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La chute du gouvernement Rutte aux Pays-Bas : illustration des forces et faiblesses du régime parlementaire

Mark Rutte salue des photographes
Mark Rutte, ici au siège de l’UE à Bruxelles, le 29 juin 2023, sera resté douze ans au poste de premier ministre. John Thys/AFP

Le 7 juillet 2023, une annonce officielle secoue l’un des États membres fondateurs de l’Union européenne. Aux Pays-Bas, le gouvernement de Mark Rutte vient de chuter. Le premier ministre, qui était à la tête de son quatrième gouvernement de coalition, se trouvait au pouvoir depuis douze ans, si bien qu’il avait été surnommé « Téflon » par les commentateurs politiques (avec lui, les polémiques glissent sans laisser de taches). Pourtant, le débat de ce début d’été 2023 aura raison de son art du compromis.

Cette fois, Mark Rutte (VVD, parti libéral classé au centre droit) n’est pas parvenu à faire ce qu’il avait jusqu’alors toujours réussi : trouver un arrangement entre sa sensibilité et les autres partis membres de la coalition gouvernementale qu’il dirigeait (le D66, social-libéral, et les conservateurs chrétiens-démocrates du CDA et du CU) sur un sujet politique très clivant : « prendre des mesures pour limiter l’afflux de demandeurs d’asile ».

Les opinions des représentants de sa coalition se confrontaient sur la question – de fond davantage que d’actualité – du regroupement familial des immigrés et, plus spécifiquement, sur la question du quota d’enfants autorisés à rejoindre le pays pour y retrouver un parent (le quota mensuel de 200 enfants venait d’être dépassé). Constatant son incapacité à trouver un terrain d’entente entre ses ministres, Mark Rutte a décidé de présenter au roi Willem-Alexander la démission de son gouvernement.

Le recours au chef de l’État face à la chute d’un gouvernement

Le roi des Pays-Bas est en conséquence contraint de mettre fin à ses vacances en Grèce pour recevoir et conseiller son premier ministre. Comme dans presque tous les États européens, il faut en effet garder à l’esprit que le véritable chef du pouvoir exécutif est le premier ministre (souvent également appelé « ministre président » en néerlandais) et non le chef de l’État. Ce dernier, en l’occurrence le monarque aux Pays-Bas, ne possède qu’un rôle protocolaire et de représentation.

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Ce système, qui est souvent présenté comme un folklore cantonné au Royaume-Uni et à quelques pays scandinaves, est en réalité le plus commun en Europe. Car, à l’exception notable de la France et de certains États d’Europe centrale, le chef de l’État, qu’il soit président de la République ou monarque, qu’il soit élu directement par les citoyens (Autriche, Finlande, Irlande, etc.) ou non (Allemagne, Italie, Suède, etc.), n’est que très marginalement à la manœuvre politique.

Son rôle principal – important toutefois – consiste à aider le premier ministre à s’entourer des bonnes personnalités au sein des différents ministères, puis à approuver formellement la création du gouvernement. Aux Pays-Bas, cela prend la forme d’une prestation de serment des ministres devant le roi. C’est en somme ce que l’on a coutume d’appeler un régime parlementaire, car si le chef de l’État est ainsi relégué à ce rôle de simple soutien, c’est parce que la légitimité électorale se concentre intégralement sur le Parlement.

Le premier ministre tire alors sa légitimité et son pouvoir de la confiance que lui accorde son Parlement, au nom duquel il agit et auquel il doit obéir et rendre des comptes. De fait, pour obtenir la confiance du Parlement, la composition du gouvernement doit être un reflet fidèle des couleurs politiques dominantes dans l’hémicycle. La difficulté principale aux Pays-Bas, comme dans de nombreux autres États européens, est que le Parlement est élu selon le mécanisme du scrutin proportionnel, ce qui signifie qu’il n’existe que très rarement une majorité claire, et que les premiers ministres doivent parvenir à établir des coalitions.

Les coalitions gouvernementales sont le modèle dominant en Europe, mais elles posent de nombreuses difficultés

Le scrutin proportionnel est à la fois une force et une faiblesse pour la démocratie. Sa force principale est indéniablement le fait qu’il offre à tous les citoyens une chance d’être fidèlement représentés au sein du Parlement, puis plus tard à travers le gouvernement qui en sera le reflet, « à hauteur de ce qu’ils représentent effectivement dans la société ». C’est d’autant plus vrai dans les systèmes qui proposent une proportionnelle intégrale comme aux Pays-Bas.

