Menu Close
De très nombreuses entreprises ont délaissé les organisations avec des postes attitrés pour passer au « flex office ». Shutterstock

Fini le flex office pur et dur, place à l’« activity-based working » ?

Il ne semble à la mode que depuis quelques années : le flex office va-t-il déjà être supplanté ? Critiqué pour de multiples raisons alors qu’il promettait plus de productivité et l’instauration de dynamiques soutenues de travail collectif, il est aussi associé, parfois, à une perte d’identité et de repères pour le salarié.

Comme nous l’observons au cœur d’un ouvrage récemment publié aux éditions Deboeck Supérieur, Le Travail et ses espaces, le pari du bien-être et de la performance, les réponses se trouvent peut-être dans une expérimentation restée relativement confidentielle réalisée au sein des locaux l’entreprise IBM en 1970, la même qui inventera cette nouvelle organisation des bureaux. C’est elle qui pensera la déterritorialisation des espaces de travail, des postes non attribués dans le cadre d’un espace ouvert et diversifié, elle qui génèrera à partir du milieu des années 1990 le concept de flex office. C’est elle aussi, en en identifiant les limites, qui porte en germes une forme d’espaces enrichis et diversifiés fondés sur les activités. Encore peu connue en France, elle dessine une nouvelle organisation du travail que l’on nomme « activity-based working ».

Aux origines, une expérimentation discrète en 1970

Financée par la firme de Armonk et menée par deux chercheurs du MIT, Thomas Allen et Peter Gersterberger (1971), l’expérience se donnait pour objectif d’évaluer l’impact d’un réaménagement radical des bureaux sur le comportement au travail, la communication et les performances d’une équipe d’une quinzaine d’ingénieurs produits « cobayes » appelés à se déplacer assez fréquemment. En lieu et place des anciens bureaux très cloisonnés a été imaginée une nouvelle configuration dite « non territoriale », sans poste attribué. Chacun des équipiers était amené à s’installer librement selon ses souhaits autour de grandes tables spatialement réparties ou de petites tables rondes éparpillées. Les signes extérieurs de pouvoir étaient appelés à disparaître.

Le bilan de cette expérience particulièrement novatrice se révéla, du point de vue des usagers, assez largement positif. En termes de confort environnemental, le nouvel aménagement spatial ayant leur préférence, tout retour en arrière leur paraissant inenvisageable. La plus grande fluidité des communications et donc de coordination entre équipiers répartie de manière plus homogène a par ailleurs constitué un facteur de satisfaction. Les chercheurs ont également relevé une baisse des coûts d’exploitation liée à la limitation des travaux de modification de l’espace visant à l’adapter aux évolutions de l’organisation.

Aucun accroissement mesurable de l’efficacité durant la période de la recherche n’a pour autant pu être observé. Pour les auteurs néanmoins, la satisfaction liée au confort environnemental et aux conditions de travail dans ce nouvel espace apparaissait malgré tout plus importante que les économies de coûts, tout en soulignant qu’il pouvait contribuer à améliorer leurs performances à long terme. Ils précisaient logiquement que cet aménagement « non territorial » est particulièrement adapté aux travailleurs mobiles.

Cette expérience, relativement confidentielle, ne sera pas généralisée, ni au sein d’IBM ni au-delà. Cela s’explique par la lourdeur des équipements informatiques fixes de l’époque mais aussi parce qu’elle concernait une population spécifique. Elle demeure en tout état de cause particulièrement innovante, et sera largement remise au goût du jour. D’abord à grande échelle avec une concentration prioritaire sur les objectifs économiques, le flex office, dans les années 1990, puis, à partir des années 2010, dans le cadre d’espaces diversifiés, enrichis et augmentés.

