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Giscard, ou une certaine intuition internationale

Valéry Giscard d'Estaing et les leaders britannique, américain et ouest-allemand en 1975. britannique, américain et ouest-allemand
Valéry Giscard d'Estaing en compagnie, de gauche à droite, du premier ministre britannique Harold Wilson, du président américain Gerald Ford et du chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt, le 30 juillet 1975, au cours de la conférence au sommet sur la sécurité et la coopération à Helsinki. AFP

On retient souvent de Valéry Giscard d’Estaing l’image (pas totalement imméritée) d’un être cérébral, froid et distant. D’un homme, en quelque sorte, plus proche de la réserve d’un François Mitterrand que de la bonhomie d’un Jacques Chirac, dans ce trio de grands prédateurs qui a façonné la politique française pendant des décennies.

Pourtant, en matière internationale, « VGE » fut un intuitif et même, dans une certaine mesure, un visionnaire. Homme de chiffres et de finances, il n’avait pas initialement la passion de la politique étrangère. Il admet même, dans ses Mémoires au style déroutant (Le pouvoir et la vie, trois tomes publiés entre 1988 et 2006), ignorer presque tout de nombreux dossiers (y compris certains parmi les plus stratégiques, comme la question israélo-palestinienne), lorsqu’il s’installe à l’Élysée. Mais il s’y attellera vite, comme le veut la pratique de la Ve République, cette monarchie nucléaire où le président doit être un sauveur et faire rayonner le pays dans le monde.

La période pendant laquelle il présida aux destinées de la France présentait des défis inédits et difficiles. Valéry Giscard d’Estaing y répondit par des ruptures, des continuités, mais surtout des analyses originales. Les faiblesses de l’homme ont parfois obscurci les fulgurances du politique, et on les garde en mémoire. Elles ne résument pas, cependant, son bilan diplomatique.

Obligation d’improvisation

Valéry Giscard d’Estaing fut élu au printemps 1974, quelques mois après le premier choc pétrolier de 1973, conséquence de la guerre israélo-arabe du Kippour. Il acheva son mandat en 1981, quelques mois après le second choc pétrolier déclenché par la Révolution islamique iranienne, en 1979. Au cours d’un septennat encadré par deux crises économiques majeures, il dut gérer la fin d’une époque, celle des Trente Glorieuses, où la France et l’Europe avaient connu la prospérité après le Plan Marshall américain. Les années heureuses du mandat pompidolien disparaissaient, pour ne plus jamais vraiment revenir. La donne était nouvelle, et il fallait donc improviser.

Il fallait, d’abord, sauver l’approvisionnement énergétique de la France, dans un monde où les émirs du Golfe, maîtres des prix du pétrole, seraient désormais en mesure de plonger l’Occident dans une crise économique longue. Chômage et inflation deviendraient le quotidien de l’Europe.

Il fallait, ensuite, répondre au retour brutal du phénomène religieux dans les relations internationales, et plus particulièrement à l’avènement de l’islamisme politique, lorsque survint la victoire de l’Ayatollah Khomeiny, qui chassa le Shah à Téhéran. Et il fallait gérer, plus généralement, une société mondiale où l’information commençait à circuler plus vite, où le « Tiers-Monde » devenait le « Sud », avec des géants qu’on ne contiendrait plus longtemps : en 1972, Nixon avait rencontré Mao à Pékin, et la Chine communiste avait repris le siège tenu par Taïwan aux Nations unies. Et l’Inde procéda à son premier essai nucléaire une semaine avant la victoire électorale de Giscard, en mai 1974.

Lorsque le nouveau président français prit ses fonctions, l’allié américain était de surcroît en crise morale et politique. Nixon allait bientôt démissionner pour éviter l’humiliation d’une procédure d’impeachment à la suite du scandale du Watergate, et le pays n’était pas encore sorti d’une guerre vietnamienne déjà perdue sur le terrain. Dans le même temps, malgré l’image de vieillards impotents assistant mécaniquement à des défilés militaires surréalistes, tout semblait réussir à l’URSS, qui gagnait du terrain en Afrique (Angola, Mozambique, Corne de l’Afrique), en Asie, et même en Amérique latine. Dans la vieille Europe, les partis communistes se portaient bien, et le pacifisme aussi. Quelle réponse apporter à ce tableau ?

