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Femme et lanceuse d’alerte, une double peine

Être femme et lanceuse d'alerte, c'est risquer d'être exclue par deux fois comme le suggère une étude. Shutterstock

Lorsque Nathalie, cadre dans une grande banque de la place parisienne, interpelle son chef au sujet de l’existence d’une comptabilité parallèle destinée à organiser un vaste système d’évasion fiscale, elle n’imaginait pas comment ce dernier la renverrait dans ses cordes :

« Il m’a demandé si je faisais une crise de jalousie car l’une des collègues qui participaient à la fraude était une femme. »

Dans un article publié récemment dans la revue Organization Studies, nous montrons comment les femmes lanceuses d’alerte ne sont pas immunes contre des représailles dans lesquelles leur genre devient une arme utilisée contre elles. Elles se retrouvent exclues par deux fois : en tant que lanceuses d’alerte et en tant que femmes. Dans ces situations, leur genre féminin leur est renvoyé comme un aspect qui teinte négativement leur analyse de la situation et dégrade leur expertise ; autrement dit, un moyen de décrédibilisation.

Une forme d’anomalie

Au sommet d’une organisation, et notamment dans les secteurs financiers que nous étudions, les femmes sont déjà une minorité. Dans les situations de crise comme celles induites par une alerte éthique, elles apparaissent comme une forme d’anomalie et leur marginalité de genre se retourne alors contre elle.

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Dans un autre entretien, une responsable des risques liés aux portefeuilles assurantielles d’une des plus grandes banques françaises évoque la période de tension liée à son alerte concernant la sous-évaluation systématique des risques portés par des contreparties, ce qui avait pour but de faciliter l’octroi de prêts plus risqués, et donc plus rémunérateurs pour la banque. Elle raconte que son chef a cherché à lui « faire peur » :

« Il pensait que Madame Untel, avec ses quatre enfants, allait vite rentrer à la maison ».

Dans la perception de la répondante, la situation d’alerte et la résistance que lui oppose l’organisation la révèlent en tant qu’anomalie par le biais de son statut de mère de famille : il suffira de l’effrayer un peu pour qu’elle quitte l’organisation dans laquelle elle se tenait, de toute façon, par son genre et sa maternité, déjà sur la marge.

Nos travaux s’intéressent depuis une dizaine d’années aux lanceurs d’alerte, notamment pour comprendre à quelles conditions un individu est qualifié de « légitime à faire vérité ». Les individus en situation de lanceurs ou lanceuses d’alerte sont contraints par des jeux de pouvoir qu’ils tentent de tenir à distance. Les recherches existantes ont montré qu’un statut hiérarchique élevé peu éventuellement prémunir un lanceur d’alerte de représailles. Mais notre article dévoile un aspect spécifique au sujet des lanceuses d’alerte : les femmes lanceuses d’alerte sont susceptibles d’être discriminées du fait de leur genre et cet aspect se transforme en moyen de représailles.

Difficile de riposter

Les travaux en théorie des organisations ont bien montré que, contrairement à un cliché, les lanceurs et lanceuses d’alerte sont des employés profondément attachés à leur organisation. Ils sont sensibles à la mission de leur entreprise et se trouvent déstabilisés lorsqu’ils et elles voient celle-ci dévoyée ; ils cherchent alors à la défendre et à la réparer. Lorsqu’ils lancent l’alerte, c’est dans l’espoir sincère de voir corrigés des manquements à la règle qui les bousculent dans l’idée qu’ils se font de leur profession.

Les femmes lanceuses d’alerte, notamment dans les métiers de service financiers, sont souvent des cadres de niveau hiérarchique élevé, qui ont l’habitude de porter des sujets et d’initier des discussions « de fond ». Néanmoins, il est très difficile pour elles de répondre à une « attaque par le genre ». La remarque sexiste provoque une forme de sidération qui vient percuter brutalement une image d’elles-mêmes de « sujet en action », et les renvoie à une place de sujet passif, qui n’a pas son mot à dire dans l’ordre du jour de l’organisation.

L’attaque de genre est pernicieuse, en cela qu’elle est souvent présentée de façon légère, (« c’est bon c’est juste une blague »). De surcroit, il est impossible d’y répondre : personne ne peut en l’espace d’un instant se défaire de son genre. Toute tentative de riposter risque plutôt d’éloigner encore la discussion sur le fond.

Durcir le ton

Dans notre article, nous mobilisons la figure d’Antigone, personnage antique issu de la tragédie grecque. Malgré l’interdiction de son oncle, le roi Créon, Antigone s’obstine à vouloir organiser les obsèques de son frère Polynice, mort au cours d’un conflit fratricide et considéré comme traître. Prise sur le fait, elle est condamnée à mort. Par sa résistance aux codes, par sa loyauté à des valeurs supérieures, par les réponses qu’elle oppose à son père, son oncle et sa sœur, et par sa fin brutale, Antigone fait figure de subversion des normes de genre. C’est ce qu’explique Judith Butler, professeure de philosophie à l’Université de Berkeley et spécialiste de la question du genre, dans son analyse de l’œuvre :

« À la fin de la pièce, [par son attitude], Antigone a emprunté la place de chacun des hommes de la famille ».

Dans les cas que nous décrivons, les lanceuses d’alerte adoptent de façon subtile des comportements de résistance dans certaines situations, et d’acquiescement dans d’autres. L’une d’elles, vice-présidente d’une compagnie d’assurance irlandaise en proie à de sérieuses accusations de montage de prêts illicites, nous raconte comment elle s’est mise à « durcir le ton ». Seule femme de son niveau hiérarchique, et convaincue que l’ensemble du comité de direction participe au système de fraude, elle a dû faire face à la campagne de dénigrement menée par ses collègues à son encontre. L’un d’entre eux lui claque par exemple une porte au nez.

Dans une situation de tension extrême, elle finira par répondre de façon agressive à l’un de ses collègues :

« Get the hell out of here ! »

Elle nous explique s’être « alignée » sur son comportement à lui.

Jeux de pouvoir

Comme l’écrit Judith Butler, la dimension de genre est souvent moins fixe et statique que nous le pensons. Le fait de prendre la parole pour dénoncer des manquements éthiques implique pour les lanceuses d’alerte une forme de subversion de normes de genre. Alors qu’une forme de docilité est traditionnellement attribuée à leur genre, les femmes que nous avons rencontrées contribuent à ébranler les normes existantes.

En intégrant la variable de genre aux travaux qui s’intéressent aux alertes éthiques, il ne s’agit pas de figer des comportements associés de façon essentialisée aux hommes ou aux femmes (les lanceurs d’alerte feraient comme ceci, les lanceuses d’alerte comme cela). Nous montrons simplement comment des individus, dans cette situation, naviguent entre différentes positions subjectives pour tenir à distance des normes organisationnelles puissantes, qui les contraignent et heurtent leur sens éthique. Leur genre, masculin ou féminin, joue un rôle important dans ces dynamiques.

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