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Henry Kissinger, promoteur d’une « realpolitik » aux résultats largement controversés

Portrait photographique d'Henry Kissinger
Henry Kissinger a été conseiller à la sécurité nationale des États-Unis (1969-1975) et secrétaire d’État (1973-1977). Gerald R. Ford White House Photographs

Henry Kissinger, décédé le 29 novembre 2023 à l’âge de 100 ans, a exercé son influence sur la politique étrangère américaine pendant près d’un demi-siècle. En tant que spécialiste de la politique étrangère américaine, j’ai particulièrement travaillé sur l’action de Kissinger de 1969 à 1977, période durant laquelle il fut conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État sous les administrations Nixon et Ford. Tenant d’une vision étroite de l’intérêt national des États-Unis, il a mis en œuvre une realpolitik qui consistait principalement à tout faire, sur chaque dossier de politique étrangère, pour maximiser la puissance économique et militaire de Washington.

Cette approche transactionnelle a produit une série de résultats destructeurs. Sous la férule de Kissinger, l’action internationale des États-Unis a notamment été marquée par la fomentation de coups d’État aboutissant à la mise en place de dictatures meurtrières comme au Chili ; par des bombardements massifs se soldant par la mort de très nombreux civils comme au Cambodge ; ou encore par l’aliénation d’alliés potentiels comme l’Inde.

Au diable les valeurs

Dans sa thèse (qui deviendra le premier des nombreux ouvrages qu’il aura publiés) consacrée au Congrès de Vienne de 1815, Kissinger affirme que l’action des responsables de la politique étrangère doit être mesurée à l’aune de leur capacité à identifier les changements politiques, militaires et économiques à l’œuvre dans le système international, puis à faire en sorte que ces changements jouent en faveur de leur pays.

Dans ce modèle de politique étrangère, les valeurs politiques comme l’attachement à la démocratie et aux droits de l’homme qui sont censées faire des États-Unis un acteur distinctif du système international ne jouent strictement aucun rôle.

Cette vision des choses, présentée comme étant réaliste et pragmatique, ainsi que la place de Kissinger au sommet de l’establishment de la politique étrangère en tant que conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État pendant près d’une décennie, ont fait de « Dear Henry » une sorte d’oracle de la politique étrangère pour les décideurs politiques américains de tous bords.

Or l’examen de son bilan permet de mettre en évidence les problèmes posés par une conception si étroite de l’intérêt national. Son passage au gouvernement s’est caractérisé par des décisions politiques qui ont, pour la plupart, nui aux positions internationales des États-Unis.

Carnage au Cambodge

En arrivant à la Maison Blanche en 1968, Richard Nixon avait promis une fin honorable à la guerre du Vietnam. Toutefois, il a rapidement été confronté à un problème majeur lorsqu’il a cherché à s’assurer le contrôle de la situation sur le terrain : la porosité des frontières du Vietnam avec le Cambodge. Les soldats et les équipements militaires du Nord-Vietnam étaient en effet acheminés en grand nombre vers le Sud à travers le territoire cambodgien.

Pour résoudre ce problème, Nixon a très significativement intensifié la campagne de bombardements visant le Cambodge entamée par son prédécesseur Lyndon Johnson. Il a ensuite lancé une invasion terrestre du Cambodge pour couper les voies d’approvisionnement du Nord-Vietnam.

Comme l’explique William Shawcross dans son livre de référence sur le sujet, Kissinger a entièrement soutenu la politique cambodgienne de Nixon.

Bien que Phnom Penh n’ait pas été partie prenante au conflit vietnamien, les bombardements américains sur le Cambodge auraient été supérieurs en tonnage à l’ensemble de toutes les bombes larguées par les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, y compris les bombes nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki.

La campagne a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de Cambodgiens et en a déplacé des millions. Les destructions causées par les bombardements et l’occupation partielle par les Américains en 1970 ont joué un rôle déterminant dans la déstabilisation politique et sociale du pays, qui a facilité l’instauration du régime génocidaire des Khmers rouges, lequel aurait en quelques années au pouvoir, tué environ 2 millions de Cambodgiens.

Soutien à un leader génocidaire

En 1970 et 1971, Nixon, conseillé et encouragé par Kissinger, a soutenu le dictateur pakistanais Muhammad Yahya Khan dans sa répression génocidaire des nationalistes bengalis et sa guerre contre l’Inde. On estime qu’entre 300 000 et 1 million de Bengalis auraient été tués lors de ce conflit. Khan souhaitait une éviction complète des Hindous du Pakistan oriental, une région qui allait, à l’issue d’une guerre sanglante, finalement obtenir son indépendance sous le nom de Bangladesh.

