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Judith, figure biblique de la « veuve noire »

Judith décapitant Holopherne. Tableau du Caravage, vers 1598-1602. Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome. Détail. Wikipédia

Le livre de Judith fait partie des écrits deutérocanoniques admis dans le canon biblique par les Églises catholique et orthodoxe. Il s’agit d’un récit édifiant qui doit montrer au lecteur comment il est possible, en des circonstances dramatiques, de rester fidèle à Dieu.

Malgré les divergences entre les commentateurs de cette œuvre, on s’accorde généralement à reconnaître qu’elle a été écrite entre 160 et 60 av. J.-C., c’est-à-dire à l’époque des Hasmonéens, dynastie de souverains juifs qui régna sur la Judée, entre la fin de la domination séleucide et la conquête romaine.

Judith, par Jean-Joseph Benjamin Constant, vers 1886. National Gallery of Art, Washington.

Le livre se réfère, de manière allusive, à la guerre de libération menée contre le roi séleucide Antiochos IV Épiphane par Judas Maccabée, héros fondateur de la dynastie hasmonéenne.

L’auteur a dissimulé son dessein édifiant sous le voile du passé : il situe l’action au temps de Nabuchodonosor, souverain babylonien du VIe siècle av. J.-C. Mais, toute ressemblance avec des personnages et des faits du IIe siècle av. J.-C. n’est nullement fortuite.

Deux époques superposées

L’auteur superpose deux époques, suivant un procédé qui sera encore exploité, bien plus tard, par Sergueï Eisenstein dans Alexandre Nevski (1938). Le film, bien que se situant au Moyen Âge, n’en fait pas moins implicitement référence au contexte contemporain de sa réalisation : la menace de l’expansionnisme nazi. Dans un but propagandiste, le passé est mis au service du présent.

Judith et Holopherne. Tableau de Franz von Stuck, 1927. Gemäldegalerie, Schwerin. Wikimedia

Le roi Nabuchodonosor, ennemi des Juifs, n’est autre que la transposition littéraire d’Antiochos IV Épiphane. Le livre de Judith évoque aussi le principal haut fait de Judas Maccabée : la purification du Temple de Jérusalem et de son autel, après leur profanation par le roi séleucide qui avait consacré le sanctuaire des Juifs à Zeus Olympien.

« Depuis peu tout le peuple de Judée avait été rassemblé et les ustensiles, l’autel et la maison de Dieu avaient été consacrés après leur profanation (Judith 4, 3) ».

Il s’agit d’une référence au 25 kislew (mois du calendrier hébraïque) 165 ou 164 av. J.-C. et à l’instauration de la fête de Hanoucca qui fut ensuite célébrée chaque année.

Conquérir « toute la terre d’Occident »

Le livre de Judith s’ouvre sur une évocation de Nabuchodonosor. L’orgueilleux roi, avide de guerres et de pillages, lance le général en chef de son armée, Holopherne, à la conquête de « toute la terre d’Occident » (Judith 2, 6), c’est-à-dire du Proche-Orient méditerranéen. Les Juifs, effrayés par la menace qui pèse sur eux, n’en décident pas moins de résister à l’envahisseur.

Holopherne, qui souhaite en savoir davantage sur l’identité de ces Juifs qui osent lui tenir tête, interroge à ce sujet un officier ammonite nommé Akhior, commandant de troupes auxiliaires recrutées en Transjordanie.

Akhior déconseille formellement à Holopherne de s’attaquer aux Juifs « de peur que leur Seigneur et Dieu ne les protège » (Judith 5, 21). Mais le général méprise cet avertissement : selon lui, Nabuchodonosor est un dieu bien plus puissant que le dieu d’Israël (Judith 6, 2).

Pour punir Akhior de l’insolence de ses propos, Holopherne ordonne à ses hommes de ligoter l’officier et d’aller l’abandonner au pied de la colline où s’élève la ville de Béthulie. Une localité juive, inconnue par ailleurs, sans doute inventée par l’auteur.


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Akhior est recueilli et bien traité par les habitants, tandis qu’Holopherne commence le siège de la ville. Bientôt la population n’a plus de quoi se nourrir et envisage de se rendre à l’ennemi.

Et Dieu créa Judith

C’est alors qu’intervient une belle veuve nommée Judith. Pourquoi une veuve ? L’auteur veut souligner le fait qu’elle échappe à toute tutelle masculine dans un cadre matrimonial. C’est une femme libérée de la domination des hommes, mais non de Dieu. Judith possède aussi une expérience qui va lui permettre de mener à bien sa mission. De plus, comme les filles juives étaient alors mariées dès l’adolescence, il n’est pas difficile pour le lecteur d’imaginer une jeune et pimpante veuve.

