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La Belgique et la France éliminées de la Ligue des Nations, ou le caractère éphémère du vainqueur

Deux des joureurs de l'équipe de Belgique, Thorgan Hazard et Thomas Meunier, défaite par la Suisse (5 buts à 2), le 18 novembre 2018. Fabrice Coffrini/AFP

Ce fut un événement discret dans les médias français, mais un déferlement de critiques négatives en Belgique : deux des principaux acteurs de la coupe du monde de football ont été éliminés de la Ligue des Nations, une nouvelle épreuve qui dont la phase finale aura lieu en juin 2019. Si la presse française a plutôt salué la qualité du jeu des Pays-Bas, vainqueur de la France, côté belge la défaite en Suisse 5 buts à 2 est passée beaucoup plus mal. Certains joueurs de l’équipe ont subi, en particulier, les foudres médiatiques parce qu’ils seraient responsables de la débâcle.

Au-delà de la fièvre du supporter, il semble pourtant nécessaire d’apporter un regard sociologique et critique sur un phénomène pas si anodin que cela : l’aptitude de nos sociétés à construire des vainqueurs dont les qualités sont rapidement et systématiquement remises en cause, jusqu’à en faire des perdants. Nous voudrions montrer ici que ce phénomène caractérise l’ensemble de nos sociétés et qu’il passe sous silence le rôle pourtant essentiel du hasard dans les gains et pertes de nos grands « héros » de la nation.

« Un crime contre la nation »

La narration de l’exploit sportif, dans le football en particulier, a toujours eu besoin de désigner des héros – Maradona pour l’Argentine, Eusebio pour le Portugal – mais aussi des bouc-émissaires, qui portent la culpabilité de la défaite de toute une nation. Pour le public français, la figure de David Ginola est la plus parlante. Auteur d’une mauvaise action dans un match décisif pour la qualification à la coupe du monde de 1994, il fut accusé par son entraîneur d’avoir commis « un crime contre la nation » et ne sera plus jamais appelé en équipe de France.

« Crime » est ici un mot particulièrement malheureux. Au retour de cette même Coupe du monde, et pour avoir commis un même « crime » avec la Colombie cette fois, le joueur colombien Andrés Escobar sera assassiné. France Football synthétise les quelques éléments de l’enquête judiciaire qui a suivi ce meurtre et qui montre notamment comment, au final, ce joueur a fini par avoir une statue à son nom, et est encore cité en exemple par ses compatriotes de l’équipe de Colombie actuelle. Ici aussi une trajectoire bien particulière entre vainqueur, traître et puis héros.

Le poids du hasard

Il est assez aisé de démontrer le rôle du hasard dans la détermination d’un vainqueur d’une compétition sportive. En tennis, il suffit qu’une balle effleure ou non une ligne. En cyclisme, combien de chutes n’ont-elles pas empêché des coureurs de gagner un Tour de France ? Tout comme pour l’Histoire, le hasard est pourtant le grand absent de l’analyse qui fait et défait les vainqueurs.

Dans le cas de l’équipe belge, un joueur est passé par toutes les émotions en à peine quatre mois. Nacer Chadli est le héros belge qui a marqué le dernier but contre le Japon à la dernière minute. Il est aujourd’hui le milieu de terrain en mauvaise forme de l’A.S. Monaco, dernier du championnat de France, puis le responsable de plusieurs buts suisses, le 18 novembre dernier, tous venus sur son côté.

Pourtant, à nouveau le hasard a joué un rôle majeur dans sa glorification et sa descente aux enfers. Rappelons que jusqu’à une tête plus qu’improbable d’un défenseur belge, le Japon dominait 2 à 0 la Belgique en Coupe du monde, tandis que jusqu’à un penalty, lui aussi improbable, la Suisse était dominée par la Belgique.

On peut en déduire que les vainqueurs et perdants se construisent à partir de phénomènes qui auraient pu ne jamais se produire. Or, si les faits de match sont improbables, les effets qu’ils engendrent sur la santé mentale de nos athlètes, eux, sont bien réels. Pensons, encore une fois, à ce joueur colombien qui aurait pu ne jamais marquer contre son camp, lors de cette Coupe du monde de 1994.

Une société malade de victoires

Une dernière caractéristique mérite d’être étudiée. Si les vainqueurs sont pour partie produits par le hasard, ils sont aussi de plus en plus nombreux, et ce dans tous les domaines. Dans l’ouvrage de James English, un auteur de référence sur l’économie des biens culturels, on peut lire cette boutade à propos de la littérature : « The United States has more prizes than writers ». Récemment, un concours de musique classique comme le Concours Reine Élisabeth a introduit le violoncelle comme quatrième instrument à concourir.

Cette inflation des compétitions a engendré un courant d’étude au sein des statistiques qui vise à calculer les performances maximales qu’un humain peut atteindre dans une épreuve, afin de prévoir dans quelles disciplines les prochains records du monde pourraient tomber. Si tout ceci crée plus de spectacles et d’émulations pour des disciplines sportives ou artistiques, les effets pervers sont nombreux.

C’est ce qu’ont analysé Jean‑François Bourg et Jean‑Jacques Gouguet dans La société dopée : dopée à la compétition, à la performance, aux récompenses et où, d’après les auteurs, le dopage proprement dit serait la conséquence mécanique d’une société malade de victoire. Sans changer une logique néolibérale et un marché de la victoire, il serait impossible de réformer en profondeur ce système.

Nous voudrions finir par une petite réflexion : heureux n’est-il pas le perdant ? Loin de l’agitation des médias, convaincu que sa chute est provoquée par un système-sport qui cherche en permanence à renverser des champions, le vainqueur déchu est celui qui peut savourer ses victoires antérieures et prendre un peu de hauteur, loin des incessantes compétitions.

La Belgique et La France comptent parmi les vainqueurs de la dernière Coupe du monde, elles ne seront pas en Ligue des nations… Et ce n’est peut-être pas une si mauvaise nouvelle.

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