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Fin de mission du Conseil scientifique Covid-19 : Usage et mésusage de l’expertise scientifique en temps de pandémie

Enquête du Sénat sur l'action du gouvernement lors de la pandémie
Comment accéder à une information fiable en temps de pandémie pour envisager les actions à prendre ? Le gouvernement avait mis en place plusieurs conseils et comités, et a lui-même vu son action évaluée. Thomas Samson/AFP

Dans son « Adresse aux Français » du 9 novembre 2021, le président de la République rappelait : « Nos décisions se sont toujours fondées sur la connaissance scientifique, sur l’impératif de nous protéger, sur la volonté d’agir de manière proportionnée et sur la conviction que la responsabilité individuelle et collective, sont notre première force. »

La gouvernance d’une crise sanitaire relève d’une intelligence du réel adossée à des données scientifiques actualisées qui caractérisent progressivement un périmètre de connaissances en construction d’où peuvent être tirées des modes de conduite de l’action, certes révisables. L’attention portée aux signaux de faible intensité est d’une même importance que la capacité de comprendre et d’anticiper les conséquences d’événements urgents qui sollicitent des réactions et des dispositifs adaptés.

L’expertise scientifique a donc pour fonction de produire les connaissances indispensables au développement de réponses adaptées aux risques sanitaires, et de nature à structurer les choix politiques.

Si des organismes de recherche comme l’Inserm, le CNRS, l’INRIA, l’IRD ou l’Institut Pasteur se sont investis dès les premières semaines dans des recherches pluridisciplinaires de qualité portant sur le SARS-CoV-2 du point de vue d’aspects tant biomédicaux, technologiques que sociétaux, le Gouvernement a néanmoins estimé nécessaire de créer trois instances d’expertise spécifiquement dédiées à la pandémie :

Même si, dans leur composition, ces structures ont bénéficié de compétences issues des instances nationales de la recherche, il sera intéressant de mieux comprendre et évaluer les enjeux politiques de ce choix.

J’observe que, le 1er janvier 2021, l’Agence nationale de recherche sur le Sida et les hépatites virales (ANRS, créée en 1988) est devenue ANRS maladies infectieuses émergentes, ce qui était reconnaître une expertise antérieure et une capacité à la transposer aux défis des risques pandémiques immédiats y compris au plan international. Ce type d’évolution n’était-il pas préférable en termes d’efficience, et pour éviter des redondances ou des rivalités, à la création d’instances ad hoc dont l’une d’elles – le CARE – n’est pas parvenue à imposer sa pertinence ?

Il est intéressant à ce propos de consulter la position réservée du Conseil d’État relative à la décision de mettre un terme, le 31 juillet 2022, aux missions confiées en mars 2020 au Conseil scientifique Covid-19 en le remplaçant par un « Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires ». Il ne lui paraissait pas si évident de réitérer la création d’une instance spécifique sans examen critique de l’exercice de ses missions au regard des contributions d’autres instances d’expertises :

« […] La création, par le biais de dispositions au demeurant non codifiées, d’une nouvelle instance, à vocation pérenne, chargée de fournir aux pouvoirs publics l’expertise nécessaire à la gestion des différents risques sanitaires, sans évaluation préalable de l’impact de cette création sur l’organisation de l’expertise sanitaire, n’est pas justifiée. Il considère en conséquence que les dispositions du projet relatives à la création de cette instance ne peuvent être retenues. » « Avis sur un projet de loi maintenant provisoirement un dispositif de veille et de sécurité sanitaire en matière de lutte contre la Covid-19 », Conseil d’État, 5 juillet 2022

La question est bien posée, mais une fois encore elle n’est pas reprise comme un enjeu de concertation, ne serait-ce qu’avec la communauté scientifique : comment envisager et organiser l’expertise scientifique au regard d’une crise sanitaire ? Quelles règles établir afin de conférer à la recherche les moyens d’intervenir dans les conditions les plus efficaces possibles et dans le cadre d’une relation réciproquement transparente et loyale avec les instances décisionnelles publiques ?

Notons, au demeurant, que l’expertise du Conseil d’État n’aura pas eu grande influence sur la décision des instances publiques : le décret n° 2022-1099 du 30 juillet 2022 institue en effet « un comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires ». Ses missions :

  • Assurer une veille scientifique sur les risques sanitaires liés aux agents infectieux, aux polluants environnementaux et alimentaires et au changement climatique ;

  • Modéliser les données recueillies et d’établir des projections ;

  • Émettre des recommandations lorsqu’une projection fait apparaître un risque sanitaire ;

  • Émettre des recommandations sur les mesures envisagées par les autorités publiques afin de lutter contre une crise sanitaire – et sur une stratégie vaccinale le cas échéant.