Judith prend la parole : elle prédit aux habitants de Béthulie leur prochain salut, car, dit-elle, « le Seigneur visitera Israël par mon entremise (Judith 8, 33) ». Après une prière, accompagnée de sa servante, la veuve quitte Béthulie pour se rendre dans le camp ennemi. Elle est vêtue comme pour un jour de fête. Elle s’est enduit le corps d’un baume parfumé, a entouré sa chevelure d’un bandeau, a chaussé des sandales, mis « ses colliers, ses bracelets, ses bagues, ses boucles d’oreilles et toutes ses parures » (Judith 10, 4).

Parfum, coiffure et bijoux contribuent à façonner une figure prête à séduire, de la tête aux pieds, « les yeux des hommes qui la verraient ».

Judith et Holopherne. Tableau de Lucas Cranach l’Ancien, vers 1530. Jagdschloss Grunewald. Wikimedia

L’appât féminin

Quand elle se présente à l’entrée du camp ennemi dans cet irrésistible accoutrement, la jeune femme attire aussitôt tous les regards. Subjugué par l’appât, Holopherne l’invite à entrer dans sa tente, comme un cheval de Troie féminin. Assurée de son succès, la sublime veuve se permet une touche d’ironie : « Dieu m’a envoyée réaliser avec toi des affaires dont toute la terre sera stupéfaite », lance-t-elle à sa proie (Judith 11, 16).

Après un banquet bien arrosé, Holopherne, ivre, s’assoupit. L’assistance se retire, laissant le chef seul avec Judith. La belle soulève la lourde épée que le général a déposée près de son lit. Elle saisit Holopherne par les cheveux et, frappant de toutes ses forces, lui tranche le cou. Puis elle sort de la tente et confie la tête à sa suivante qui la met dans son sac.

Toutes deux s’en retournent alors à Béthulie avec leur trophée. Ravis de cet exploit, les assiégés accrochent la tête d’Holopherne à la muraille de la ville. Lorsqu’ils découvrent l’assassinat de leur chef, les ennemis, frappés de stupeur, se hâtent d’abandonner leur camp.

Judith. Tableau de Gustav Klimt, 1901. Musée du Belvédère, Vienne. Détail. Wikimedia

La belle tueuse

Bien après l’Antiquité, le livre de Judith fascina nombre de lecteurs et d’artistes. Son attrait repose notamment sur le renversement de situation qu’il opère entre le dominant et le prétendu faible, qui sort finalement vainqueur de la confrontation.

Ce schéma asymétrique est comparable au duel entre le jeune David et le géant Goliath, thème biblique qui connut un engouement similaire.

La figure de Judith rencontra aussi un grand succès en raison des deux thèmes, en apparence contradictoires, qui fusionnent en elle : la séduction et la mort. Elle incarne la femme dangereuse, mais dans un sens positif, car elle agit pour la bonne cause. C’est une sorte de Salomé inversée.


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À partir du XVe siècle, la veuve de Béthulie devint un sujet d’inspiration pour nombre de peintres, comme le Caravage (vers 1598-1602) qui la représente en train de décapiter sa proie.

Sandro Botticelli préfère montrer les conséquences de l’acte : l’effroi des officiers d’Holopherne découvrant le corps amputé de leur maître, ou encore Judith rentrant à Béthulie, suivie de sa servante qui porte la tête d’Holopherne sur sa propre tête, comme une femme revenant du marché.

On ne compte pas les nombreuses Judith posant en compagnie de leur macabre trophée, de Lucas Cranach l’Ancien (vers 1530) à Gustav Klimt (1901). Quant à Franz von Stuck (1927), il choisit d’illustrer l’instant fatidique où la lame tranchante va s’abattre sur le cou du chef ennemi.

Le retour de Judith à Béthulie. Tableau de Sandro Botticelli, vers 1470. Galerie des Offices, Florence. Wikimedia

L’odalisque armée

À la fin du XIXe siècle, Benjamin Constant, suivant la mode orientaliste du moment, imagine une odalisque aux longs cheveux noirs, sertie de bijoux, et armée d’un puissant cimeterre.

Le livre de Judith inspira aussi Flaubert. Comme l’héroïne de Béthulie, Salammbô pénètre dans la tente de l’ennemi, dans le chapitre 11.

« Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une envie sanguinaire ».

La Carthaginoise songe un instant à tuer Mâtho endormi, avant de se raviser.


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Dans l’imaginaire occidental de l’époque, toutes ces figures de femmes fatales, de Judith à Salammbô, en passant par Salomé, se rejoignent et se confondent en un même rêve d’Orient érotique et cruel.

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