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La Coupe du Monde féminine a-t-elle respecté l’adage de la glorieuse incertitude du sport ?

Une joueuse espagnole dispute le ballon à trois Anglaises
À l’image de ce combat pour le ballon entre l’Espagnole Salma Paralluelo et les Anglaises Alex Greenwood, Keira Walsh et Jess Carter pendant la finale, finalement remportée par l’Espagne sur le plus petit des scores (1-0), la Coupe du Monde a donné lieu à de nombreux affrontements acharnés. Des indicateurs spécifiques permettent d’évaluer le degré d’équilibre et d’incertitude de la compétition. David Gray/AFP

La neuvième Coupe du Monde féminine de football, qui vient de se tenir en Australie et en Nouvelle-Zélande, a réuni 32 équipes. 64 rencontres ont été disputées. La compétition a, naturellement, donné lieu à de nombreuses analyses consacrées à la visibilité du sport féminin, à la rétribution des sportives ou encore, tout dernièrement, au comportement déplacé, durant la remise de la Coupe, du président de la Fédération espagnole.

Mais qu’en a-t-il été de l’aspect purement sportif et, spécialement, de cette dimension centrale en matière de spectacle sportif qu’est le suspense quant à l’issue de chaque affrontement, ce que l’on appelle communément la « glorieuse incertitude du sport » ? Des outils élaborés par des spécialistes de l’économie du sport permettent d’évaluer cet aspect à première vue difficilement palpable, et de répondre à ces questions : les Coupes du Monde féminines sont-elles devenues, avec le temps, plus ou moins équilibrées ? Et la compétition féminine suprême est-elle plus ou moins propice aux surprises et à l’incertitude que son homologue masculine ?

Equilibre et intensité compétitive : concepts clés en économie du sport

L’expression « glorieuse incertitude du sport » a donné lieu à de nombreuses recherches dès les premiers travaux du champ, notamment à ceux de l’Américain Simon Rottenberg. Il est considéré par beaucoup comme le père fondateur de la spécialité, en particulier avec un article publié en 1956 intitulé « The Baseball Players’ Labor Market ». Il y affirmait :

« L’incertitude du résultat est nécessaire pour que le consommateur soit disposé à payer l’entrée pour le jeu. »

L’équilibre compétitif est le concept traditionnellement associé à cette incertitude permettant de mesurer l’équilibre des compétitions. Pour les Coupes du Monde, une mesure appropriée est l’équilibre compétitif intra-match (ECIM). Les rares auteurs à s’être intéressés à l’ECIM l’ont défini via deux indicateurs :

  • « L’incertitude », qui désigne le pourcentage du temps de jeu d’un match joué entre deux équipes avec un but d’écart comme limite au-delà de laquelle le match n’est plus en situation d’incertitude (1-0 étant considéré comme un résultat incertain contrairement à 2-0) ;

  • « Les fluctuations », qui désignent le nombre de buts distincts au cours d’un match changeant l’état du score (passer d’un match nul à une victoire d’une des deux équipes ou inversement).

L’équilibre compétitif souffre toutefois d’une limite importante : celle de ne pas considérer les enjeux sportifs. Certains matches peuvent, en effet, être incertains analysés en tant que tels, mais ne pas l’être du point de vue de la compétition dans le cadre de laquelle ils se déroulent. Par exemple, la formule actuelle de la Coupe du Monde féminine ne permet, lors des phases de groupe, qu’aux deux meilleures équipes (sur quatre) de se qualifier pour la suite du tournoi. Dès lors, les derniers matches de groupes peuvent ne plus avoir d’enjeu : une rencontre opposant deux équipes déjà mathématiquement éliminées peut déboucher sur un match équilibré et plein de rebondissements, mais ne comporter aucun enjeu sportif.

Cela nous a conduit dans nos travaux à développer un indicateur complémentaire de l’ECIM : l’intensité compétitive intra-match (ICIM). Il consiste à mesurer l’incertitude et les fluctuations d’un match en les contextualisant par rapport aux enjeux sportifs. En guise d’illustration simple, prenons le match Costa-Rica-Zambie joué lors de la dernière journée du groupe C.

Si celui-ci s’est soldé par le score de 3-1 aboutissant après calcul à une incertitude de 82 % (74 minutes sur 90 ayant été disputées avec au plus un but d’écart) et 1 fluctuation (seul le premier but de la Zambie a permis de faire changer l’état du score en faisant passer cette dernière leader du match), en réalité la partie n’avait aucun enjeu. Ces deux équipes, en ayant perdu leurs deux premiers matches de poules, étaient éliminées avant même le début du match, rendant nulles l’incertitude et les fluctuations de cette confrontation.