Un modèle devenu populaire au milieu des années 1990

C’est probablement avec l’agence de publicité TBWA Chiat/Day que le mouvement d’adoption du modèle a pris naissance en 1994. Son dirigeant Jay Chiat avait alors demandé à l’architecte Gaetano Pesce de repenser profondément son organisation afin d’y transformer les habitudes de travail. Celui-ci imagine alors de vastes espaces de travail dépourvus de place individuelle attitrée pour l’ensemble des collaborateurs. L’idée : faire tomber les murs, faciliter la communication, les échanges et la collaboration entre les employés. Elle remet en cause la tradition du bureau fixe, d’un espace approprié, d’une intimité territoriale personnalisée.

Cette innovation se combine avec une forme de rationalisation spatiale en optimisant les surfaces. Elle séduit rapidement nombre d’entreprises aux États-Unis et en Europe du Nord, en particulier celles qui emploient des travailleurs mobiles par essence, tels les consultants et les commerciaux. Il se déploiera ensuite en France au sein des secteurs de la banque et de la santé, ainsi que progressivement dans d’autres grandes firmes et dans certaines administrations.

Le cabinet Andersen Consulting s’est totalement inscrit dans cette logique, avec une assez forte médiatisation en France. Localisé initialement au sein de la tour Gan dans le quartier d’affaires de La Défense, le siège social français de la firme de conseil reposait sur un mode d’organisation managérial et spatial traditionnel. L’attribution et la surface d’un bureau personnel y constituaient un marqueur de reconnaissance statutaire, acquis à partir du grade de manager. Les consultants étaient basés dans un espace de travail collectif nommé « staff room ».

C’est en 1995 que les dirigeants de la firme mondiale décident de repenser radicalement les bureaux sur le modèle de TBWA, en déménageant vers l’immeuble dénommé en interne le « George V », au sein du quartier huppé, attractif et symbolique des Champs-Élysées. En janvier 1996 un millier de consultants quittent ainsi La Défense pour environ trois cents postes de travail déterritorialisés. La logique y est celle d’une réservation « hôtelière » : « premier arrivé, premier servi » avec des limites dans le temps (de quelques heures à quelques jours). Et ce quel que soit son niveau hiérarchique.


Chaque lundi, que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s'interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez dans votre boîte mail les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts dans notre newsletter thématique « Entreprise(s) ».

Abonnez-vous dès aujourd’hui


Sachant que les espaces occupés doivent être obligatoirement libérés chaque soir, leur appropriation devient alors quasiment impossible. Dans cette même logique, l’occupation d’un poste de travail est imputée en charge sur le budget d’affaires du consultant, qui bénéficie par ailleurs des services d’une conciergerie (concept hôtelier incluant la réservation de billets, ou l’apport d’un costume au pressing…). D’autres types d’espaces sont par ailleurs réservés aux réunions.

Les associés « perdent » ainsi symboliquement le bénéfice statutaire de l’attribution d’un bureau individuel, ce que le changement de lieu a pu faciliter. Ces derniers, toutefois, offrent une résistance en se réappropriant collectivement un étage pour retrouver certains repères, en proximité avec certains collègues, comme s’il leur était intuitivement ou inconsciemment réservé.

La firme de conseil technologique poursuivait à travers cette transformation radicale deux objectifs de nature différente. En premier lieu, favoriser une productivité croissante liée à une présence accrue chez le client combiné avec l’optimisation de l’usage des surfaces de l’espace de l’immeuble. En second lieu, susciter des interactions plus fortes entre consultants de manière à favoriser le travail collaboratif et le décloisonnement, réalité assurément plus difficile à démontrer. En juillet 2001, la firme décide de se relocaliser vers l’Est parisien au sein de l’immeuble « Axe France » bibliothèque nationale, vraisemblablement pour des raisons économiques et symboliques (quartier « branché »), tout en conservant l’essentiel de cette organisation.