Des millions de réfugiés en provenance du Pakistan oriental fuirent alors vers l’Inde, qui tenta de faire valoir auprès de l’administration américaine que cet afflux massif représentait pour elle un fardeau colossal. Irrité par ces demandes, Kissinger acquiesça quand Nixon lui dit qu’il fallait peut-être que l’Inde – pourtant un pays démocratique comme les États-Unis – subisse une « famine de masse » pour apprendre à rester à sa place.

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Réfugiés dans un camp de fortune à Bongaon, fuyant les combats à la frontière entre l’Inde et le Pakistan, 26 juin 1971. Mark Edwards/Keystone Features/Getty Images

Durant la troisième guerre indo-pakistanaise (décembre 1971), le duo est allé jusqu’à envoyer un porte-avions américain dans le golfe du Bengale pour intimider l’Inde, qui avait subi une série d’attaques transfrontalières de la part du Pakistan. La politique de soutien au Pakistan menée par Nixon et Kissinger à cette période a été pour beaucoup dans le rapprochement entre l’Inde et l’Union soviétique. La diplomatie indienne s’est alors imprégnée d’une profonde méfiance envers Washington ; la plus ancienne et la plus grande démocraties du monde se sont donc éloignées l’une de l’autre pour des décennies.

Au soutien de Saddam Hussein contre les Kurdes

En 1972, Kissinger a accédé à la demande du chah d’Iran de fournir une aide militaire aux Kurdes d’Irak qui cherchaient à obtenir une patrie indépendante. L’objectif de l’Iran était de faire pression sur le régime irakien contrôlé par Saddam Hussein, tandis que Kissinger cherchait avant tout à maintenir les Soviétiques hors de la région. Le projet, comme l’a souligné le chah, reposait sur la conviction des Kurdes que les États-Unis soutenaient leur indépendance.

Mais les États-Unis ont abandonné les Kurdes à leur sort à la veille d’une offensive irakienne en 1975, Kissinger commentant froidement à cet égard que « les opérations secrètes ne doivent pas être confondues avec un travail de missionnaire ».

En fin de compte, la défaite irakienne contre les Kurdes renforcera Saddam Hussein, qui durant les décennies suivantes continuera à déstabiliser la région, à tuer des centaines de milliers de personnes et à déclencher des guerres.

« Pragmatique » jusqu’au bout

Après son départ du gouvernement en 1977, à la suite de la défaite de Gerald Ford face à Jimmy Carter, Kissinger a fondé Kissinger Associates, une société de conseil en géopolitique. Jusqu’à la fin de ses jours, il a toujours conseillé aux décideurs politiques américains d’adapter leur politique aux intérêts des grandes puissances étrangères telles que la Russie et la Chine.

Ces positions étaient cohérentes avec sa conviction, maintes fois démontrée, que les intérêts des États-Unis prévalaient sur toute autre considération, à commencer par les droits des autres pays et peuples. C’est probablement aussi du fait de cette posture que Kissinger Associates a toujours pu bénéficier d’un accès privilégié aux élites politiques des grandes puissances non démocratiques.

Henry Kissinger continuera bien longtemps après son départ de la vie politique d’être reçu par divers responsables étrangers, comme ici en juin 2017 par Vladimir Poutine au Kremlin. Ce dernier a réagi à l’annonce du décès de l’ancien secrétaire d’État américain en saluant la mémoire d’un homme « sage et visionnaire ». Archives photographiques du Kremlin

En mai 2022, Kissinger a publiquement affirmé que l’Ukraine, victime d’une agression non provoquée de la part de la Russie, devrait céder les portions de son territoire internationalement reconnu dont s’étaient emparés la Russie elle-même (à savoir la Crimée) ou des mandataires de Moscou (cas des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk).

Kissinger a également soutenu que les États-Unis devaient s’adapter aux exigences de la Chine, et mis en garde contre tout effort concerté des démocraties qui viserait à contrer la puissance et l’influence croissantes de Pékin.

La politique étrangère est, bien sûr, un univers extrêmement complexe et imprévisible. Mais la vision dite « réaliste » de Kissinger ne représente certainement pas la panacée en la matière, y compris pour les États-Unis. Des décennies durant, l’imposition de cette vision dénuée de la moindre considération morale a provoqué de nombreux désastres – une réalité que les responsables américains, ainsi que les simples citoyens, auraient intérêt à garder à l’esprit.

This article was originally published in English

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