Étant moi-même père de quatre enfants, j’ai toujours été impressionné par l’intelligence des jeunes, leur curiosité, leur capacité à saisir une multitude d’informations dans le flux discursif de la société, y compris dans celui qui jaillit en classe, informations qu’ils transforment en connaissances et en représentations aux fins de capturer le monde, de le comprendre et de s’en faire une idée.
Pour cette raison, je n’ai jamais accepté le poncif qui veut que les élèves, parce qu’ils ne savent pas répondre à une question du genre « Qui fut le premier premier ministre du Québec ? », soient ignorants de l’histoire de leur société. J’ai toujours pensé que de telles questions ne permettaient pas d’accéder au stock de connaissances et de représentations qu’ils possédaient du passé de leur communauté d’appartenance ou de référence. D’où l’idée d’une recherche portant sur le savoir des jeunes saisi à partir d’une question sensée et pertinente pour eux : « Raconte l’histoire du Québec depuis le début, comme tu la connais. »
À l’épreuve, cette question s’est révélée fructueuse pour générer chez les élèves des récits d’histoire fascinants à analyser du point de vue de leur contenu (composantes) et de celui de leur structure (articulation). En l’espace d’une dizaine d’années, de 2003 à 2013, j’ai, avec une équipe d’étudiants, recueilli à travers le Québec plus de 5 000 textes (parfois des dessins) produits par des jeunes du secondaire, du cégep (collège d’enseignement général et professionnel) et de l’université, inscrits dans des établissements scolaires francophones ou anglophones. Nous avons également collecté près de 3 500 phrases forgées par les mêmes élèves en réponse à la question : « Si tu avais à résumer, en une phrase ou une formule, l’aventure historique québécoise, qu’écrirais-tu personnellement ? ».
De l’analyse des phrases, mais aussi des textes, la plupart du temps structurés sous la forme d’un récit primaire plus ou moins nourri de faits établis, il ressort des idées particulièrement intéressantes, au nombre desquelles figurent les suivantes.
Les jeunes ne sont pas ignorants de l’histoire. Leur savoir est toutefois réduit, lacunaire et simpliste. Ils possèdent un lot de représentations fortes du passé qui prédisposent et surdéterminent les faits dont ils se souviennent et qu’ils mobilisent pour étayer ces représentations, sortes de matrices de base de leur entendement et compréhension historique. Parmi ces représentations, chez les Franco-Québécois tout au moins, figurent les suivantes, puissantes, qui diffèrent évidemment de celles de leurs camarades anglophones : « Quête d’identité » ; « Ce fut dur » ; « Les Anglais nous ont eus ».
Les représentations qui habitent l’esprit des jeunes, et dont ils sont très souvent dépositaires avant même de recevoir une éducation historique formelle en classe, émanent de plusieurs sources : de la famille, bien sûr, mais aussi des musées, des films à contenu historique, des romans ou récits historiques, des bandes dessinées, des téléséries, des sites historiques, etc.
La formation de la conscience historique des jeunes s’effectue dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler un « écosystème d’apprentissage » au sein duquel l’école, le maître, les manuels et l’environnement scolaire en général ne sont que des facteurs de constitution et de structuration parmi d’autres.
Bien que l’enseignement fournisse aux jeunes un stock fourni et possiblement varié de connaissances et de représentations historiques, il semble, puisque la majorité des élèves a tendance à raconter l’histoire nationale à travers ses principaux événements politiques, ses personnages emblématiques et ses cadres d’action caractéristiques, que le savoir scolaire qui passe le plus auprès des jeunes et qu’ils assimilent soit celui qui renforce leurs représentations et connaissances acquises plutôt que celui qui les contredit.
Les événements, personnages et cadres d’action convoqués par les jeunes dans leur récit ne sont pas n’importe lesquels. Ils se rapportent aux tableaux historiques fondamentaux de leur communauté nationale. C’est à travers l’enfilade chronologique de ces tableaux (ex. : Découverte du Canada, Fondation de Québec, Bataille des plaines d’Abraham, Rébellions de 1837-1838, etc.) que les jeunes Québécois déclinent l’histoire de leur société, la conjuguant du coup au temps de la nation soumise à l’adversité.
Ces tableaux historiques sont des mythistoires. Il s’agit de compositions mêlant des éléments de factualité et de discursivité amalgamés dans des représentations simples mais fortes du passé. Prenons la « Conquête anglaise » en exemple. Si personne ne peut nier la victoire des Britanniques sur leurs adversaires français, canadiens et autochtones le 13 septembre 1759, à Québec, ce que l’on a dit après coup de l’événement (un moment déstructurant dans la destinée canadienne-française, associé à la première chute historique des Canadiens) est devenu aussi important, sinon plus important, que l’événement lui-même. Or, c’est aux discours tenus à propos de la conquête, davantage qu’à la factualité empirique de l’événement, que s’abreuvent les élèves pour en parler et l’introduire dans leur récit.
Si les jeunes s’intéressent à l’histoire, il semble que ce soit d’abord pour acquérir un savoir de base qui leur permet de se raccrocher ou de participer à une communauté d’histoire, façon pour eux de combler un besoin de complétude (faire partie de) et de réciprocité (reconnaître et être reconnu), élément essentiel, peut-on penser, de leur équilibre, si ce n’est de leur bonheur, personnel. Dit autrement : pour la majorité des jeunes, la motivation d’apprendre l’histoire pourrait ressortir d’une volonté de socialisation, voire de nationalisation (appartenir à un corps collectif), plus que d’un désir de formation ou d’instruction (acquérir un esprit critique). Si, basée sur l’appréciation des récits, cette intuition se confirmait par des enquêtes plus poussées menées auprès des jeunes, il faudrait bien conclure que le cours d’histoire, nonobstant ses finalités éducatives, est, pour une majorité d’élèves, un moyen accepté ou toléré de conformation sociale plutôt que de régénération intellectuelle.
C’est par rapport à leur présent, en fonction de leur besoin de sens maintenant, que les jeunes se penchent sur le passé pour en faire le récit. Non seulement les jeunes ont-ils continuellement tendance à commettre le péché du présentisme et donc à déshistoriser le passé, mais il semble que le passé les intéresse surtout dans la mesure où il leur sert d’outil culturel pour se situer au présent et y vivre sereinement. Apprécier l’histoire pour ce qu’elle (leur) fait, plus que pour ce qu’elle est (ou a été), tel est, semble-t-il, le mode dominant d’intéressement des jeunes à l’histoire.