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Irresponsabilité pénale : comment comprendre la loi ?

Manifestation à Lyon le 25 avril 2021, contre le jugement rendu dans l'affaire Sarah Halimi, une sexagénaire défenestrée par une homme en proie à des bouffées délirantes, également consommateur de cannabis de longue date. PHILIPPE DESMAZES / AFP

Une proposition de loi vient d’être votée par le Sénat pour faire évoluer les conditions de mise en jeu de l’irresponsabilité pénale pouvant conduire un délinquant à échapper à toute condamnation.

Le gouvernement vient concurremment de présenter au Conseil d’État un projet de loi destiné à limiter l’irresponsabilité pénale lorsque l’abolition du discernement résulte d’une intoxication volontaire. Ces démarches font suite à la vive émotion engendrée par l’affaire Sarah Halimi mais aussi au double homicide à Cholet fin 2020. Voici quelques clefs pour comprendre l’origine du problème.

Une décision très controversée

Le 14 avril dernier, la Cour de cassation a rendu une décision très controversée dans le cadre de l’affaire Sarah Halimi. En 2017, cette femme de confession juive âgée de 65 ans avait été tuée par un homme ayant agi sous l’emprise d’une bouffée délirante aiguë. En dépit de la gravité de cet acte, les juges ont considéré que l’agresseur ne pouvait pas être sanctionné, parce qu’il était en proie à un trouble mental au moment des faits : il a été déclaré pénalement irresponsable.

La polémique autour de cette décision s’explique par l’origine de cette bouffée délirante qui a conduit au décès de la victime : elle était la conséquence d’une consommation régulière de cannabis responsable d’une détérioration de son état mental.

Dans l’opinion publique, cette décision a donc été mal ressentie, car la consommation de résine de cannabis parait constituer une faute, plus qu’une circonstance propre à excuser l’auteur de l’agression. Mais peut-on reprocher aux juges de ne pas avoir vu dans cette consommation un comportement fautif ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord essayer de comprendre la cause de cette irresponsabilité, et comment l’existence d’une faute antérieure du délinquant peut avoir un impact sur celle-ci.

Responsabilité et irresponsabilité pénale

Dans notre société, la réalisation de nombreux comportements est interdite et, à ce titre, sanctionnée pénalement. Le meurtre, le viol, les violences graves ou, dans une moindre mesure le vol, sont autant d’exemples de comportements prohibés.

Mais pour être sanctionné, il ne suffit pas de violer l’interdit. La violation n’est en effet qu’une condition nécessaire mais non suffisante. Elle nécessite, de surcroît, que celui qui a commis l’acte interdit soit reconnu pénalement responsable de son comportement. Pénalement responsable, c’est-à-dire capable de répondre de ses actes devant la justice pénale qui pourra, le cas échéant, le sanctionner.

Là réside le problème. Cette responsabilité est loin d’être systématique parce que la loi prévoit de nombreux cas dans lesquels une personne pourra y échapper : c’est ce qu’on appelle les causes d’irresponsabilité pénale qui conduisent à ne pas punir l’auteur d’un comportement pourtant prohibé.

Tel est par exemple le cas pour un obstétricien qui doit sacrifier la vie d’une femme qui accouche, afin de sauver l’enfant qu’elle portait. Confronté à un choix humain des plus difficiles, pris entre Charybde et Scylla, sa décision, quelle qu’elle soit, conduira au décès de l’un ou de l’autre. Avec humanité, la loi lui accorde le bénéfice de l’état de nécessité pour échapper à sa responsabilité, parce que pour préserver une valeur essentielle – la vie humaine – il a dû en sacrifier une autre.

Ce principe trouve son origine dans la célèbre affaire Ménard jugée en 1898 : une mère qui avait volé du pain pour nourrir son enfant n’avait pas été condamnée, le juge ayant considéré que la préservation de la vie humaine justifiait l’atteinte à la propriété d’autrui. Cette cause d’irresponsabilité est aujourd’hui prévue par la loi

Dans un domaine différent, la loi fait encore preuve de compréhension à l’égard de la victime d’un viol qui porte un coup mortel pour repousser son agresseur. C’est cette fois le mécanisme de la légitime défense qui lui permet d’échapper à sa responsabilité.

