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photo de la défense vue depuis Paris. fin de journée, avec des phares de voiture avenue charles de Gaulle à Neuilly au premier plan
La nuit tombe sur le quartier d'affaires de La Défense. Définitivement ? Matej Kastelic Shutterstock

Faut-il fuir La Défense ?

En 1958, le gouvernement français confie l’aménagement du quartier de La Défense à l’Établissement Public pour l’Aménagement de la région de la Défense (EPAD) sur les communes de Puteaux, Courbevoie et Nanterre, à l’ouest de Paris. Le nom du quartier vient du groupe sculpté en bronze de Louis-Ernest Barrias intitulé « La Défense de Paris ». Inaugurée en 1883 et toujours visible aujourd’hui à son emplacement initial, la sculpture rend hommage aux soldats qui ont défendu la ville de Paris durant la guerre franco-prussienne de 1870.

À l’heure actuelle, La Défense est globalement constituée d’immeubles de grande hauteur (IGH), regroupant principalement des bureaux (environ 3 millions de m2). Le quartier est à l’image du Central Business District (CBD) des villes nord-américaines, fondé sur la concentration des activités économiques, la forte densité du trafic et la verticalisation de la silhouette urbaine.

Pourtant, les concepteurs de La Défense voulaient en faire un quartier mixte : des bureaux, mais aussi des immeubles d’habitation, des services hôteliers allant de 2 à 5 étoiles ou encore des lieux de vie comme le centre commercial Westfield Les 4 Temps construit en 1981. L’objectif était de bâtir un quartier équilibré, fonctionnel et vivant tout en étant à la pointe de la modernité et de l’avant-garde architecturale. En 1982, l’EPAD, sous l’impulsion de François Mitterrand, lança le concours international « La Tête-Défense » à l’origine de la construction de la Grande Arche.

La Défense ne fait plus rêver

Derrière ses airs de ville futuriste et de vaisseau du capitalisme triomphant, La Défense ne fait pourtant plus rêver. Ainsi, la journaliste Guillemette Faure parle d’une « crise existentielle du quartier ». La crise sanitaire du Covid-19 a sonné le glas de ce poumon économique et financier. Délaissées pendant plusieurs mois, les tours se vident peu à peu.

« Cette vie minérale et encravatée ne fait plus rêver les jeunes actifs. En cause : leur plébiscite du télétravail et l’isolement – relatif – du centre économique, dont la verticalité symbolise un rapport au travail périmé. »

À la crise sanitaire qui s’est traduite par une désertion des open-spaces s’ajoute la crise climatique. D’après les chercheurs et professeurs Marianne Cohen, Laurence Eymard, Romain Courault et Serge Muller, la dalle très minérale du quartier d’affaires est l’exemple parfait d’un îlot de chaleur urbain (ICU). Ce phénomène renvoie à une élévation localisée des températures (diurnes et nocturnes) enregistrées en milieu urbain par rapport aux zones rurales ou forestières voisines.

« L’ICU augmente avec :

  • La chaleur due aux activités humaines (combustion, climatiseurs, chauffage, serveurs…).

  • La nature et la couleur des matériaux : béton, asphalte […] qui absorbent l’énergie solaire le jour, et la réémettent la nuit (rayonnement thermique).

  • La hauteur et l’espacement entre les bâtiments : une forte densité de bâti piège l’air chaud et limite le refroidissement des surfaces et des murs. »

Si on cumule la densité d’activités humaines, le béton omniprésent et la soixantaine d’immeubles de grande hauteur (IGH), La Défense a toutes les caractéristiques pour être un îlot de chaleur urbain particulièrement invivable en période de canicule estivale.

Une métonymie des dérives du salariat contemporain

Au-delà de la crise du Covid-19 et du caractère infernal du parvis de La Défense par temps de canicule, il semble que le quartier cristallise en un même lieu les dérives du salariat contemporain.

Avec plus de 2 500 entreprises et environ 180 000 salariés, le quartier d’affaires est une véritable incarnation du secteur tertiaire du XXIe siècle. La Défense fonctionne finalement sur le modèle de la métonymie, cette figure de style basée sur la substitution où un terme est remplacé par un autre en raison de la relation qui les unit.

Mais à quels mots (maux) peut-on associer « La Défense » ?

Depuis quelques années, un site web au nom évocateur « Fuyons La Défense » référence des offres d’emploi « pour les jeunes cadres dynamiques en quête de sens ».

