroupement familial et réalisé des entretiens avec eux.

Les frontières : « machines à sélectionner »

Hein De Haas, Katharina Natter et Simona Vezzoli, sur base d’une étude des évolutions des politiques migratoires depuis la Seconde Guerre mondiale, soulignent que celles-ci ne sont ni complètement restrictives ou laxistes, mais sont de plus en plus sélectives. L’enjeu est donc davantage de limiter les entrées des migrants jugés « indésirables ».

La réforme du regroupement familial en 2011 en Belgique est symptomatique de cette tendance. Sylvie Saroléa met en évidence plusieurs éléments de cette modification législative. D’une part, des critères socio-économiques ont été introduits, ce qui a pour conséquence que les familles les plus précarisées voient leur accès au droit à vivre en famille remis en question. D’autre part, les parlementaires ont estimé que, étant donné que les citoyens belges bénéficiant du regroupement familial sont principalement d’origine turque ou marocaine, leur imposer des conditions similaires aux ressortissants des citoyens de pays tiers était justifié. Ceci illustre un glissement important : les citoyens belges sont considérés au regard de leur origine et non de leur nationalité.

Notons que de telles considérations font écho à celles d’autres pays européens. Laura Odasso souligne qu’en France, bien que la politique soit en apparence plus libérale qu’en Belgique, le contrôle des familles binationales y reste fort et est contesté par des juristes et des familles.

Au-delà de l’analyse de la loi qui régit le regroupement familial – de plus en plus sélective – se pose la question de sa mise en œuvre et la sélection qu’opère, en pratique, l’administration.

Certains « font du 10 » et d’autres du « 40 » : l’impact du cadre légal

Les fonctionnaires ne sont pas devant des textes univoques qu’il conviendrait d’appliquer sans aucun travail d’évaluation. Il leur faut passer de la loi – générale – au cas particulier. Un tel exercice nécessite l’exercice de pouvoir discrétionnaire. Prenons pour exemple la condition de revenu imposée aux ressortissants des pays tiers : le législateur a fixé un seuil en deçà duquel il revient à l’administration d’apprécier si les revenus sont stables, réguliers et suffisants. Les fonctionnaires sont donc face à différentes pièces justificatives rendues par les demandeurs sur base desquelles ils doivent exercer un jugement.

Ce jugement n’est pas hors sol, il s’exerce dans une administration qui a sa propre organisation du travail, ce qui a un impact sur la catégorisation des dossiers. Dans le cas du regroupement familial, le cadre juridique est complexe : il distingue diverses catégories de familles, soumises à des dispositions légales distinctes, et connaît la superposition de quatre régimes de droit. Plus exactement, il existe deux régimes si le membre de famille rejoint (le regroupant) est un ressortissant de pays tiers : l’article 10 et 10bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Il existe deux autres régimes si la personne rejointe est un citoyen belge ou un Européen ayant fait usage de sa liberté de circulation : le premier est encadré par l’article 40ter et le second par l’article 40bis de la même loi.

Ces quatre régimes de droit définissent différemment la famille autorisée à rejoindre le regroupant. De plus, bien que les conditions légales soient similaires sur le principe, elles diffèrent fortement selon les modalités d’application.

Pour faire face à la complexité du cadre juridique, les fonctionnaires se sont spécialisés selon l’article de loi qui s’applique à la demande. Pour reprendre leurs termes certains « font du 10 » et d’autres « font du 40 », ce qui correspond aux régimes de droit susmentionnés.

Des dossiers étiquetés « suspects par l’organisation du travail

L’article de loi qui s’applique n’est pas le seul critère qui régit l’organisation du travail. Il coexiste avec d’autres, définis au sein l’administration par les fonctionnaires et leur hiérarchie, qui reflètent une double logique de laissez-passer et de contrôle. D’une part, certaines procédures sont dédiées aux familles de travailleurs qualifiés, avec pour but de leur attribuer rapidement le droit au regroupement familial. La lecture des documents internes nous apprend ce contrôle allégé découle d’une volonté de favoriser l’arrivée des familles des travailleurs qui représentent un « intérêt économique ».

D’autre part, tant les entretiens que des rapports internes soulignent un manque de personnel. Pour décrire les dossiers qui s’accumulent et le nombre limité de fonctionnaires pour les traiter, l’un d’entre-eux utilisera une analogie forte : ils ont l’impression de « vider la mer avec un dé à coudre ». Notons qu’en 2020, c’est-à-dire quatre ans après la fin de notre terrain, la Cour des comptes a publié un rapport qui souligne sur le manque de moyens humains dans le service. Ce rapport nous apprend que, selon la sous-section, un équivalent temps plein se voit attribuer entre 1 649 et 3 794 dossiers.

