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La Constitution entre dégénération et régénération

Le Président Macron sur les Champs-Élysées, le 14 juillet 2018. Philippe Wojazer/ AFP

« Nous refusons de périr en joignant au malheur d’être victimes, le ridicule d’être dupes. » (Albert de Broglie, 1873)

Serions-nous condamnés, pour sortir du XXe siècle, à faire un rétro-plongeon dans le XIXe ? On pourrait le croire quand, non seulement les chantres du néo-libéralisme, faisant passer l’intérêt avant toute mystique, tentent de restaurer une liberté économique sans frontières ni limites étatiques, et lorsque le socle constitutionnel se délite chaque année un peu plus : voici en effet que pour la vingt-cinquième fois, on va se livrer à l’exercice impromptu de la révision du texte fondamental. Sans, une fois de plus, remédier à l’essentiel et clarifier les principes de fonctionnement institutionnel.

« Et toujours le même Président », disait la chanson. Un bricolage de plus, comme si, faute de vouloir changer de Constitution, il suffisait de changer la Constitution ! Chaque réforme ajoute un peu plus à la confusion initiale. Manière de désintégration inéluctable de l’assiette juridique du pouvoir politique.

Président en Chambre

Une fois de plus, le diable se niche dans les détails : le président de la République, devant le Congrès, déclare qu’il restera lors de sa prochaine allocution pour entendre les présidents des groupes et répondre à leurs propos. Ce qui implique une modification de l’article 18 de la Constitution de 1958, lequel, depuis 2008, prévoyait :

« Sa déclaration peut donner lieu, hors de sa présence, à un débat qui ne fait l’objet d’aucun vote. »

Voilà que, sans avoir l’air d’y toucher, on franchit un nouveau pas, symboliquement et pratiquement très fort, dans le détricotage du régime parlementaire. Depuis la brèche ouverte par la révision du 6 novembre 1962 instaurant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, consolidée par l’introduction du quinquennat le 2 octobre 2000, renforcée en 2001 par l’inversion du calendrier électoral et confirmée par la loi de Modernisation des institutions du 23 juillet 2008, on brouille toujours plus les cartes, sans pour autant faire émerger un véritable régime présidentiel.

Au contraire. Et paradoxalement, les Insoumis qui faisaient de cette présence présidentielle active une limite au monarchisme travaillent à l’affirmer encore plus : ils renforcent le statut de décideur unique du chef de l’État, au détriment du premier ministre. Quand la confusion des genres rejoint la confusion des sentiments…

Les bases du régime parlementaire démocratique

Trop de bruit pour rien, diront certains. Voir ! Le rétablissement en 2008 du droit d’intervention directe du Président devant les chambres, complété par la proposition d’Emmanuel Macron, constitue un spectaculaire renversement des bases du régime parlementaire à la française.

Il met fin à une mesure fondatrice remontant à 145 ans : la loi du 13 mars 1873, dite « Constitution de Broglie ». Thiers, président provisoire d’une République qui l’était aussi, cumulait les fonctions de chef de l’État et de chef du gouvernement. La majorité monarchiste de la Chambre, craignant son ascendant sur l’Assemblée, décida de lui retirer ce moyen de pression, en lui fermant l’accès au Parlement devant lequel il était responsable : désormais, il devait communiquer par messages lus par un ministre.

Loi de circonstances, donc, qui n’empêcherait pas l’Assemblée de recourir au renversement de Thiers deux mois plus tard. Mais loi fondatrice en ce qu’elle jetait les bases du régime parlementaire qui allait être installé en France à partir de 1875 : en effet, cette séparation de l’exécutif et du législatif impliquait dissociation entre un chef de l’État, incarnant la continuité, arbitrant les rapports entre le gouvernement et le Parlement, irresponsable politiquement devant celui-ci, et un chef du gouvernement qui allait devenir le président du Conseil, qui assumait la politique et les actes du Président par le système du contreseing.

C’est cette dissociation, inaugurée deux siècles auparavant par les Britanniques, qui permet de rendre compatible le régime parlementaire démocratique aussi bien avec la République qu’avec la monarchie. Et qui, pour cette raison, sera adoptée comme principe par la Troisième République.

Monarchie républicaine et République monarchique

Il y a à réfléchir sur les indéniables ressemblances entre le moment constitutionnel de 1875 et celui de 1958. Les deux ont servi de cadre aux régimes qui ont connu la plus grande longévité : respectivement 65 et 60 ans ; les deux étaient parmi les textes constitutionnels les plus imprécis, par leurs silences et leurs ambiguïtés. Ironie juridique : le texte le plus pensé techniquement et le plus fondé idéologiquement, la Constitution de 1791, ne s’appliquera même pas un an !

La Constitution de 1958 flanqué du sceau présidentiel. Wikimedia, CC BY

Les deux étaient le résultat d’un compromis difficile : entre partisans du rétablissement de la monarchie et partisans de la République pour 1875, entre le maintien du régime parlementaire et l’affirmation de la primauté du chef de l’État en 1958. Gambetta a fait République de velours, les monarchistes royauté républicaine. Les deux ont donné une position très forte au chef de l’État. C’est d’ailleurs à ce statut initial très favorable du Président de la IIIe République que se référeront les constituants de 1958 en réaction contre la IVe.

Ainsi a-t-on, en 1875, accouché d’une monarchie républicaine qui ne se nomme pas, et en 1958, d’une république monarchique qui ne s’avoue pas. Comme tout compromis politique, les deux moments comportent une part importante d’arrière-pensées, de dessein caché. Chaque camp entendait bien aller au-delà : les monarchistes, en installant un roi à la place du Président au moment opportun ; de Gaulle, en consacrant l’hégémonie du Président dans l’État par son onction au suffrage universel direct.