Que signifie concrètement cette injonction collective ? Il s’agit en premier lieu de fuir La Défense comme lieu géographiquement situé. Le site promet des « jobs excitants » dans « des lieux exotiques ». On peut d’ailleurs lire sur leur page d’accueil ce slogan : « Faites le grand saut : Devenez manager d’un hôtel au bord de l’eau. » Au-delà de la fuite spatiale, la plate-forme incite à quitter tout ce que La Défense peut représenter. En cela, le quartier d’affaires est une métonymie de plusieurs phénomènes contemporains : l’accélération de nos rythmes de vie, les bullshit jobs, le « métro-boulot-dodo », l’accumulation de richesses, la déshumanisation du travail, le burn-out, le brown-out… Tous ces éléments se retrouvent dans les pages de l’essai du philosophe Pascal Chabot intitulé Exister, résister. Ce qui dépend de nous.

« Quand le matin les métros libèrent les employés sur la grande esplanade de la Défense à Paris, ils vont par milliers s’abriter dans les tours de verre. […] Chacun dans son monde, parfois immergé dans une bulle musicale, traverse la place venteuse ou ensoleillée. À les regarder ainsi, tellement rapides, zélés et toniques, on pourrait croire qu’ils marcheront toute la journée. Mais c’est une erreur, car s’ils ont cette belle cadence matinale, c’est pour aller s’asseoir. […] Certains [sièges] pivotent, d’autres roulent, mais tous offrent aux moi adaptés au système une posture compatible avec leur fonction qui, dans la majorité des cas, revient à interagir avec un ordinateur. »

Dans le cadre de mon travail doctoral, les entretiens avec 35 jeunes diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieurs françaises ont révélé que bon nombre d’entre eux étaient passés à un moment ou à un autre par La Défense et ses bureaux. Que ce soit à l’occasion d’un stage ou lors d’un premier emploi, le quartier d’affaires est parfois devenu le lieu de toutes les tourmentes pour les jeunes recrues. Lors de son entretien, Jules* a eu recours à une métaphore autour de la catabase pour décrire son expérience :

« J’ai fait mon stage de césure dans une grande banque en real estate et là, c’était vraiment la descente aux enfers. J’y allais, je prenais le métro tous les matins pour aller jusqu’à La Défense où était la banque et je voyais vraiment tous les Parisiens prendre le métro pour aller travailler, faire des métiers qui probablement […] ne les intéressaient pas, et c’était vraiment la descente aux enfers. […] C’était la routine et là ça m’emmerdait. »

En proposant des offres d’emploi en dehors du quartier d’affaires et dans des secteurs jugés porteurs de sens, le site « Fuyons La Défense » promet à ses adeptes sur LinkedIn d’échapper à la routine : « Changer de vie, c’est permis ;) Métro, boulot, dodo, c’est FI-NI. Promis. »

La Défense a-t-elle un avenir ?

Après avoir présenté les écueils auxquels le quartier d’affaires est confronté, il est légitime de se demander si La Défense a encore un avenir.

En premier lieu, le passage d’un télétravail de crise lié au Covid-19 à un télétravail durable a eu plusieurs conséquences sur le quartier. Les open-spaces se sont vidés, en laissant des étages déserts, voire des tours entières abandonnées. En 2022, 25 % des 180 000 collaborateurs de La Défense n’étaient pas revenus travailler en présentiel dans leurs bureaux. Le quartier affichait alors un taux de vacance record : 15,6 %, contre 3,3 % à Paris intra-muros.

Repenser les besoins en surface est donc devenu un enjeu essentiel pour de nombreuses entreprises. Le recours massif au télétravail a aussi eu un impact sur les commerçants et les restaurateurs aux pieds des tours du quartier. Étant donné que les cadres de La Défense plébiscitent le vendredi et dans une moindre mesure le lundi pour télétravailler, l’activité est devenue très irrégulière sur la semaine et les commerçants sur place peinent à trouver leur rythme.

La Défense continue malgré tout de se réinventer pour passer d’un quartier d’affaires à un quartier à vivre. Cette quête d’hybridation s’incarne en 2017 dans l’ouverture de la plus grande salle indoor d’Europe : Paris La Défense Arena. Véritable symbole de la transformation du territoire, la salle accueille désormais des concerts, des meetings politiques ou encore des événements sportifs comme les épreuves de natation des JO de Paris 2024.

En 2022, l’appel à projets urbains mixte et bas carbone baptisé Empreintes est lancé. L’objectif est de faire de La Défense le « premier quartier d’affaires post-carbone du monde ». Végétaliser, décloisonner et repenser le tissu urbain sont les mots d’ordre de ce nouveau souffle pour un quartier qui souhaite se défaire de son image minérale, austère et déshumanisée. Rendez-vous dans quelques années donc pour voir si le pari est tenu…


* Le prénom a été anonymisé.

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