Continuités, ruptures, et intuitions justes

Valéry Giscard d’Estaing, qui n’était pas un gaulliste mais un libéral (issu de la droite « orléaniste » plutôt que « bonapartiste », pour reprendre la typologie de René Rémond dans Les droites en France, 1968 et 1982), avait tout pour proposer une rupture en politique étrangère. Il poursuivit pourtant la tradition gaullienne sur plusieurs points.

Sa relation aux États-Unis resta loyale mais non alignée. Sa politique proche-orientale et méditerranéenne resta sensible à la question arabe. Giscard fut celui qui installa un bureau de l’OLP à Paris en 1975, alors qu’il n’en existait que deux autres, à Moscou et New Delhi. Il fut aussi l’un des principaux initiateurs de la déclaration de Venise en 1980, par laquelle les Neuf, dans l’une des rares déclarations européennes claires et courageuses, énoncèrent un principe qui restera le leur et celui de la France : Israël a le droit de vivre en sécurité, mais les Palestiniens ont le droit d’avoir un État. Son voyage officiel à Alger en 1975 fut le premier d’un chef d’État français depuis l’indépendance de 1962. Concernant l’Afrique, il remercia officiellement Jacques Foccart, mais pas ses réseaux. Et les interventions militaires françaises continuèrent (Zaïre, Mauritanie, Tchad, Centrafrique…).

C’est sur le plan de la construction européenne qu’il insuffla une dynamique nouvelle, même si celle-ci n’était pas en rupture avec un gaullisme lui aussi très européen. Le couple franco-allemand, inauguré par le tandem De Gaulle-Adenauer, se retrouvait dans le duo Giscard-Helmut Schmidt. L’Europe devait être un rempart contre l’incertitude nouvelle du monde : première intuition forte. Cette Europe, il contribua à la renforcer, avec un système monétaire (le SME) qui deviendrait l’ancêtre de l’euro, un Parlement européen élu au suffrage universel et que présiderait Simone Veil, tandis que les « sommets » européens, trop informels à son goût, deviendraient des « Conseils », sur une base plus régulière.

Mais son esprit analytique, à partir d’observations froides, l’amenait aussi à pressentir des évolutions importantes sur d’autres continents. Cet esprit de synthèse impressionnait ses interlocuteurs, jusqu’aux jeunes étudiants du master « Carrières internationales » de Clermont-Ferrand – dans « son » Auvergne –, qu’il recevrait plusieurs fois, longtemps après la fin de sa présidence, y compris dans ses bureaux bruxellois lorsqu’il en disposait au début des années 2000 en tant que président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, pour recueillir leurs questions sur le monde. Ses réponses, brèves, structurées, presque toujours novatrices, donnaient une idée des préoccupations du personnage : aller à l’essentiel et se projeter déjà dans la configuration qui naîtrait bientôt, quitte à balayer d’un revers de main parfois trop rapide les contingences d’une situation pourtant toujours présente.

