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Laïcité, neutralité, république : les mots flous de la politique

Triomphe de la République, place de la Nation à Paris. Guilhem Velut/Flickr, CC BY-ND

Le discours politique est le lieu par excellence des mots flous. Parce qu’il s’appuie souvent sur l’affect, parce qu’il cherche à convaincre ou à séduire, parce qu’il doit être à la fois consensuel et partisan, il use de formulations vagues tels que « peuple », « nation », « liberté », des mots anciens et banals mais au sens instable que les linguistes ont pour vocation de décortiquer.

Prenons la dénomination « les Français », dont l’usage dans le discours politique de l’Hexagone est d’une fréquence inégalée : s’agit-il de toutes les personnes possédant la citoyenneté ou uniquement celles et ceux dont les ancêtres étaient aussi français ? Quelle notion de la nation est mobilisée dans une dénomination aussi simple ? Quelles sont les représentations que ce nom déclenche ?

Les discours de campagne présidentielle sont une bonne occasion de constater que le référent désigné par ce gentilé varie au gré de l’énonciateur, de la situation de communication et de l’agenda politique. Récemment, une séquence télévisée a donné lieu à des débats sur « c’est quoi être Français », suite à une intervention de la candidate Valérie Pécresse :

“Si être Français c’est ne plus avoir de sapin de Noël, c’est ne plus manger de foie gras, c’est ne plus avoir la chance de voter Miss France et ne plus avoir le Tour de France et bien moi […] à un moment donné, la France c’est la France et la France c’est le foie gras”.

Étudier les expressions floues du discours politique implique de se pencher sur la nature de ces noms au sens imprécis, mais aussi sur les réalités auxquelles ils renvoient et les débats qu’ils suscitent.

Le potentiel polémique des concepts sociopolitiques

La sociologue Laurence Kaufmann appelle « concepts sociopolitiques » ces entités qui, dépourvues de référent physique, ont besoin du langage pour devenir complètement intelligibles, tels que « dieu », « l’opinion publique » ou « la nation ». Ces concepts constituent des fictions mais sont perçus comme tout à fait objectifs par les locuteurs, malgré le fait que leur définition est extrêmement variable et ne repose sur aucune perception concrète.

On comprend l’énorme enjeu communicationnel qu’il y a à installer de nouveaux concepts, redéfinir ou discuter des concepts existants, dans le but de faire prévaloir sa vision du monde.

Des mots comme « laïcité », universalisme ou « république », fortement mobilisés dans le discours politique français, sont des concepts sociopolitiques dont le sens est largement tributaire des débats publics. S’ils sont revendiqués comme des valeurs cardinales de la société française par l’ensemble de sa classe politique, ce consensus apparent se fissure dès qu’il s’agit de préciser la réalité sociale désignée par ces termes très polysémiques.

Souvent débattus, ils semblent disposer d’autant de référents que d’idéologies. C’est sûrement la raison pour laquelle ils apparaissent souvent dans des phrases définitionnelles :

capture d’écran/autrices.
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La plasticité sémantique des termes conduit à des définitions très différentes, parfois énoncées de manière explicite, parfois se déduisant du contexte. On voit par exemple que la définition de Zemmour s’inscrit tantôt dans une vision anti-religieuse lorsqu’il s’agit de parler d’islam, tantôt dans la protection du religieux ou du moins de sa visibilité lorsqu’on parle de chrétienneté, alors que pour Mélenchon la laïcité « n’a jamais été un athéisme d’état ».

Pour Macron la laïcité est un combat explicite contre le séparatisme et le radicalisme religieux « (c’est cela la laïcité »), alors que Pécresse l’inscrit dans des enjeux sécuritaires :

Il en va de même pour le terme « république » : dans le discours de Valérie Pécresse, la république représente la loi et l’ordre alors que dans le discours de Mélenchon la république repose sur l’entraide.