Promesses d’un modèle enrichi

Les résistances diverses ont fait qu’une vingtaine d’années ont été nécessaires pour que le modèle du flex office soit adopté dans l’Hexagone au-delà du seul monde des consultants. Pour autant, l’usage de ce modèle soulève toujours questionnements et inquiétudes annonçant les questions qui se poseront avec plus d’acuité au moment de la pandémie : difficulté de forger et surtout d’entretenir une culture d’entreprise dès lors que les collaborateurs ne travaillent pas au même endroit ni au même moment, pertes de repères professionnels et relationnels rendant délicate l’acceptabilité sociale de cette non-territorialisation, perte identitaire liée à l’impossibilité de s’approprier un espace réservé et non territorialisé « à soi »…

Inspiré également par l’expérimentation chez IBM, le concept d’activity-based working (ABW) tend à se frayer une place et pourrait bien gagner nos entreprises. Il repose sur des principes analogues à ceux du flex office (notamment la non-territorialisation des bureaux), mais s’en distingue singulièrement par son enrichissement qualitatif.

Le maitre mot est celui d’activité, d’où sa dénomination : les usagers choisissent d’utiliser au cours de la journée les espaces dédiés précisément à leurs activités en fonction de leurs besoins et donc de leur travail réel. Cela aurait pour effet de contribuer à accroître la collaboration et les interactions entre les « habitants ». Concrètement cela se traduit par une diversification plus marquée des différents espaces ainsi qu’un rattachement des groupes ou équipes à des « territoires », inspirés d’une « ville en miniature » avec ses différents quartiers. C’est l’architecte des environnements de travail néerlandais Erik Veldhoen qui est considéré comme l’inventeur et le pionnier de l’ABW, et qui le déploya en 1995 au sein de la firme Interpolis, une compagnie d’assurance aux Pays-Bas.

Curieusement cette notion apparait très peu dans la littérature académique et professionnelle en langue française, bien qu’elle se généralise dans les grandes organisations. De manière symbolique comme l’illustre le cabinet Gartner, ces espaces sont souvent désignés par des termes représentatifs à connotation symbolique. La « place publique » est l’espace commun destiné aux réunions générales ou aux fêtes d’entreprises ; le « quartier » est conçu pour de petits groupes de travailleurs qui doivent se côtoyer pendant de longues périodes pour réaliser des activités similaires et répétées (un service comptabilité, par exemple, peut s’installer dans un quartier) ; l’« établi » est destiné aux projets collaboratifs ponctuels et limités dans le temps ; la « bibliothèque » offre un petit espace communautaire dans lequel tout collaborateur peut accomplir des tâches ponctuelles ou peu structurées (lecture, recherche, écriture de code…).

On retrouve aussi des « alcôves », zones tranquilles et privées dans lesquelles les employés peuvent récupérer, réfléchir et se détendre. Elles ne sont pas des espaces de travail. Viennent enfin les « espaces bien-être », destinés à des activités communes favorisant le bien-être physique et mental des employés. Ils peuvent être intérieurs ou extérieurs, des postes de travail permettant de travailler debout, des zones de méditation, des chemins sur lesquels peuvent se tenir des réunions ambulantes…

Il s’agit de modeler l’environnement de travail dans ses différentes composantes, espaces, mobilier, décors, technologies, services, en les adaptant aux activités de leurs usagers, en réallouant et diversifiant en quelque sorte les différences ressources spatiales. La logique de réduction des coûts n’est pas nécessairement évoquée. Ce type d’environnement s’imposera et se développera singulièrement à partir des années 2010, principalement au sein de grandes firmes. Ses maîtres-mots associés sont flexibilité, modularité, bien-être, diversité, convivialité, hybridité et végétalisation.

De plus en plus populaire, ce modèle cependant des limites selon plusieurs chercheurs. L’écart entre la promesse et le vécu réel des utilisateurs est fréquent. De même des comportements de nidification ont été observés. Ce modèle enrichi ne résout pas globalement la question de l’appropriation et de la personnalisation par les salariés du bénéfice de l’usage d’un espace « à soi » attitré. Il n’empêche l’activity-based working, apparait à plusieurs égards prometteur.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now