La France ? Elle ne pouvait plus prétendre seule à la même puissance sans s’inscrire dans un ensemble européen. L’Occident ? Il nous faudrait apprendre vite à en relativiser la suprématie : des géants en essor la contesteraient, ce passionné de la Chine en était convaincu (il apprit tard, mais avec application, le chinois). C’est ainsi qu’à l’Élysée il prit plusieurs fois ses partenaires internationaux à contre-pied. En estimant que l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique (décembre 1979) était davantage une réponse défensive à la Révolution iranienne qu’une offensive russe vers « les mers chaudes » (comme on le disait alors à Washington), il agaça l’Amérique. Plus encore en rencontrant Leonid Brejnev en mai 1980 à Varsovie, puis en envoyant, la même année, les athlètes français aux Jeux olympiques de Moscou – des Jeux boycottés par la quasi-totalité du monde occidental. Mais il voyait sans doute juste sur l’Afghanistan : les événements iraniens étaient majeurs, et Moscou avait peur de la contagion islamiste dans ses Républiques musulmanes. Sa rhétorique, qui voulait que la France n’eût « pas d’ennemi », inquiétait les États-Unis en pleine guerre froide, mais préfigurait la fin proche de celle-ci, tout en restant dans le refus gaullien de la logique des blocs. En recevant à Rambouillet en 1975 le premier sommet du G6 (qui allait devenir le G7 avec l’inclusion du Canada l’année suivante), il eut aussi l’intuition d’un nécessaire renouvellement des mécanismes de la gouvernance mondiale, même si ces « sommets de riches » pouvaient provoquer des réactions négatives.

Une hauteur de vues rattrapée par les faiblesses humaines ?

On retient souvent de lui, pourtant, ses fautes et ses faux pas internationaux. Il y en eut, le plus souvent dictés par une personnalité complexe. Son style monarchique heurta. Margaret Thatcher, qui le raconta, fut choquée de le voir se faire servir le premier à table lorsqu’il recevait, alors qu’elle était la seule femme de l’assemblée. La maladresse du protocole tranchait avec le professionnalisme de l’homme de dossiers, servi par trois ministres des Affaires étrangères peu charismatiques mais solides, Jean Sauvagnargues, Louis de Guiringaud, et surtout Jean‑François Poncet.

On sait que l’Afrique lui coûta cher politiquement. L’affaire des diamants de Bokassa, à cet égard, ne fut que le symptôme d’une tendance plus profonde, à la fois personnelle et française. Personnelle, car l’homme aimait ses prérogatives, il avait ses faiblesses et ses passions, que l’Afrique sut incarner et dont certains dirigeants surent jouer. Ses parties de chasse ont défrayé la chronique. La retransmission par la télévision française du sacre de « Bokassa Ier, Empereur de Centrafrique », dont se distancia discrètement – mais courageusement pour l’époque et avec ironie – Patrick Poivre d’Arvor en présentant le journal télévisé, étonna.

Mais au-delà de Giscard, il y avait un problème français. La gestion de Bokassa indiquait la difficulté du rapport au continent noir : « l’Empereur » fut d’abord toléré, puis renversé par une opération soutenue par la France, alors que ses actions n’auraient pas dû être tolérées et que son départ aurait dû suivre un autre cours. Les diamants, brillants et symboliques, ont fait jaser davantage que de simples valises de billets, trop courantes dans la relation entre Paris et ses anciennes colonies. Pourtant sur le fond, le phénomène est le même. Il appartenait à ce président jeune, homme neuf et de rupture, de tourner la page de la Françafrique, d’imaginer autre chose, de préparer l’avenir, lui dont l’esprit adorait cet exercice. Mais il y avait l’autre Giscard, avec sa part d’ombre, et c’était l’Afrique, si magnétique.

Il ressort aujourd’hui des articles de presse, en France comme à l’étranger, que Valéry Giscard d’Estaing ne reste pas, sous la plume des journalistes trop jeunes pour l’avoir connu, comme un grand président de politique étrangère. C’est à bien des égards injuste, comme on l’a vu. Un peu comme pour Jimmy Carter, dont il fut le contemporain au pouvoir, on retient de lui une routine, et quelques erreurs (dont une commune, sur l’Iran : Giscard a hébergé Khomeiny à Neauphle-le-Château, Carter a abandonné le Shah). Les deux ont été battus à la fin de leur premier mandat. Pourtant, dans les deux cas, ils ont aidé leurs pays respectifs à affronter les futures relations internationales. Dans un style peut-être trop discret pour l’un, et pas assez pour l’autre.

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