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Jeune singe accroché à un tronc, à moitié dissimulé derrière
Un jeune titi timide nous regarde. Guilhem Duvot, Fourni par l'auteur

Fièvre jaune : les singes aussi se cachent pour mourir

En 2019, une population de primates menacés a été décimée par une épidémie de fièvre jaune, silencieusement, dans l’indifférence générale. Ce drame écologique aurait pu être évité si les habitants de la région avaient été vaccinés contre la fièvre jaune. Nous avions étudié cette population de singes pendant des années, et nous avons été les premiers témoins de leur disparition. Voici le récit de notre expédition.

22 août 2019. Nous arrivons au Santuário do Caraça, une réserve privée dans l’État du Minas Gerais, au sud-est du Brésil. Entre 2016 et 2018, une épidémie de fièvre jaune a balayé la région. La fièvre jaune est une maladie transmise par les moustiques entre les singes et/ou les humains. Souvent asymptomatique chez l’homme, elle tue généralement les singes américains en quelques jours. Depuis quelques mois, les employés de la réserve voient moins de singes titis… et suspectent qu’ils aient été, eux aussi, atteints par l’épidémie.

Le Santuário do Caraça est un haut lieu de la biodiversité brésilienne abritant de nombreuses espèces menacées, dont le singe titi à front noir (Callicebus nigrifrons). Les titis vivent en petits groupes familiaux, constitués d’un couple fidèle à vie, et jusqu’à quatre petits. La population de Caraça est particulièrement précieuse pour la communauté scientifique : six familles (environ 30 individus) sont étudiées depuis 2004.

Deux groupes de deux singes collés l’un contre l’autre, leurs queues entremêlées
Certains matins frileux, les titis entortillent leur queue en une grosse tresse, et prolongent leur grasse matinée. Geoffrey Mesbahi et Mélissa Berthet, Fourni par l'auteur

23 août 2019. Nous arrivons au cœur de la forêt avant le lever du soleil. Tout est sombre, silencieux et brumeux. Nous savons qu’à l’aube, le mâle et la femelle défendent leur territoire d’environ 5 hectares en chantant en chœur. Nous attendons donc patiemment : s’il y a encore des singes ici, nous le saurons rapidement.

Les singes titi ont la particularité de chanter pour défendre leur territoire. Ces chants portant à plus d’un kilomètre nous permettent de rapidement savoir si des singes sont présents..

Après plus d’une heure d’attente, nous entendons un chant depuis le territoire du groupe R. Leur vacarme assourdissant nous remplit de joie : Raffaello, le mâle, a été un des premiers singes à avoir été suivi par le programme en 2004. En le voyant s’approcher et chanter au-dessus de nous, nous avons le sentiment de retrouver un vieil ami.

Nous nous attendons à voir Roberta, sa femelle, le rejoindre. Mais c’est une petite silhouette cachée derrière un tronc qui unit sa voix à celle de Raffaello. Après de longues minutes d’observation, nous concluons que c’est Alma, une petite femelle que nous avons vu grandir dans un groupe voisin, le groupe A. Le fait qu’Alma chante avec Raffaello est clair : Roberta est morte et Alma l’a remplacée. Un mouvement dans les feuilles confirme d’ailleurs que la vie a repris son cours : un jeune singe, âgé d’un an environ, nous regarde, effrayé, caché derrière un tronc. Raffaello et Alma sont parents.

Nous les observons quelques heures avant de rentrer. Nous sommes rassurés de voir que dès le premier jour, nous avons trouvé une famille en bonne santé. Pleins d’espoir, nous décidons d’aller explorer le lendemain d’autres recoins de la forêt.

29 août 2019. Le silence. Le silence tonitruant. Cela fait maintenant 6 jours que nous errons dans la forêt sans voir ni entendre de titis. La situation nous semble désespérée : en une semaine, nous n’avons rencontré que le groupe R, le premier jour. Nous commençons à réaliser que ce que nous avions pris pour un signe de forêt en pleine santé était en fait un coup de chance dans une forêt désertée : la mort de Roberta n’est peut-être pas un évènement isolé.

Nous tentons de garder espoir : ne pas trouver de singes ne veut pas dire qu’ils ont forcément disparu. L’absence de preuves n’est pas preuve d’absence. Nous décidons alors de recenser précisément la population en utilisant une technique très efficace, la repasse : puisque les couples chantent pour se défendre contre les intrus, nous allons diffuser des chants de titis étrangers à l’aide d’un haut-parleur dans chaque territoire. Si un couple est encore là, il répondra. Et nous pourrons le recenser.

