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Expliquer pour comprendre

Faut-il réinventer les intellectuels ?

Portrait de Jean-Paul Sartre. Thierry Ehrmann/Flickr, CC BY-SA

Si l’on veut comprendre les réactions que suscitent les philosophes, les écrivains, les artistes… qui s’expriment actuellement dans les médias, il convient de revenir à la façon dont s’est constituée dans la société française à la fin du XIXe siècle la représentation de l’intellectuel.

Même si le terme était déjà en usage, c’est avec l’affaire Dreyfus qu’il prend toute sa signification. Au lendemain de la publication, le 13 janvier 1898 dans L’Aurore, du « J’accuse » d’Émile Zola, une protestation demandant la révision du procès est publiée dans le même journal. Elle est signée par ceux que l’on va désormais appeler des intellectuels : des écrivains, des agrégés de l’Université, des licenciés ès lettres, des licenciés ès sciences.

Émile Zola, figure de l’intellectuel dans le siècle. Seriykotik1970/Flickr, CC BY-NC-SA

Moment décisif qui marque à la fois l’émergence des intellectuels en tant que force collective et définit l’intellectuel comme celui qui, du fait de sa formation et de son activité professionnelle, a une capacité de voir le juste et le vrai, et donc une obligation de le dire. Exiger que l’intellectuel soit engagé ainsi que le fera Sartre dans les années cinquante relève quasiment du pléonasme. Un intellectuel ne peut être qu’engagé.

Même si l’on a très vite critiqué les intellectuels, en leur reprochant leur goût de l’abstraction, leur « intellectualisme » qui leur fait perdre le sens des réalités, leurs contradictions et leurs erreurs et, encore plus grave, leur volonté de pouvoir masquée derrière un discours universaliste, ceux-ci, sans doute parce qu’ils avaient accès à la connaissance, et que la cause initialement défendue était juste, ont conservé jusqu’à ces dernières années une image relativement positive.

D’où le désarroi actuel que suscite l’émergence sur la scène publique d’un certain nombre de personnages qui revendiquent ce magistère, mais qui ne semblent plus correspondre à cette image et que d’aucuns qualifient à défaut de polémistes.

Une société plus exigeante

Pour y échapper, il faut se rappeler que le contexte dans lequel nous nous trouvons ne ressemble nullement à celui dans lequel s’est forgée la représentation de l’intellectuel. Il est en effet marqué par des modifications majeures que nous connaissons bien, sans pourtant en prendre toute la mesure. La première est l’élévation du niveau de la scolarisation qui fait que le nombre de ceux qui sont susceptibles de devenir des intellectuels ainsi que de ceux qui sont susceptibles de constituer leur public s’est considérablement accru. La seconde est le développement conjoint d’une société de l’information caractérisée par l’importance qu’y prennent des médias, mais aussi grâce à internet, la possibilité pour tout un chacun de rechercher les informations, de donner son avis et de le communiquer.

Experts et intellectuels médiatiques

Ce double phénomène a affecté la figure de l’intellectuel. D’abord en favorisant l’apparition de cette nouvelle catégorie d’intellectuels que sont les experts. Ils se distinguent des intellectuels « classiques » en ce qu’ils n’ont pas vocation à se prononcer sur les problèmes centraux du moment, mais seulement à mobiliser le savoir qu’ils ont acquis sur un sujet afin de permettre une meilleure évaluation des situations et d’aider à la décision. Le partage des rôles semble clair, mais, dans les faits, il n’en va pas de même.

L’omniprésence des experts sur la scène médiatique réduit la place qu’y tiennent les intellectuels et affaiblit leur discours qui ne dispose pas de la légitimité scientifique. Ensuite, en privilégiant cette autre nouvelle catégorie d’intellectuels que sont les intellectuels médiatiques, ceux qui ne passent pas par les médias uniquement pour atteindre leur public, mais dont le discours est façonné dans sa forme comme dans son contenu par le souci d’être un produit médiatique vendable. Enfin en modifiant les réactions même d’un public plus informé qui finit par voir dans un débat dit intellectuel un spectacle comme un autre.

Le portait-modèle de l’intellectuel

Cette double dérive vers l’expertise et vers la médiatisation menace l’existence même des intellectuels alors même que, dans un monde incertain, leur réflexion critique est un des éléments du bon fonctionnement de la démocratie. Pour éviter que, selon la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne, on peut tenter de lister les traits essentiels qui correspondraient à l’idéal-type ou au portrait modèle de l’intellectuel : l’adhésion aux valeurs centrales de nos sociétés (un intellectuel ne peut être raciste), la mise à distance critique (un intellectuel ne se confond pas avec un idéologue), la capacité d’analyser et de comprendre le monde qui l’entoure (ce qui n’exclut pas la possibilité de se tromper), l’aptitude à débattre et à se remettre en question (l’intellectuel n’est pas un polémiste intolérant), le sens des responsabilités civiques (ce sont les intellectuels dreyfusards qui ont créé en France La ligue des droits de l’homme).

Edgar Morin à Milan en 2009. Meet the media Guru/Flickr, CC BY-SA

À cette aune, il est assez facile de voir qui est un intellectuel et qui ne l’est pas en se rappelant que ce n’est ni une fonction (il n’y a pas d’intellectuel de service) ni un état lié à une formation ou une profession (le philosophe, le sociologue n’est pas nécessairement un intellectuel), mais un choix éthique. Si l’on veut donner une épaisseur concrète à ce propos, Edgar Morin nous semble aujourd’hui une assez bonne incarnation de cette singularité française qu’il va peut-être falloir réinventer.

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