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La fumée noire de pneus en feu est visible lors d'une manifestation contre l'insécurité, le 7 août 2023, près de la maison officielle du Premier ministre à Port-au-Prince, Haïti.
Si les autorités se recueillent annuellement au sein de leurs ministères ou devant des petites stèles, la population est peu conviée à ces temps de souvenirs, car elle est plus occupée à organiser sa survie quotidienne. Ici une manifestation contre l'insécurité, le 7 août 2023, près de la maison officielle du Premier ministre à Port-au-Prince, Haïti. Richard Pierrin / AFP

Haïti : un « séisme commémoratif » en hommage aux victimes de la catastrophe de 2010

Le quotidien des Haïtiens est sans cesse confronté à des crises politiques, économiques et sécuritaires. Parmi tous ces risques, des séismes surviennent régulièrement. Souvent meurtriers, ils provoquent l’effroi et laissent la population démunie.

Depuis 2021, un groupe de chercheurs haïtiens et français travaille sur le risque sismique en Haïti dans le cadre du projet ANR Osmose. Sismologues, géologues, mais aussi géographes, anthropologues et philosophes : de façon multidisciplinaire, ils distribuent à travers tout le pays de petits sismomètres, ces appareils qui enregistrent et mesurent les tremblements de terre, à des habitants qui, bénévolement, les accueillent chez eux. Cette démarche dite de « science participative » permet de faire des relevés précis des mouvements de la terre, immédiatement mis en ligne sur un site Internet, mais aussi d’impliquer les hébergeurs (baptisés « sismo-citoyens ») dans la démarche de recherche.

Alors qu’on ne peut encore prédire les séismes, l’accueil des sismomètres pourrait paraître superfétatoire. Pourtant, pour les sismo-citoyens, participer à un projet dont les résultats peuvent paraître lointains (des articles académiques dans des revues scientifiques) prend tout son sens.

Leur motivation est grande, leur fierté réelle, et ils démontrent sans cesse un grand intérêt à participer au projet. Chaque vibration du sol ressentie est « vérifiée » en ligne par l’hébergeur, pour voir si le sismomètre a bien fait son travail et mesuré la taille de l’évènement. Quand cela dysfonctionne, les scientifiques sont appelés. Quand ces derniers viennent visiter les dispositifs, pour les réparer par exemple, ils sont toujours bien reçus. Un groupe de discussion sur la plate-forme WhatsApp voit les hébergeurs échanger, se questionner, ou interpeller directement les sismologues quand une interrogation se présente.

Un signal symbolique pour commémorer le séisme de 2010

C’est justement cette forte implication qui interpelle les chercheurs. Elle a été démontrée une fois de plus le 12 janvier dernier, date anniversaire du séisme de 2010 qui a frappé l’agglomération de la capitale Port-au-Prince et provoqué la mort de dizaines de milliers de personnes et le déplacement de plus de 2 millions d’autres dans des camps de fortune.

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L’équipe de chercheurs a demandé aux sismo-citoyens de créer un « séisme commémoratif ». À l’heure exacte du séisme de 2010, ils devaient sauter à côté de leurs sismomètres pour créer des signaux sismiques enregistrés sur la plate-forme en ligne. L’enjeu pour les chercheurs n’était pas tant de savoir si les vibrations causées par ces sauts allaient être enregistrées – les sismomètres, s’ils sont bien branchés et connectés à Internet, sont très sensibles. Il s’agissait surtout de voir si cette idée de signal symbolique allait être acceptée et relayée par les sismo-citoyens.

Flyer du projet de séisme commémoratif diffusé auprès des hébergeurs de sismomètres
Flyer du projet de séisme commémoratif diffusé auprès des hébergeurs de sismomètres. Camille de Carolis/EMSC/ANR Osmose, Author provided (no reuse)

Et ça a fonctionné ! Le 12 janvier 2024, à 16h53 précise, les sismomètres ont enregistré les vibrations provoquées par les sauts des sismo-citoyens. Certains se sont filmés lors de l’exercice, d’autres ont réuni voisins ou amis pour sauter de manière synchrone vers « la petite boîte qui fait beaucoup », tel qu’est décrit le sismomètre par un hébergeur. Dans la bonne humeur, et avec précision, le séisme commémoratif a mobilisé et a été enregistré.

