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Journalisme : une institution peut-elle veiller à la qualité de l’information ?

Une caméra patiente devant le domicile du maire de Lyon Gérard Collomb, ex-ministre de l'intérieur, qui a fait l'objet d'une enquête préliminaire pour détournement de fonds en juin 2019. JEFF PACHOUD / AFP

« Des méthodes de voyous » : François de Rugy, ex-ministre de la transition écologique n’a pas eu de mots assez forts pour dénoncer les enquêtes de Médiapart à son sujet. Les révélations du journal en ligne ont amené le ministre à démissionner le 16 juillet. Mais elles ont aussi entraîné de vigoureuses critiques contre ce que de Rugy a qualifié d’« inadmissible lynchage médiatique ».

De la mobilisation des « gilets jaunes » à ces « affaires de Rugy », le travail journalistique a récemment suscité de fortes controverses. Ces polémiques réactivent des interrogations anciennes : chacun peut-il se revendiquer journaliste ou bien cette activité doit-elle être réservée à des professionnels reconnus par leurs pairs ? Les journalistes peuvent-ils être au service d’une cause ou bien doivent-ils faire preuve d’une stricte neutralité ? La vérité factuelle constitue-t-elle le seul critère de pertinence du travail journalistique ? La crédibilité des contenus dépend-elle de l’identité des propriétaires des médias ? Loin d’être neuves, ces questions prennent une tournure singulière dans un contexte de profond chamboulement de l’écosystème médiatique.

Réguler la parole des journalistes ?

En 2019, la lutte contre les fake news a été l’occasion pour certains politiciens de remettre à l’honneur la vieille idée d’un Conseil de l’ordre chargé de juger les manquements déontologiques des médias. Dans une interview réalisée le 25 juin auprès de l’agence Reuters, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O justifiait le besoin d’une telle organisation par la « menace contre la démocratie » que représenterait l’audience croissante des médias russes Russia Today ou Sputnik. Selon lui, si les représentants des médias traditionnels refusent de prendre en charge ce contrôle des informations, ce serait à l’État d’exercer une telle responsabilité.

La déclaration a fait un tollé dans la profession. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s’est opposé immédiatement à la proposition, dénonçant un risque d’instrumentalisation gouvernementale d’une telle instance.

Original de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Archives nationales/Wikimedia

Elle se heurte en effet à deux dimensions constitutives de l’activité journalistique dans la France contemporaine. D’un point de vue démocratique, elle contredirait le principe de « liberté de la presse » qui définit le cadre juridique des publications depuis la loi de 1881 ; d’un point de vue économique, elles serait susceptible d’imposer des contraintes bridant les logiques marchandes des dirigeants de médias.

Pour autant, ces mêmes représentants envisagent la création d’un Conseil de déontologie journalistique et de médiation d’ici fin décembre, afin de discuter collectivement des pratiques professionnelles et d’échanger avec les publics quant à la qualité de l’information.

« Un professionnalisme du flou »

Ce refus d’un Conseil de l’ordre met en lumière la singularité du journalisme au regard des professions réglementées telles que la médecine ou les métiers juridiques.

Relativement ouvert dans son recrutement malgré le poids croissant des écoles, renvoyant à une large diversité de pratiques (de l’éditorial à la photographie de presse) et de supports (des journaux satiriques aux chaînes d’information en continu), le journalisme ne dispose pas d’institutions chargées d’en réguler les productions et d’en sanctionner les fautes.

Comme le souligne le sociologue Denis Ruellan, l’espace professionnel du journalisme s’est organisé dès la fin du XIXe siècle, tout en conservant un relatif « flou » du point de vue de la définition du métier et de ses frontières.

Fixant le statut des journalistes professionnels en France au terme d’un long combat syndical, la loi Brachard de 1935 appréhende en effet le secteur d’activité de façon tautologique :

« Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France ou dans une agence française d’informations, et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence. »

Cette loi s’accompagne en 1936 de la création d’une Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), chargé de délivrer la « carte de presse ». L’obtention de cette dernière conditionne l’accès à un ensemble de droits, comme la « clause de conscience » qui rend possible l’obtention d’indemnités de départ en cas de changement de ligne éditoriale ou encore la protection du secret des sources depuis la loi de 2010. En 2018, 34 890 cartes de presse ont été délivrées (contre 37 125 en 2012) mais sa détention ne constitue toutefois pas une obligation légale pour exercer cette activité.