L’imputabilité

D’autres causes similaires pourraient encore être relevées, mais l’affaire Sarah Halimi nous conduit à nous concentrer plus précisément sur une seule d’entre elles : lorsqu’en proie à des troubles psychiques ou neuropsychiques, une personne commet un meurtre sans en avoir la conscience ni même la volonté, la loi la déclare également pénalement irresponsable.

L’origine de ce principe est très lointaine, puisqu’on en trouve des traces dès 1760 avant Jésus-Christ, dans le Code babylonien d’Hammurabi. À cette époque déjà, on s’intéressait de près à l’impact de la folie sur un élément essentiel dans notre système pénal actuel : l’imputabilité.

On peut la définir comme la possibilité de mettre une faute au compte de celui qui l’a commise ; cela suppose qu’il ait pu comprendre, et vouloir commettre librement l’acte fautif. En d’autres termes, la loi exige que le délinquant soit doué de libre arbitre : il doit être capable de choisir de respecter la loi ou, au contraire, de la violer, ce qui suppose une capacité suffisante de discernement.

Or, tout être humain n’est pas doté de ce discernement nécessaire. La Cour de cassation a notamment rappelé dans la célèbre affaire Laboube qu’un jeune enfant qui en blesse un autre peut en être dépourvu, et donc ne pas avoir à répondre pénalement de ses actes.

Il en est de même pour celui qui est en proie à des troubles psychiques profonds : privé de ce discernement, il perd la capacité de comprendre qu’il viole la loi, et on lui accorde alors le droit d’échapper à toute sanction. Tel est précisément le cas dans l’affaire Halimi : en proie à une bouffée délirante, son agresseur n’avait pas de conscience ni de volonté de commettre de crime. Privé de libre arbitre, il a donc été déclaré pénalement irresponsable du meurtre commis.

La volonté d’agir

Peut-on d’ailleurs encore parler de meurtrier au sens pénal du terme ? Alors que le meurtre est défini comme le fait de donner volontairement la mort à autrui, comment parler de meurtre s’il n’y a ni conscience, ni volonté d’agir ?

La question peut sembler dérangeante : aux yeux de l’opinion publique, il apparait trop facile – et sûrement non équitable – de considérer que l’absence de conscience et de volonté est excusable, alors même qu’elle résulte d’une faute antérieure du délinquant. Voilà en effet que la consommation de stupéfiant – acte par ailleurs interdit par la loi – fait disparaître la conscience de commettre le crime, et s’oppose alors à sa répression…

Cette consommation ne devrait-elle pas, au contraire, constituer un facteur d’aggravation ? Une fois passé le trouble suscité par l’émotion, le rappel des règles en la matière invite à la compréhension, puis à la réflexion.

La faute antérieure

Dans différents cas, il est vrai que les tribunaux considèrent que l’existence d’une faute antérieure peut conduire à écarter toute irresponsabilité, et donc au prononcé d’une peine. Pour reprendre l’exemple de l’état de nécessité évoqué précédemment, le chasseur qui a tué en 2004 l’ourse Cannelle dans les Pyrénées en a fait l’amère expérience. Il avait invoqué devant les juges la nécessité pour lui d’abattre l’ourse pour préserver sa propre vie. Mais on lui reprocha de s’être introduit, en connaissance du danger, sur le territoire de Cannelle : c’est donc finalement par sa faute qu’il avait été contraint de l’abattre. Il n’échappa pas, en conséquence, à sa responsabilité pénale, et fut condamné pour destruction d’une espèce animale protégée.

