Le pari est peut-être déjà gagnant. Karim Benzema au cœur de l’actualité sportive et politique, des polémiques sur un soutien à la Palestine mais aussi des contrats de diffusion signés dans des dizaines de pays (dont Canal+ en France et le service de streaming sportif DAZN au Royaume-Uni)… le championnat de football saoudien, la Saudi Pro League (SPL), s’est clairement imposé dans l’actualité ces derniers mois. S’il est encore tôt pour évoquer le succès sportif de la compétition, la réussite médiatique semble déjà au rendez-vous.
À l’ère de la géopolitique du sport, le Moyen-Orient en est devenu le champion. Nation majeure sur le plan économique, culturel et géographique de la région, l’Arabie saoudite demeurait cependant en retrait eu égard à son influence. Le royaume a commencé à rattraper son retard. Le succès retentissant de son voisin et rival qatarien à l’occasion de la Coupe du monde 2022 semble en effet avoir incité le prince héritier Mohammed Ben Salmane à investir plus en profondeur le terrain du sport.
Avec la SPL mais aussi le rachat du club anglais de Newcastle ou encore l’investissement dans les compétitions de golf au plus haut niveau, la géopolitique du sport saoudien est entrée depuis quelques mois dans une phase d’accélération. Le mardi 31 octobre, une nouvelle étape a été franchie lorsque le président de la FIFA, Gianni Infantino, a annoncé que l’Arabie saoudite organiserait le Mondial de football en 2034.
Au-delà de sa dimension géopolitique, les footballeurs arrivés en SPL cet été marquent un changement dans l’organisation du sport professionnel. Au début de l’été 2023, le Public Investment Fund (PIF), bras armé du plan de développement du pays intitulé « Vision 2030 », avait en effet investi pour obtenir 75 % des droits de propriété des quatre clibs les plus populaires et titrés du pays, Al-Nassr, Al-Hilal, Al-Ahli et Al-Ittihad (champion en titre).
Recrutement 5 étoiles
Avec ces fonds, les clubs ont animé le marché des transferts cet été en recrutant massivement des joueurs connus et reconnus, avec le Portugais Cristiano Ronaldo (arrivé dès l'hiver précédent), le Français Karim Benzema et le Brésilien Neymar en têtes d’affiche. En conséquence, la valeur totale des joueurs du championnat a presque triplé en un an, passant de 350 à 1200 millions d’euros.
Contrairement aux précédents championnats qualifiés d’« exotiques » ayant lourdement investi par le passé, le championnat saoudien marque par ses choix stratégiques et réfléchis. Si le PIF annonce que les clubs rachetés agiront de manière autonome, la stratégie sportive menée semble en effet on ne peut plus centralisée.
Pas que Ronaldo et Neymar
La Chine, pays qu’il est pourtant difficile de battre sur le sujet de la planification et de la centralisation de la gouvernance, s’était heurtée à ce manque de synergie n’ayant pas permis à la Chinese Super League de prendre de l’ampleur espérée sur le long terme. À l’âge d’or des investissements de l’empire du Milieu, chaque équipe essayait tour à tour de faire son coup d’éclat. Ce constat peut être étendu au championnat américain de football, la MLS (Major League Soccer), autre compétition qui a été affublée du sobriquet d’« exotique ».
Cet été, les clubs saoudiens mentionnés précédemment ont, eux, tous mis en place une stratégie avec le dessein d’avoir un produit marketing international, dans laquelle le niveau sportif n’est pas le seul déterminant des choix de recrutement.
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La SPL a ainsi mené à bien son projet de récupérer l’ensemble des meilleurs joueurs musulmans en activité (le Français Karim Benzema, l’Algérien Riyad Mahrez et le Sénégalais Sadio Mané, liste à laquelle aurait presque pu être ajouté Mohamed Salah, dont le transfert a finalement échoué). La religion islamique devient là un outil marketing pour faire rayonner le championnat dans tout le monde arabe.