Autant de journalismes que de journalistes ?

L’attribution des cartes repose avant tout sur un critère économique d’origine des rémunérations : 51 % des revenus doivent provenir d’entreprises reconnues comme fournissant des contenus journalistiques.

Si la CCIJP veille à la séparation entre journalisme et communication, elle ne conditionne cependant pas l’obtention de la carte à la qualité de l’information.

De fait, de nombreux titulaires de la carte exercent leur métier dans des magazines de loisirs ou dans des publications spécialisées qui disposent d’une autonomie très limitée vis-à-vis de leurs actionnaires ou de leurs annonceurs.

Objectivité ou honnêteté ?

Or c’est bien cet enjeu d’autonomie professionnelle qui fut historiquement au cœur des revendications syndicales de reconnaissance du métier et d’obtention de droits spécifiques.

Ces derniers ont été justifiés par le fait que les journalistes exerceraient des responsabilités fondamentales en démocratie : permettre aux citoyens d’accéder aux débats publics, de contrôler leurs représentants, et in fine de participer politiquement.

Défini aux États-Unis autour de la notion de gatekeeper (ce que l’on peut traduire comme le « portier » de l’espace public, c’est-à-dire celui qui trie et ordonne les flux de nouvelles), le journalisme professionnel implique de respecter des règles déontologiques fondées avant tout sur l’interdiction de déformer les faits et d’être rétribués par celles et ceux dont ils médiatisent les activités.

Dès juillet 1918, face au « bourrage de crâne » de la propagande d’État, le SNJ édicte une Charte des devoirs professionnels des journalistes français qui sera révisée en 1938 puis en 2011, devenant alors la Charte d’éthique professionnelle des journalistes.

L’identité journalistique s’est ainsi construite à travers les luttes menées face à l’État (pour garantir la liberté d’expression), aux employeurs (pour prévenir l’intrusion des « puissances d’argent »), aux sources (pour mieux marquer l’opposition entre information et communication) et aux « amateurs » (pour attester la crédibilité de leurs productions face à celles des militants ou des citoyens ordinaires).

Mais ces revendications d’autonomie n’ont jamais impliqué que les journalistes français devraient faire preuve d’une stricte neutralité. Aux États-Unis, c’est l’« objectivité » qui a été historiquement posée en exigence fondamentale du métier. Inversement, en France, c’est le principe d’« honnêteté » dans la restitution factuelle qui s’est imposé : les journalistes peuvent alors s’engager dans les batailles politiques sans être réduits à de simples agents de propagande.

Une profession durablement fragilisée

Depuis la fin des années 1980, l’idéal d’autonomie professionnelle a été cependant bousculé par les profondes mutations de l’écosystème médiatique.

D’une part, la « libéralisation » de l’audiovisuel a fait entrer les médias dans une ère « d’hyperconcurrence » que le développement du web a singulièrement accentué.

La surabondance des contenus a renforcé l’emprise des logiques marchandes dans la fabrique des nouvelles. L’essentiel des médias privés appartiennent désormais à une poignée de groupes dominés par des « capitaines d’industrie » pour qui la détention de tels supports d’information participe autant d’une volonté de maximisation des profits (lorsqu’il est encore possible d’en réaliser…) que d’une démarche d’influence en direction notamment des décideurs politiques.

Confrontées aux objectifs de rationalisation des coûts de leurs employeurs, de nombreuses rédactions ont ainsi perdu en capacité d’initiative du fait de la diminution des effectifs, d’un moindre accès au terrain, d’une accélération des flux d’information, d’une précarisation des contrats de travail.

Parallèlement, l’expansion du web et l’émergence des réseaux socionumériques ont contribué à une profonde remise en cause de la coupure entre producteurs et consommateurs d’informations ainsi qu’à un relatif brouillage des frontières entre journalisme et communication. La démultiplication des messages et des images disponibles a battu en brèche le monopole journalistique de la médiation dans l’espace public, s’articulant à une atmosphère de contestation croissante des institutions et des élites.