Dans les sous-sections qui subissent ce manque de personnel de plein fouet, une procédure visant à sélectionner les dossiers à contrôler en priorité a été mise en place. Cette sélection cible spécifiquement les citoyens ressortissants des pays tiers, laissant de côté les citoyens européens, car, selon les fonctionnaires, les premiers sont davantage susceptibles de mobiliser le regroupement familial pour s’établir en Belgique et non pour rejoindre leur famille, ce qui est perçu comme une fraude. Cette distinction fait écho à celle décrite par Josiah McC. Heyman pour qui le contrôle aux frontières consiste à distinguer les voyageurs « suspects », qui feront l’objet de toutes les attentions, de ceux « dignes de confiance » pour qui le contrôle sera moindre.

Ainsi la division du travail opère des catégorisations sur base de l’origine socio-économique et de la nationalité des demandeurs. Après ces catégorisations opérées par l’organisation du travail, comment les fonctionnaires évaluent-ils les dossiers qu’ils se voient attribuer ?

Une mise en récit des dossiers pour déceler la fraude

Le processus de décision ne se résume pas à la stricte évaluation des conditions légales. En pratique, les fonctionnaires basent leur évaluation sur les dossiers qu’ils ont sous leurs yeux et sur les informations qu’ils obtiennent via diverses bases de données. Ces éléments pris isolément ne disent pas grand-chose : il faut leur donner sens. Pour reprendre leurs termes, les fonctionnaires « se font une idée ». Ceci prend la forme d’une mise en récit : les fonctionnaires tentent de comprendre – sur base de leur expérience et celles de leurs collègues – l’histoire derrière le dossier, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les membres de familles demandent le regroupement familial.

Ces narrations reposent sur des conceptions de ce que devrait être un couple dans telle ou telle culture, de l’image qu’ont les fonctionnaires des travailleurs hautement qualifiés ou encore sur l’idée que les personnes venant de pays où les politiques migratoires sont très restrictives désirent « profiter » du cadre légal belge, perçu comme plus permissif.

Si les fonctionnaires tentent de saisir ce qui motive l’introduction d’une demande de regroupement familial, c’est pour définir la légitimité des familles à bénéficier d’un titre de séjour sur cette base. En effet, les fonctionnaires opèrent une distinction entre les familles qui introduisent un dossier avec pour principal but de s’installer en Belgique, ce qu’ils considèrent comme une fraude, et celles dont la demande vise à rejoindre leur famille. Les fonctionnaires qualifient les premières de « fausses familles » et de « mauvais dossiers » et les secondes de « vraies familles » ou de « bons dossiers ». Ces dernières sont frappées d’illégitimité. Cette catégorisation n’est pas anodine : plus les fonctionnaires suspectent une fraude, plus ils contrôleront la demande.

Justifier les refus des familles frappées d’illégitimité

Il apparaît donc que catégorisations agissent en entonnoir pour arriver à la construction des familles « légitimes » ou non. Toutefois, il serait hâtif d’en conclure que les fonctionnaires refusent une demande de regroupement familial sur base de leur seul avis : l’administration agit dans le cadre de la loi et est contrôlée par le pouvoir judiciaire. Les fonctionnaires qui y travaillent sont tenus de justifier, en droit, leurs décisions refus et celles-ci peuvent faire l’objet d’un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers.

De plus, une décision annulée par cette juridiction génère plus de travail pour les fonctionnaires, ce qui les incite à se soucier de la légalité de leur décision et à anticiper un éventuel recours.

À ce titre, un fonctionnaire me dira se mettre dans la peau d’un avocat et réfléchir à la manière dont ce dernier pourrait contester sa décision. Ainsi, outre leur avis sur la famille, les fonctionnaires doivent évaluer s’ils peuvent justifier, légalement, une décision de refus. Ceci a un impact important sur leur processus de décision : il arrive qu’ils décident d’accorder le droit au regroupement à une famille, malgré un avis négatif, car ils n’ont pas éléments qui résisteraient à l’examen d’un juge. Ils peuvent aussi décider d’invoquer d’autres arguments pour un refus, plus solides juridiquement, que ceux au cœur de leur jugement négatif.

Au terme de notre étude, il apparaît que le processus de décision ne se résume pas à la stricte évaluation de conditions légales qui ne demanderaient aucun jugement, mais consiste aussi à catégoriser les étrangers selon des critères définis en interne et à justifier légalement les refus opposés aux familles jugées illégitimes.

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