L’instabilité sémantique de ces concepts les rend perméables aux interprétations issues des idéologies politiques qui en usent, à tel point que leur définition devient un véritable enjeu électoral. Leur potentiel polémique découle ainsi à la fois de leur position structurante dans le récit national et de leur indétermination sémantique. Les mots sont ainsi le lieu même de confrontation des acteurs sociaux.

Et en Belgique ? Polémique autour de « la neutralité »

Du côté belge, le concept de « neutralité » rencontre ces mêmes enjeux, avec un sens qui se révèle particulièrement sensible aux clivages politiques. En effet, cette notion peut être mise au service de causes opposées, pour favoriser la visibilité du religieux dans la fonction publique ou pour la limiter.

Les deux exemples ci-dessous sont tirés d’un moment de débat important sur le port des signes convictionnels dans la fonction publique belge. Le premier renvoie à une prise de position des écologistes favorables au port des signes convictionnels et le second à celle du parti centriste DéFI, défavorable à ce port dans la fonction publique :

  1. La volonté (du parti écologiste) est de promouvoir une neutralité plus ouverte […] À terme, l’objectif est de permettre le port de certains signes convictionnels.

  2. Nous (DéFI) ne voulons pas “interdire le voile” […] Nous voulons une neutralité concernant TOUS les signes dans DEUX endroits seulement – les services publics et l’enseignement.

Pour que le terme puisse justifier à la fois le port de signes religieux dans la fonction publique et son interdiction, les hommes et femmes politiques se voient contraints de négocier le sens du mot « neutralité » avec l’ajout d’adjectifs.

On observe ainsi l’usage d’expressions telles que « neutralité inclusive » (défendue par une partie de la gauche, principalement les écologistes) et « neutralité exclusive » (défendue par le centre-droit, principalement le mouvement réformateur et DéFI).

Ces expressions peuvent se résumer comme suit : pour la gauche, la neutralité renvoie à l’impartialité de l’État qui ne doit ni favoriser le port de signes convictionnels ni l’absence de ces signes. Il serait alors possible de porter une croix ou un foulard au travail, y compris dans le service public. C’est dans ce sens que la neutralité est dite inclusive.

Pour le centre-droit, la neutralité renvoie à l’impartialité des individus qui représentent l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit donc de n’afficher aucun signe d’appartenance philosophique ou religieuse pour ces individus. Concrètement, cela veut dire qu’un agent de l’état doit être « neutre », y compris dans son apparence. C’est la neutralité dite exclusive.

Par ailleurs, les partisans de cette dernière s’opposent à l’usage de ces expressions, car la survie du concept de neutralité dépendrait de son indivisibilité (elle ne peut donc être ni inclusive ni exclusive). On voit ainsi naître dans les discours politiques des expressions comme « neutralité totale » ou « neutralité tout court », qui renvoient directement les partisans d’une neutralité inclusive à une posture non neutre.

La nomination et la néologie, des actes puissants

On peut se demander dans quelle mesure ces usages affectent notre perception de l’actualité et de la politique. La nomination et la néologie ne suffisent pas à faire exister la chose, mais elles sont des actes puissants car ils constituent une tentative de faire exister une réalité pour l’autre. Nommer revient à dire « cette chose existe pour moi et elle s’appelle ainsi ».

On le voit, le langage n’est pas un système de termes au sens figé, mais un répertoire mouvant de mots au sens variable qui peuvent servir des causes multiples et dont la plasticité sémantique leur permet de s’adapter à une multitude de contextes.

Le discours politique tout particulièrement, très dépendant des récits, fait un usage démesuré des concepts abstraits, qui s’invitent dans les débats car ils résonnent dans les oreilles des citoyens.

Leur usage très consensuel cache le fait que leur sens est loin d’être figé, le discours politique jouant sur cette plasticité sémantique pour tenter d’imposer dans le débat soit leurs propres mots, soit leur propre sens aux mots existants. Au fond, ce que les discours politiques révèlent est que le débat sur les mots est un débat sur un modèle de société.

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