Les signaux symboliques qui représentent les sauts des sismo-citoyens
Les signaux symboliques qui représentent les sauts des sismo-citoyens. Sylvert Paul/laboratoire GéoAzur/ANR Osmose, Author provided (no reuse)

Un besoin de mémoire

Cependant, la mémoire du 12 janvier 2010 est difficilement entretenue dans le pays : les sites mémoriels ont été délaissés, et les actions commémoratives ont été peu suivies.

Un mémorial a laborieusement été construit près des fosses communes du séisme, mais s’est rapidement délabré. Si les autorités se recueillent annuellement au sein de leurs ministères ou devant de petites stèles, la population est peu conviée à ces temps de souvenirs, car elle est plus occupée à organiser sa survie quotidienne.

Décrété initialement jour férié, ce temps de souvenir et de deuil a été oublié des calendriers dès 2013. De manière générale, les activités commémoratives sont organisées par la population et au sein des familles : le saut collectif des participants au projet Osmose traduit bien le désir, et peut-être la nécessité, de rappeler la catastrophe et de la visibiliser pour ne pas qu’elle tombe dans l’oubli.

Des sismo-citoyens sautent près de leur sismographe le 12 janvier 2023, à 16h53
Des sismo-citoyens sautent près de leur sismographe le 12 janvier 2023, à 16h53. ANR Osmose, Author provided (no reuse)

Haïti est un pays failli, sur lequel le regard porté est souvent pessimiste. On égraine ses malheurs en les associant à des chiffres de morts dans une litanie d’un pays malade, voir « maudit ». Certes, il y a les séismes et les cyclones, l’économie vacillante et les instances politiques dépassées par une insécurité de tous les instants.

Un pays disloqué par l’insécurité

Depuis l’assassinat du Président Moïse, en 2021, les gangs ne cessent de s’affronter et le pays vibre au son des combats qui déplacent les populations, coupent les routes (et les échanges marchands), ferment les écoles, provoquent la terreur.

La population a donc peu de droits respectés, de la même façon qu’elle a du mal à exercer ses devoirs citoyens. Les élections ne sont toujours pas organisées et les autorités sont absentes, seulement incarnées par une police mal équipée et parfois défaillante.

L’impact sécuritaire des tirs et des affrontements qui rythment le quotidien entrave toutes les possibilités de développement, d’expression et d’exercice de la citoyenneté. L’éducation et la santé sont difficiles d’accès : seuls s’en sortent ceux qui peuvent payer. Les personnes formées ont pour beaucoup fui le pays, et les ONG ont des difficultés à travailler (par exemple, les hôpitaux de Médecins sans frontières ferment parfois leurs portes après des attaques ou exactions de patients).

Une grande partie du pays est en insécurité alimentaire, non parce qu’il n’y a pas de production, mais parce que les routes sont coupées : la nourriture produite dans le pays n’accède pas aux centres urbains. Tout cela provoque l’exode des Haïtiens qui se retrouvent souvent en Amérique latine, d’où ils essaient de remonter vers les États-Unis.

Alors qu’une force multinationale pour rétablir la sécurité tarde à se mettre en place, les Haïtiens sont toujours dans l’attente d’une solution pour pouvoir vivre dans un pays apaisé.

Le désir d’agir des citoyens

Les citoyens haïtiens sont pourtant là. Ils luttent par le verbe notamment – la poésie, le chant, la prose, partagés lors de rencontres littéraires ou récités en ligne, y compris par la diaspora. Ils luttent aussi par leur participation sans faille à tout événement collectif, pour peu qu’on leur en donne les moyens. La voix des Haïtiens est clamée dans tous les réseaux d’entraide qu’ils organisent entre eux : on se serre les coudes pour faire des courses, circuler à travers le pays, se tenir au courant, via les réseaux sociaux, des zones qui s’enflamment pour pouvoir les éviter. On fait avancer la science également, pour le bénéfice du pays – à l’instar des « sismo-citoyens » – en s’investissant dans le projet Osmose.

Le séisme commémoratif est un de ces signes de « citoyenneté malgré tout ». Il démontre à quel point les citoyens haïtiens s’investissent, dès qu’on leur en donne les moyens, dans les activités collectives pour leurs pays. Il fait partie des nombreux actes de résistance – et d’existence – des habitants qui valorisent une citoyenneté qui leur est pourtant flouée au quotidien. Cette participation symbolique et scientifique est donc avant tout populaire et politique.


Le projet OSMOSE est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

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