Aux pouvoirs publics la responsabilité des décisions à prendre

Dans l’évaluation de la gouvernance de la pandémie, il sera intéressant d’analyser les avantages tirés des travaux des conseils spécifiques, alors qu’une multitude d’autres instances ont été sollicitées (Académie nationale de médecine, Agence nationale de sécurité du médicament, Comité consultatif national d’éthique, Commission nationale de l’informatique et des libertés, Haute autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Ordre national des médecins, etc.). D’autre part, au-delà des rapports parlementaires, il y aura eu celui de la Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques, remis au chef de l’État le 18 mai 2021 (sollicité en 2020).

Une telle démultiplication des dispositifs d’expertise peut interroger, y compris dans l’usage confus des analyses et propositions en termes d’arbitrages circonstanciés et d’organisation d’une démarche d’anticipation des crises futures.

Le Gouvernement a déterminé ses stratégies en disposant d’une multitude d’études, de recommandations, d’alertes et de points de vue appréciés du point de vue de leur opportunité en fonction de considérations politiques. Il n’a pas estimé justifié d’en tirer des éléments de pédagogie de nature à favoriser l’acquisition par la société civile d’une culture du risque en situation de pandémie. Il n’a pas créé non plus les dispositifs nécessaires à l’explication des critères d’arbitrages qui ont été imposés, en certaines circonstances a contrario des préconisations.

À cet égard, le premier avis rendu par le Conseil scientifique Covid-19 le 12 mars 2020 indique d’emblée la difficulté de l’exercice d’une mission d’expertise dans un contexte d’urgence, pauvre en savoirs avérés et en capacité d’initiatives immédiates. Il les envisage avec une « grande humilité », soucieux de produire des propositions d’action aux instances publiques en charge de « la responsabilité des décisions à prendre » :

« Dans un contexte épidémique inédit, incertain et fortement évolutif, le [Conseil scientifique] s’est efforcé, en grande humilité, de proposer des options claires en veillant à laisser aux pouvoirs publics la responsabilité des décisions à prendre. […] Conscient de la gravité des questions qui lui étaient posées et des décisions à prendre, le Conseil scientifique s’est efforcé d’y répondre de la manière la plus satisfaisante possible au regard des arguments scientifiques connus, dans des conditions incertaines, inhabituelles et particulièrement difficiles. Il souligne finalement l’importance d’un haut degré de transparence dans l’information pour préserver la confiance de la population et recommande que cet avis soit rendu public. » Avis du Conseil scient. Covid-19, 12 mars 2020

Les instances publiques n’ont pas toujours pu concilier cette visée d’une rectitude éthique avec l’impératif, pour elles, de décider et de prescrire dans l’urgence, en dépit de l’inconnu et de la fragilité, voire de la volatilité des arguments parfois même controversés au sein de la communauté scientifique.

« Proposer des options claires »

Pour ce qui me concerne, je reconnais au Conseil scientifique Covid-19 l’élaboration d’une méthode et d’une ligne éditoriale qui ont conféré à ses contributions une pertinence non seulement dans les conclusions présentées comme pistes de l’action publique, mais dans un argumentaire scientifiquement documenté par une bibliographie exhaustive et enrichi par de constants échanges d’informations avec ses homologues dans d’autres pays.

Leur lecture rétrospective permet de reconnaître une capacité d’investissement intellectuel qui doit beaucoup à la qualité de ses membres, mais aussi à la construction d’une méthode d’analyse conciliant approche biomédicale et aspects humains, éthiques et sociétaux de la crise, tout particulièrement s’agissant de la considération témoignée aux personnes en situation de vulnérabilité.

Cette chronique scientifique de la pandémie que constituent ses avis, permet de comprendre l’évolutivité du phénomène dans sa complexité et d’évaluer ce qu’aura été la recevabilité, de la part de l’exécutif, des propositions présentées du point de vue de l’expertise scientifique qu’il avait lui-même souhaité mettre en place en créant ce Conseil.

Cette initiative pourrait être interprétée comme une défiance au regard d’autres instances scientifiques peut-être estimées pas suffisamment fiables alors que tant d’enjeux sensibles convergeaient. Il semble pourtant évident qu’elles auraient pu fournir des données d’une pertinence équivalente. Certains de ses membres, dont son président Jean-François Delfraissy, ont assumé une fonction de communicants de premier plan, pour expliquer l’état d’avancement des connaissances scientifiques et la recevabilité des mesures sanitaires, pour donner à comprendre la nécessité de contraintes supplémentaires, pour cautionner ou tester des positions gouvernementales délicates, parfois pour incarner une position de sagesse morale que les responsables de l’État éprouvaient quelques difficultés à tenir.

Il n’est pas sans intérêt d’analyser comment leurs positions ont pu être parfois instrumentalisées ou contestées par les opposants aux « tyrannies de l’épidémie » ou au « gouvernement des experts ». Deux mois après sa création, un article du journal Le Monde évoquait déjà « entre le conseil scientifique et l’exécutif, une relation aigre-douce ».

Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique Covid-19 portant un masque
Certains membres du Conseil scientifique Covid-19, dont son président, le médecin et immunologiste Jean-François Delfraissy, ont assuré un rôle de diffuseur d’une information validée de premier plan. JOEL Saget/AFP

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Vers la création d’un comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires

Dans son ultime préconisation du 23 juin 2022, le Conseil scientifique rappelle l’exigence de pluridisciplinarité et de dialogue argumenté avec la société qui devrait animer l’instance « de veille et d’anticipation des risques sanitaires » envisagée pour lui succéder.

On notera à ce propos qu’il aura été plus audible par l’exécutif dans cette proposition que le Conseil d’État, dont on a évoqué plus haut la réticence. En fait, il transmet le relais à l’instance qui lui succédera et peut-être le prolongera, puisque certains de ses membres devraient faire partie de sa composition. Dès lors il ne s’agirait pas d’une cessation d’activité du Conseil scientifique, mais de son évolution et de l’amplification de ses missions avec une dénomination et une configuration modifiées.

« Le Conseil scientifique prend par ailleurs acte de l’institution d’un comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires institué auprès du ministre chargé de la santé et du ministre chargé de la recherche. Ce nouveau comité formule des recommandations qui sont transmises aux autorités. En conséquence, le Conseil scientifique Covid-19 mettra fin à ses activités le 31 juillet 2022 [et] insiste sur l’importance de la multidisciplinarité qui doit demeurer au sein de ce nouveau comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires, et sur le nécessaire dialogue entre les deux comités durant l’été 2022. Le Conseil scientifique note que les avis du comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires seront communiqués au président de l’Assemblée nationale et au président du Sénat. Il tient à souligner l’intérêt de rendre publics les avis de ce comité dans les meilleurs délais. Au regard de son expérience, le Conseil scientifique estime que la connaissance la plus large possible du contenu des avis ou recommandations en matière de veille et d’anticipation est d’intérêt général au regard des effets recherchés dans la gestion de l’épidémie auprès de l’ensemble de la population et de ses différentes composantes, publiques et privées, et pas seulement au sein des pouvoirs publics. » (Projet de loi maintenant provisoirement un dispositif de veille et de sécurité sanitaire en matière de lutte contre le Covid-19 », Conseil scientifique Covid-19, 23 juin 2022)

Dans une analyse approfondie, la juriste Frédérique Coulée observe les travaux du Conseil scientifique Covid-19 et d’autres instances sanitaires (dont l’OMS) pour en tirer la nécessité de créer une organisation pérenne dédiée aux spécificités de l’expertise indispensable à l’anticipation des risques, notamment pandémiques, mais intervenant dans une perspective internationale. Dans son ultime préconisation du 23 juin 2022, le Conseil scientifique rappelle l’exigence de pluridisciplinarité et de dialogue argumenté avec la société qui devrait animer l’instance « de veille et d’anticipation des risques sanitaires » :

« Le conseil scientifique Covid-19 a, à la fois, fait la démonstration de l’utilité et des difficultés d’une expertise scientifique accompagnant la décision publique en temps de crise sanitaire. Il a aussi mis en évidence que le choix d’une expertise ad hoc dans un tel contexte soulève des questions de coordination et d’articulation diverses. C’est en ayant à l’esprit ces difficultés et la probabilité qu’il faudra faire face à de nouvelles pandémies que le Sénat préconise la création d’une instance nationale d’expertise scientifique dédiée à la réponse aux urgences sanitaires. Dans le contexte international, des évolutions institutionnelles qui amènent à revoir l’expertise scientifique sont également envisagées et soutenues par la France. » (Frédérique Coulée, « L’expertise scientifique au cœur de la décision publique : la France dans la tourmente de la pandémie de Covid-19 », Annuaire Français de droit international 2020, CNRS Éditions, 2021)

L’expertise développée par le Conseil scientifique Covid-19 entre le 11 mars 2020 et le 31 juillet 2022 nous permet de bénéficier des acquis que constituent ses analyses et ses préconisations dans le cadre de la formalisation nécessaire d’une culture d’organisation de la recherche et de mobilisation de la société civile en situation d’urgence sanitaire.

D’autre part, évaluer sans complaisance les modalités de ses interrelations avec les instances gouvernementales et sa capacité à faire valoir certains enjeux et points de vue qu’il estimait essentiels au regard de ce qu’auront été les arbitrages politiques me semble justifié. De même que tenter de comprendre le refus de l’exécutif à reconnaître comme une exigence démocratique la mobilisation de la société civile dans le cadre d’une concertation. N’aurait-il pas été respectueux à l’égard de la communauté scientifique de la consulter avant d’envisager, sans bilan et sans débat public, la création du Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires ?

Je rappelle pour conclure trois points tirés des « Principes généraux [et] de bonne gouvernance » proposés par le Conseil scientifique Covid-19 dans un avis du 20 avril 2020 : « Une intervention transparente et précédée d’une période de débat. Une gouvernance claire et faisant l’objet d’un contrôle démocratique. Un dispositif de surveillance éthique impartial. »

À chacun de juger l’usage ce qu’aura fait l’exécutif de ces préconisations éthiques émises dès le début de la crise sanitaire par son conseil d’expertise scientifique !

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