Les recruteurs se sont en parallèle portés vers des joueurs avec de très grosses communautés internationales comme le Portugais Cristiano Ronaldo et le Brésilien Neymar (respectivement 605 et 215 millions d’abonnés sur Instagram) ainsi que sur des joueurs majeurs de deux grands pays africains, le Sénégal (Kalidou Koulibaly, Sadio Mané, Édouard Mendy) et la Côte d’Ivoire (Franck Kessié et Seko Fofana).
Cette stratégie de communauté comprend également le recrutement de joueurs internationaux de grandes équipes européennes et sud-américaines (le Français N’Golo Kanté, l’Espagnol Aymeric Laporte, le Croate Marcelo Brozovic, le Serbe Sergej Milinkovic-Savic ou encore le Brésilien Fabinho). Le dernier profil concentre lui des joueurs jeunes avec une très grosse côte et promis à un avenir radieux (le Français Allan Saint-Maximin, l’Espagnol Gabri Veiga et le Portugais Diogo Jota).
Distorsion de concurrence
Avec ces choix sportifs et stratégiques, l’Arabie saoudite dévoile une bascule marketing du sport professionnel, d’un spectacle à un média « global » qui cherche à faire parler de lui au travers d’une intrigue reprise par d’autres supports, médias traditionnels ou réseaux sociaux. C’est le modèle qu’a par exemple suivi le youtubeur Squeezie début octobre : en ralliant différentes communautés en ligne, il a réuni 1,3 million de viewers sur la plate-forme de streaming Twitch pour suivre la course automobile qu’il avait organisée. Avec un modèle similaire, les décideurs saoudiens veulent mettre en place une réelle alternative à l’existant avec une offre nouvelle, la SPL en étant l’un des fers de lance.
Marqué par les effets de la numérisation, le secteur du sport professionnel observe en effet un virage stratégique avec ce projet. La guerre du regroupement et dégroupement de contenu a mis fin à beaucoup d’initiatives dans le divertissement avec la mort de Mixer ou HBO Max. Ce même phénomène a été érigé comme un frein à la consommation de spectacles sportifs par les fans. Le projet saoudien s’inspire de ce secteur et de ces funestes échecs pour atteindre sa stratégie médiatique, économique et géopolitique – avec l’atout de ne pas avoir à prendre en considération la rentabilité directe.
Le championnat saoudien peut-il ainsi espérer se construire une place plus solide que les autres championnats « exotiques » dans le football mondial ? S’il est difficile de répondre pour l’instant à cette question, on peut d’ores et déjà lister un certain nombre d’atouts. Première certitude, la SPL change l’équilibre du marché du football professionnel. Il est rare de voir émerger des stratégies de fortes croissances externes dans le secteur du sport professionnel. Le championnat saoudien a fait passer le message qu’il avait les moyens de ses ambitions et que même les plus puissants Européens avaient besoin d’argent.
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Deuxième constat, l’échec du projet de Super Ligue européenne en 2021 a laissé une porte ouverte pour une compétition footballistique d’un genre nouveau qui viendrait concurrencer le football européen. Or, les investissements du Moyen-Orient exercent une distorsion du marché et de la concurrence en Europe. Les récents achats onéreux par des clubs qatariens d'Abdou Diallo, Marco Verratti et Julian Draxler, joueurs du PSG propriété du Qatar, interrogent sur des possibles nouvelles pratiques économico-géopolitiques. Les instances du football européen, l’UEFA, examineraient d’ailleurs actuellement ces transferts pour s’assurer qu’ils respectent les règles de fair-play financier.
Enfin, dans le cadre de nos recherches, nous avons identifié que le projet de PIF était marqué par une modification profonde de l’offre, de la structure et de l’organisation, ce que nous qualifions d’« effets institutionnels ».
Le projet saoudien présent donc de nombreux atouts. Dépourvue d’un enjeu de rentabilité économique, la pérennité de la SPL dépendra dès lors de sa capacité à renouveler ses joueurs internationaux, mais aussi à adopter au mieux les codes du divertissement aujourd’hui attendus par les consommateurs.