Cartes sur et sous table

S’ouvre donc, dans les deux cas, au cours des années qui suivent immédiatement les textes constitutionnels, une manière de partie de poker découvert : les cartes parlementaires sont ouvertes sur la table, tandis que la carte présidentielle ou monarchique reste cachée. Mac Mahon retourne la sienne le 16 mai 1877, en révoquant le Président du Conseil ; de Gaulle, le 20 septembre 1962, en annonçant la révision de la Constitution.

La partie s’engage, violente. L’issue toutefois sera diamétralement inverse : la crise du 16 mai 1877 se soldera par la défaite cuisante des monarchistes, celle de 1962 par la victoire totale du général de Gaulle. Avec l’élection de Jules Grévy, la IIIe République va s’orienter définitivement vers un régime parlementaire moniste, où le Président abdique l’effectivité de ses pouvoirs qui glissent entre les mains du Président du Conseil. Au contraire, forte de la victoire au référendum de 1962, la Ve s’affirme comme un présidentialisme domestiquant le Parlement et transformant le premier ministre en ventriloque de l’Élysée !

Et pourtant, dans les deux cas, rien n’est changé à l’économie générale des textes initiaux : autour des principes parlementaires cardinaux – irresponsabilité du chef de l’État, droit de dissolution, responsabilité du gouvernement – se dessinent au fil du temps deux figures opposées de l’équilibre des pouvoirs : l’une centrée sur le Parlement, l’autre sur le Président.

Mais peut-être est-ce précisément là que réside la clef de leur longévité : parce qu’ils sont ambigus, voire ambivalents, les textes constitutionnels ouvrent le passage à des pratiques qui, à l’usage, se substituent aux normes de départ. On ne fait pas mentir le droit, on le contourne.

Craint-on un retour à la lettre de la Constitution du fait des cohabitations ? Voilà qu’on ramène la durée du mandat présidentiel à celle du mandat parlementaire, et qu’on inverse le calendrier électoral afin de rendre impossible toute dissociation des majorités parlementaire et présidentielle.

Presidential dry

Mais au bout du compte, de pratiques en révisions, on parvient à constituer un objet juridique, non seulement non identifié : pire, non identifiable. On parle, ici ou là, d’un régime mi-présidentiel, mi-parlementaire. C’est ce qui s’appelle confondre hybridité et hétérogénéité.

Lors du défilé du 14 juillet 2018. Philippe Wojazer AFP

Certes, notre régime emprunte des éléments au système américain : mode de désignation du Président par le suffrage universel, contrôle de constitutionnalité par voie d’exception, message sur l’État de l’État… Mais ces emprunts coexistent avec les dispositions inhérentes au régime parlementaire (responsabilité, dissolution, dualité de l’exécutif…). Le problème tient à ce que celles-ci sont incompatibles avec l’économie du régime présidentiel. Et que si, par certains aspects, notre système a des couleurs de ce régime, lui ressemble en apparence, il ne relève pas du même ordre.

L’affaire ne se ramène pas à une querelle terminologique. Elle ne soulève rien moins qu’une mise en cause des principes avancés par Montesquieu, qu’on a traduit sommairement par séparation des pouvoirs. Nul n’est prophète en son pays, et le fameux principe n’a souvent été interprété que comme un moyen d’abaisser un pouvoir en faveur d’un autre, tantôt législatif, tantôt exécutif. Or, les pères fondateurs de la Constitution américaine de 1787, eux, l’ont parfaitement assimilé et appliqué.

En effet, l’objectif de Montesquieu, on le sait, est de faire en sorte que, « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » D’où sa distinction entre les trois moments de l’action politique : l’édiction des lois (pouvoir législatif), l’exécution des lois (pouvoir exécutif), leur application aux particuliers (pouvoir judiciaire) :

« Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des nobles ou du peuple exerçaient ces trois pouvoirs. » (Esprit des lois, Livre XI, chap.VI).

Il s’agit donc non pas de les séparer, mais de distribuer les pouvoirs en interdisant le cumul des trois fonctions, et en créant trois organes indépendants ne pouvant se détruire l’un l’autre. Cette séparation des organes n’interdit pas, au contraire, que ceux-ci collaborent entre eux. Montesquieu entend les lier, en leur donnant les moyens de s’empêcher mutuellement :

« Ces trois puissances devraient former un repos, une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses elles sont contraintes d’aller, elles seront contraintes d’aller de concert. » (Idem)

Retrouver l’équilibre

Le régime américain a parfaitement intégré ce système subtil de poids et de contrepoids. La France en est loin et le seul frein au pouvoir de l’exécutif, c’est l’échéance du mandat présidentiel qui tranche brutalement dans le vif. Au risque d’une instabilité dangereuse et de retournements incertains.

Le système hétérogène élaboré au fil des années a fait de notre démocratie celle où le pouvoir exécutif dispose de la plus grande puissance d’action. À la différence des autres pays, point n’est besoin de négocier des ententes, de tergiverser dans des tractations.

Cette situation peut apparaître propice, dans un moment où il s’agit d’impulser des réformes profondes, et l’on peut comprendre que le président de la République ne renonce pas à un dispositif favorable dont il a hérité. Mais, passé ce moment, il y aurait danger à ne pas dissiper les ambivalences, à garder le trompe-l’œil d’institutions qui ne sont pas ce qu’elles prétendent être.

Il faudra bien un jour arrêter cette partie de poker menteur et redonner au régime les moyens d’un véritable équilibre. L’excès de puissance est illusoire, comme le remarquait Talleyrand :

« On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. »

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