1er septembre 2019. Nous commençons par quadriller une zone dans laquelle vivaient deux groupes, M et P. Nous passons deux jours à jouer un chant, attendre une réponse pendant 5 min, et recommencer 180 mètres plus loin. Et entre les sessions, l’attente, et l’espoir d’une réponse. Silence. Après 2 longues journées, nous concluons qu’il n’y a plus aucun singe dans cette zone de la forêt. Les groupes M et P ont disparu.

Homme perché dans un arbre, le dos appuyé à un tronc et un pied appuyé contre un autre tronc, en train de tenir et d’observer son équipement
Un chercheur diffusant des chants de titi depuis un arbre (Crédit : Mélissa Berthet). Mélissa Berthet, Fourni par l'auteur

3 septembre 2019. Nous quadrillons maintenant la zone où vivaient quatre groupes de singes en 2016 : le groupe R, que nous avons retrouvé le premier jour, et les groupes A, D et S. Nous passons deux nouvelles journées en forêt. Le groupe R répond de temps en temps : il défend désormais des zones qui ne lui appartenaient pas en 2016. Entre ça et l’absence de signes d’autres groupes, le message est clair : les 3 autres groupes qui partageaient cette zone avec R ont disparu.

Le résultat est sans appel : sur les 6 groupes de singes que nous avions étudiés entre 2004 et 2016, un seul est encore présent. Cela représente 3 singes parmi les 33 qui composaient cette population en 2016. 80 % des singes de cette forêt ont donc disparu en 3 ans. Nous ne nous attendions pas à une telle hécatombe…

7 septembre 2019. Nous essayons de comprendre ce qu’il a pu se passer. Les employés du sanctuaire nous indiquent qu’ils ont commencé à moins voir les titis lorsque la fièvre jaune est arrivée dans la région. Mais sans corps de singe à autopsier, il est compliqué d’être certains que le virus est impliqué. Nous cherchons des explications alternatives : des conditions climatiques extrêmes ont-elles impacté leurs ressources alimentaires ? Est-ce la faute de braconniers ? De la déforestation ?

Photo d’un ensemble de bâtiment (une église et ses dépendances) en plein milieu de la forêt, vu d’un point en hauteur
Le Santuário do Caraça, îlot de biodiversité brésilienne. Fourni par l'auteur

Avril 2021. Nous sommes rentrés du Brésil il y a près de 18 mois, pendant lesquels nous avons exploré tous les scénarios alternatifs. Nous les avons tous abandonnés les uns après les autres, données ou témoignages à l’appui : l’épidémie de fièvre jaune qui a touché le Brésil entre 2016 et 2018 semble être la principale responsable de cette hécatombe.

Et les titis ne sont pas les seuls à en avoir souffert : elle a entraîné le déclin de plusieurs populations de primates déjà en danger de disparition. Par exemple, 25 % des muriquis du nord, et un tiers des tamarins lions dorés ont disparu suite à l’épidémie, ruinant au passage des années d’efforts de réintroduction.

Ce constat est d’autant plus frustrant qu’un vaccin protège les humains contre les effets dangereux de la fièvre jaune, et permet de limiter sa transmission aux autres humains, mais aussi aux espèces animales vulnérables. Cependant, des problèmes de ravitaillement des centres de santé et le manque de campagnes de sensibilisation ont freiné la vaccination de la population, en particulier celle des milieux ruraux, pourtant plus exposée à la maladie. Lorsque le virus de la fièvre jaune est arrivé dans ces régions peu vaccinées en 2016, il a pu se propager rapidement, ce qui a conduit à cette épidémie fulgurante. Afin de protéger les espèces vulnérables, il est donc urgent de renforcer les moyens de conservation de la biodiversité au Brésil, par les leviers traditionnels comme la surveillance du braconnage ou la réduction de la déforestation, mais aussi en renforçant la vaccination humaine.

L’intérêt de vacciner massivement les populations locales pour protéger la faune ne s’arrête pas aux maladies “exotiques” : cela est aussi valable pour la Covid-19, par exemple. Plusieurs animaux de zoos, comme des félins et des singes, ont été contaminés par la Covid-19. Plus inquiétant encore : aux États-Unis, 40 % des cerfs sauvages ont été contaminés. Les effets du virus sont encore mal connus sur les animaux, et il n’est pas impossible que certaines mutations mettent en danger des espèces sensibles.

L’initiative One Health rappelle que les santés humaine, animale et environnementale sont étroitement liées, et tous ces évènements le prouvent une fois de plus. La vaccination des humains se présente ainsi comme un levier majeur pour protéger la biodiversité, et éviter que d’autres espèces vulnérables ne connaissent le même destin que les titis de Caraça.

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