Ainsi, un microparti comme le « Denk » (« Pense », gauche radicale) ou le « BBB » (Mouvement agriculteur – citoyen, divers centre) envoient des députés et des sénateurs au Parlement néerlandais malgré leur importance aujourd’hui encore modeste dans l’échiquier politique.

La faiblesse d’un tel système est principalement de deux ordres. D’une part, le scrutin proportionnel peut offrir un poids important à des partis politiques populistes, voire antidémocratiques, ce qui représente un vrai risque aux Pays-Bas où le premier parti d’opposition est le PVV (Parti pour la liberté, extrême droite) de Geert Wilders.

D’autre part, on l’a dit, le scrutin proportionnel offre rarement une majorité claire (plus de 50 % des sièges) à un seul parti politique. C’est le cas actuellement, puisque le parti de centre droit dont Mark Rutte était le chef (après sa démission, il a annoncé la fin de sa carrière politique) n’occupe que 22 % des sièges de l’hémicycle (une proportion comparable au poids politique du président Macron au premier tour de l’élection présidentielle française).

Il dispose du plus grand nombre de sièges, mais il est très éloigné des 50 % de sièges nécessaires pour obtenir une majorité. Il a donc été obligatoire pour Rutte après les élections de mars 2021 de chercher des alliés auprès d’autres formations, en l’occurrence chez les autres partis de droite, et de faire des compromis sur son propre programme. Ce processus peut s’avérer long (271 jours pour former la coalition qui vient tout juste de voler en éclats) et le risque d’une mauvaise entente qui peut mener à la chute plane toujours au-dessus d’un gouvernement de coalition…

Malgré toutes les difficultés liées aux coalitions, il est possible que la démocratie y trouve son compte

La question du remplacement du premier ministre démissionnaire est indissociable de l’élection d’un nouveau Parlement. S’il est possible pour un premier ministre de démissionner sans que cela entraîne une dissolution du Parlement, Mark Rutte a ici confirmé qu’il y aurait de nouvelles élections législatives en novembre 2023.

Dans un premier temps, il va donc rester en place et gérer, selon la formule consacrée, « les affaires courantes », sans être capable toutefois de prendre de décisions d’importance telle que la signature d’un traité international. En effet, dans la logique parlementaire, le gouvernement agit au nom du Parlement et risque à tout moment d’être renversé s’il n’agit pas dans le sens souhaité par la majorité des députés ; or il est impossible pour un gouvernement ayant déjà chuté de chuter à nouveau. Ces considérations nous replongent dans l’importance pour le droit constitutionnel de toujours rechercher l’équilibre et l’interdépendance des pouvoirs.

La chute des gouvernements est donc un problème. Elle est d’ailleurs souvent présentée comme une difficulté récurrente et insurmontable des IIIe et IVᵉ Républiques françaises. Pourtant, la situation qui existe aux Pays-Bas et dans de nombreux autres pays d’Europe au XXIe siècle peut laisser penser que, malgré l’échec du compromis gouvernemental et les divers coûts liés à de nouvelles élections, les mécanismes des régimes parlementaires peuvent tout de même s’avérer capables de répondre efficacement aux standards les plus élevés de la vie démocratique.

D’une certaine façon, la démission du gouvernement permet de remettre chaque acteur face à ses responsabilités. Les ministres tout comme les parlementaires prennent en effet à tout moment le risque de perdre leur siège s’ils refusent de jouer le jeu du compromis. La démission permet de poser une question au peuple, de lui permettre de trancher le différend politique que les membres du gouvernement n’ont pas su résoudre en interne : en l’occurrence, quelle politique migratoire souhaitez-vous ?

À la différence d’un référendum, la réponse qu’apporte une élection législative proportionnelle sera pleine de nuances. Elle ne sera pas simplement destinée à servir d’approbation ou de réprobation vis-à-vis de l’auteur de la question (comme c’est souvent le cas des référendums), mais obligera chaque citoyen à choisir le parti politique, petit ou grand, historique ou nouvellement créé, qui reflétera ses aspirations démocratiques du moment. Plutôt que de voir la politique en blanc et noir, en oui et non, ce système donne aux citoyens l’occasion d’apporter une réponse qui leur ressemble – subtile, complexe, multicolore.

Dans une période où les institutions de la Ve République française sont si souvent remises en question, il paraît opportun de mieux comprendre quels sont réellement les points forts et les points faibles à l’œuvre dans les Constitutions de nos plus proches voisins européens.

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