Le ministre de l’Ecologie Serge Lepeltier se rend sur le plateau du Rouglan, le 4 novembre 2004, en compagnie de gendarmes, d’élus locaux et de nombreux journalistes, pour faire le point in situ sur la mort de l’ourse Cannelle, abattue le 1er novembre par un chasseur au cours d’une battue aux sangliers. Derrick Ceyrac/AFP

Dans le même sens, mais en matière de troubles psychiques et neuropsychiques cette fois, les juges retiennent que celui qui commet un crime parce qu’il a bu ou s’est drogué reste responsable pénalement. Cette faute antérieure constitue même dans de nombreuses décisions des facteurs d’aggravation. C’est ainsi que la Cour de cassation a rappelé dans une décision du 13 février 2018 qu’un homme qui assassine son épouse demeure responsable, en dépit de « la consommation importante de stupéfiants, qui ne doit pas s’analyser comme une cause d’abolition du discernement mais au contraire comme une circonstance aggravante ».

Mais dans l’affaire Halimi, la situation est très différente : on ne peut pas reprocher à l’agresseur d’avoir commis une faute l’ayant privé immédiatement de discernement. Tel aurait été le cas s’il s’était trouvé en état d’ébriété ou d’ivresse cannabique, au moment même de son geste dramatique.

C’est en réalité une faute antérieure beaucoup plus lointaine qui peut lui être reprochée : la consommation de drogue qui, à la longue, a déclenché chez lui une pathologie se manifestant par des troubles psychiques graves, tels que les bouffées délirantes ressenties au moment des faits. En d’autres termes, ce sont bel et bien ces troubles psychiques qui sont la cause de l’abolition de son discernement, et pas la consommation de cannabis elle-même qui n’est que la cause plus ancienne de cette pathologie à l’origine des troubles.

Appliquer la loi sans la dénaturer ou la modifier ?

D’aucuns objecteront que lointaine ou non, la faute existe, et qu’elle ne devrait pas conduire un délinquant à échapper aux conséquences de ses actes. C’est ainsi que le Chef de l’État déclarait récemment que « décider de prendre des stupéfiants et devenir alors comme fou ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale ». Ne « devrait » pas ? Le conditionnel s’impose en effet, car notre législation actuelle ne permet pas d’utiliser le présent.

Elle commande en effet aux juges appliquer la loi, sans la dénaturer, sans rien ajouter, sauf à violer eux-mêmes le principe d’interprétation stricte de la loi pénale qui s’impose à eux.

Or, actuellement, la loi n’opère aucune distinction selon que l’origine du trouble résulte ou non d’une faute antérieure du délinquant : elle se borne à ordonner l’irresponsabilité si le trouble existe, mais elle reste aveugle sur sa cause.

Le juge dont Montesquieu disait qu’il est « la bouche qui prononce la loi » doit donc l’appliquer telle quelle. Il ne saurait chercher de ses yeux ce qu’elle refuse de regarder. Autrement dit, il n’est pas autorisé à distinguer là où la loi ne distingue pas.

Ne pas prendre en compte la faute antérieure dans l’état de notre droit actuel, c’est respecter la loi. C’est ce que les juges ont fait dans l’affaire Halimi, et ce qu’ils ne font pourtant pas toujours d’ailleurs, lorsque, comme dans l’affaire de l’ourse Cannelle, ils prennent en compte la faute antérieure pour justifier le prononcé d’une sanction.

Faut-il alors changer la loi pour autoriser les juges à prendre en compte cette faute ? La question est complexe et la prudence doit être de mise. Les échanges parlementaires à propos de la proposition de loi adoptée par le Sénat et transmise à l’Assemblée nationale l’ont révélé.

Comment déterminer, par exemple, si la consommation de stupéfiants ou d’alcool n’est pas seulement la cause fautive d’une pathologie, mais parfois également sa conséquence non fautive… ?

La proposition fait donc preuve de prudence, puisqu’elle ne conduit finalement pas à exclure radicalement l’irresponsabilité en cas de faute antérieure : le projet de texte précise que lorsque « l’abolition temporaire du discernement de la personne mise en examen résulte au moins partiellement » du fait du délinquant, les juges pourront le priver du bénéfice de la cause d’irresponsabilité. C’est donc à l’issue d’un débat et dans le cadre d’une décision motivée qu’une telle décision pourra être prise.

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