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Inondations en Libye : et après, le déluge ?

Femme de dos devant Derna détuite.
Une survivante prie sur les décombres de sa maison détruite à Derna, le 18 septembre 2023. Karim Sahib/AFP

Rupture de barrages hydrauliques majeurs, zones entières submergées par les eaux, affaissements de terrain, dislocations spectaculaires, milliers de morts et de disparus dans tout l’Est du pays : le bilan, encore temporaire, des inondations qui ont ravagé la Libye en septembre est loin de se limiter à ce bref et non moins terrifiant panorama de dévastation.

Face à l’ampleur des destructions et des scènes de détresse, certains commentateurs ont tôt fait de qualifier le cataclysme de « déluge », reprenant ainsi le célèbre mythe présent dans la Bible, mais aussi dans d’autres cultures, et décrivant des inondations diluviennes et continues causées par Dieu (ou par les dieux) pour punir l’humanité. Cette inclination à une lecture mythique des événements est renforcée par le fait que le désastre a été provoqué par la tempête Daniel, cyclone méditerranéen portant le nom du prophète de l’Ancien Testament qui interprétait les rêves et entrevoyait l’avenir.

Il est notable que le thème du châtiment divin ressurgisse dans les croyances populaires alors qu’on le pensait disparu avec les Lumières et l’entrée dans la modernité.

L’invocation de la théologie rétributive en laquelle croyaient les Anciens, fondée sur la vision d’un Dieu colérique et vengeur, peut avoir pour effet d’occulter le poids des responsabilités humaines, morales comme politiques. Or cette théologie commode refait une nouvelle fois surface dans la discussion consacrée au drame libyen, comme pour pallier l’impuissance des populations et le sentiment de faute des élites.

Punition surnaturelle, châtiment divin

Depuis des millénaires, les hommes cherchent à comprendre et à interpréter les catastrophes qui les atteignent. Cette interrogation, qui dépasse souvent tout cadre rationnel, est aujourd’hui réitérée en Libye comme elle l’a été dernièrement après les tremblements de terre survenus au Maroc, en Syrie et Turquie, et ailleurs. Appréhendées sur le plan de l’éthique, ces catastrophes fournissent toujours une occasion idéale de convier à la table des débats l’idée selon laquelle la source de pareils désastres ne peut être que surnaturelle, allant bien au-delà de la compréhension humaine, et qu’une vengeance – tantôt des dieux, tantôt de la nature elle-même – en est la cause la plus probable.

Dans les pays de tradition musulmane, particulièrement dans les milieux les plus conservateurs, la tendance à présenter ces calamités comme l’expression d’une colère divine, suivie du jugement et du châtiment des hommes, reste courante. Une telle intervention transcendantale viserait, selon les tenants de ces discours, à rappeler à l’humain qu’il n’est pas le maître du monde et qu’un « message » lui est envoyé en contrepartie de ses actes. Pourtant, cette attitude résignée ne repose en l’espèce sur aucun enseignement singulier de l’islam. Aucun verset du Coran, ni aucun hadith n’enjoint en effet aux croyants de se complaire dans le fatalisme. L’islam prône au contraire la foi dans la bienveillance divine, au même titre que la science et la connaissance pour réduire les risques qui pèsent sur l’humanité.

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Mais les légendes qui recensent, au niveau historique, ces ébranlements d’apparence extraordinaire, de même que les réponses humaines qui leur sont apportées, ne sont pas récentes ; elles remontent aux civilisations les plus anciennes, pré-monothéistes. Tous les récits existants soulèvent la problématique du pourquoi et y apportent pour réponse ce qui procéderait d’une volonté de rétribution contre l’humanité.

Géomythologie de l’« homme diluvien »

En tant que discipline historico-scientifique, la géomythologie se penche sur ces narrations surnaturelles et tente de relier les grands mythes diluviens du passé aux réalités historiques qui les ont accompagnés, d’établir la part de réel et d’objectif entre ce type d’inondations torrentielles et dévastatrices et les discours qui en sont issus. Le mythe du déluge, bien connu dans la culture judéo-chrétienne à travers l’épisode de l’Arche de Noé, n’est d’ailleurs pas caractéristique des seules cultures monothéistes : beaucoup d’autres sociétés ont transmis des histoires analogues de bouleversements destructeurs.

Sorti en 2014, « Noé », de Darren Aronofsky, reprend, avec quelques approximations, le récit biblique de l’annihilation par Dieu de la quasi-totalité de l’humanité pour la punir de son égarement.

On retrouve ces récits parmi la plupart des peuples et dans de nombreuses traditions orales et folkloriques en lien avec divers phénomènes naturels – séismes, éruptions volcaniques, tsunamis, ouragans, pestes, épidémies… Indépendamment des croyances ou religions qui les sous-tendent, ceux-ci ont pour dénominateur commun de vouloir expliquer la survenue de désastres à travers une fenêtre historique menant à la reconstruction d’un monde chargé de sens à la suite d’événements mystérieux, de situations considérées comme incontrôlables.

Depuis la nuit des temps, la vie humaine a coexisté avec son environnement naturel, dans une lutte perpétuelle pour le contrôle de ce dernier. Dès lors, l’effort qui consiste à rechercher des significations à des événements accablants à l’échelle psychologique, car hautement traumatiques à l’instar de ce qui s’est produit en Libye, relève d’une agentivité en quête de causes, d’intentions, d’effets, pour regagner la maîtrise d’une situation qui semble échapper à l’homme, autrement dit de son destin. Nombre de systèmes de croyances affirment qu’une puissance surnaturelle ou divine ne se contente pas d’intervenir : elle châtierait en délivrant à l’humanité, prise en partie ou dans sa totalité, violences et souffrances pour mieux l’inviter à se réformer.

Repousser la responsabilité humaine ?

Ne doit-on pas voir dans ces légendes et mythes une stratégie destinée à refouler la culpabilité directe des hommes dans ces désastres ? Fables, créatures fantastiques et dieux vengeurs qui entourent les interprétations prémodernes des catastrophes s’abattant sur l’humanité ne sont-ils pas, en réalité, la preuve d’une faute foncière quant à la dégradation environnementale aux répercussions délétères ? Le thème du châtiment divin ou celui de représailles de « mère Nature » ne sert-il pas de prime abord à échapper à cette cruelle réalité ?

De fait, la notion de punition surnaturelle a pour conséquence première de créer l’illusion de cataclysmes exceptionnels, inexplicables, alors que les inondations qui ont frappé la Libye et d’autres nations traversent toute l’histoire. Les populations ne s’y sont pas trompées : les habitants de Derna, sinistrée par les eaux, ont d’emblée manifesté leur colère contre les autorités en réclamant des comptes, exprimant ainsi une exigence de réponses rationnelles. Les initiatives de secours sont d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que la Libye est rongée par une guerre civile meurtrière depuis plus d’une décennie et que la coordination de l’assistance humanitaire aux victimes est gérée par deux pouvoirs antagonistes.

Contre toute lecture superstitieuse ou apocalyptique qui viderait ces développements de leur cause humaine, le Procureur général de Libye a ordonné la mise en détention de huit responsables en charge des ressources hydrauliques, accusés d’avoir fait montre de mauvaise gestion et de négligence après que des fissures sur les barrages concernés leur furent signalées, sans action spécifique pour y remédier. Cette réaction, comme d’autres, suggère-t-elle pour autant que l’équation sur le terrain évoluera fondamentalement dans la bonne direction ? Rien n’est moins sûr.

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