Remise en question des médias

Ainsi, la défiance vis-à-vis médias, bien qu’inégale selon les supports, s’est accentuée ces dernières années et elle s’accompagne du constat – majoritaire – que les journalistes ne résisteraient ni « aux pressions des partis politiques et du pouvoir », ni « aux pressions de l’argent ».

Mettant en évidence la forte diversification des sources d’information et des espaces de débat, la mobilisation des « gilets jaunes » a exacerbé les dénonciations des principaux médias, accusés d’offrir une lecture biaisée des événements, telles que la minimisation des violences policières, la reprise sans recul des « éléments de langage » du gouvernement ou, au contraire, la trop forte attention accordée au mouvement.

Suscitant de nombreux débats et autocritiques au sein même de l’univers journalistique, la crise des « gilets jaunes » a surtout mis en évidence une très forte polarisation des conceptions mêmes du métier et de ses responsabilités.

Manifestation de La France insoumise contre les ordonnances de la Loi Travail, 2017. À gauche, le jeune militant Taha Bouhaf à qui a été reproché son engagement politique par la suite. Drutchy2017/Wikimedia, CC BY

Cette réactivation des controverses internes à la profession s’est notamment manifestée suite à la brutale interpellation à Alfortville le 12 juin 2019 de Taha Bouhafs, reporter pour le « pure player » Là-bas si j’y suis non détenteur de la carte de presse et venu couvrir une manifestation de soutien à des travailleurs sans-papiers.

Dénoncée par de nombreuses sociétés de rédacteurs, son arrestation a donné lieu à un conflit quant à son statut de journaliste, du fait d’un passé militant et d’engagements politiques non dissimulés.

Certains plus légitimes que d’autres ?

Cette affaire a pu donner à voir deux conceptions antagonistes des pratiques journalistiques légitimes.

D’un côté, le refus de reconnaître Taha Bouhafs comme journaliste s’appuie sur un principe de clôture de l’espace professionnel : reposant sur la détention de savoir-faire spécifiques, le journalisme doit avoir pour seule vocation d’informer et d’éclairer sans se mettre au service d’une cause, d’un groupe ou d’une idéologie.

De l’autre, Taha Bouhafs et ses défenseurs ont pu faire valoir que celui-ci n’est pas « plus militant qu’un journaliste du Point ou de BFM TV » et qu’en dépit des revendications d’impartialité qui dissimulent souvent un soutien à l’ordre social dominant, aucun contenu ne peut s’affranchir d’un point de vue sur le monde.

Mieux : à la différence de nombre de ses collègues, Taha Bouhafs peut prétendre exercer la mission fondamentale du journalisme, celle d’agir en contre-pouvoir en raison de l’indépendance capitalistique de son média et de sa prétention à rendre visible des scènes et des points de vue que les pouvoirs s’efforcent de dissimuler.

Aller au-delà de la véracité des faits

Sous ce débat se nichent ainsi deux des lectures du rôle démocratique que les journalistes sont supposés endosser.

Là où les responsables des principaux médias rejoignent en partie les préoccupations gouvernementales face à la prolifération de fake news, d’autres considèrent au contraire que le journalisme doit reposer sur la nécessité de « prendre aux puissants des informations qu’ils cachent afin de les livrer au peuple » pour reprendre une formule du directeur de Médiapart, Edwy Plenel.

La véracité des faits rapportés ne peut donc suffire à caractériser la valeur ajoutée du journalisme dans ce contexte de démultiplication des voix et des voies d’accès à l’information.

Dans quelle mesure ces faits présentent-ils un intérêt public ? Qui les a portés à la connaissance des journalistes et pour quelles raisons ? Quelle place et quelle interprétation leur accorder respectivement ?

Ces interrogations ne peuvent être tranchées par un quelconque Conseil de l’ordre car elles présentent un caractère intrinsèquement politique. Pour être sereinement résolues, elles présupposent avant tout que les rédactions disposent d’une réelle autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques et bénéficient de conditions favorables d’emploi et de travail.

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