Où situer la Coupe du Monde féminine 2023 par rapport aux précédentes ?

Quel bilan tirer du Mondial qui vient de s’achever du point de vue de l’équilibre et de l’intensité compétitive, en l’examinant dans la continuité des compétitions précédentes ? L’équilibre et l’intensité ont-ils augmenté au cours du temps, du fait de la professionnalisation de l’ensemble du football féminin, qui aurait réduit les écarts sportifs ? Ou bien ont-ils diminué, du fait de l’augmentation du nombre d’équipes engagées (12 lors des premières éditions en 1991 et 1995, 16 de 1999 à 2011, 24 en 2015 et 2019, 32 en 2023) ?

En matière d’ECIM, on constate que l’incertitude et les fluctuations se sont détériorées depuis l’édition 2011, qui avait atteint un niveau record dans ces deux domaines. Avec 73,15 % du temps des matches joués en situation d’incertitude, la Coupe du Monde 2023 se situe derrière les cinq précédentes éditions, mais devant les trois premières. En ce qui concerne, les fluctuations, elle est, des neuf Coupes du Monde disputées à ce jour, celle qui en a généré le moins (1,33), ce qui reflète la faible capacité des équipes engagées en 2023 à changer l’état du score.

En matière d’ICIM, les résultats sont du même ordre. Si les dernières éditions avaient élevé l’incertitude à des niveaux inégalés, celle de 2023 n’a généré que 71,21 % d’incertitude. Comme pour l’ECIM, les fluctuations recensées à travers l’ICIM font de la Coupe du Monde 2023 l’édition la moins prolifique en matière de rebondissements (1,22 fluctuation). Il n’est toutefois pas surprenant que le niveau d’ICIM, en partie dépendant du format des compétitions, se soit dégradé par rapport aux deux dernières éditions, dont le format permettait de qualifier les meilleures troisièmes équipes au premier tour, ce qui rendait la dernière journée de la phase de poules plus incertaine.

Un regard plus qualitatif permet toutefois de nuancer ces résultats. Les deux équipes les plus titrées, les États-Unis et l’Allemagne, ont enregistré leurs plus mauvais résultats en 2023. Les Américaines, qui ont remporté la compétition à quatre reprises sur neuf, dont les deux dernières éditions, ont été cette fois éliminées dès les huitièmes de finale, tandis que les Allemandes, deux fois victorieuses (en 2003 et en 2007), n’ont pas réussi à passer la phase de groupes.

Ce serait toutefois faire injure aux autres équipes d’attribuer ces résultats aux seules contre-performances de ces deux favoris. Leur suprématie semble aujourd’hui concurrencée par une multitude d’équipes qui jusqu’ici n’étaient que des challengers. Ainsi, parmi les quatre demi-finalistes, aucune équipe n’avait gagné le tournoi auparavant. L’Espagne s’est même payé le luxe de remporter l’édition 2023 alors qu’elle n’avait jusqu’ici participé qu’aux deux dernières éditions et que son meilleur résultat était un huitième de finale en 2019.

Par rapport aux hommes, où en est-on ?

L’édition 2023 de la Coupe du Monde féminine est intéressante à comparer à l’édition masculine de 2022 dans la mesure où, pour la première fois, le nombre d’équipes lors des deux éditions fut le même.

Les résultats montrent l’écart encore existant entre les deux compétitions. Tant en termes d’ECIM que d’ICIM, chacun des indicateurs considérés (incertitude et fluctuations), apparaît, en effet, plus élevé pour les hommes.

Ces résultats restent également à nuancer car les comparaisons depuis 1990 montrent une diminution considérable de l’écart en matière d’équilibre et d’intensité compétitive. La prochaine Coupe du Monde masculine 2026, marquée par le passage de 32 à 48 équipes, subira-t-elle, comme son homologue féminine de 2023, une détérioration de son équilibre et de son intensité compétitive au point de voir cette dernière la supplanter ?

Enfin, si l’écart se résorbe progressivement bien qu’il soit encore présent, le même constat est à appliquer sur le plan du spectacle. Avec des stades particulièrement garnis et de fortes audiences TV, notamment des pays hôtes, boostées par les résultats de l’Australie, l’édition 2023 a été un franc succès. Aussi, bien que nos résultats démentent l’idée d’une compétition beaucoup plus équilibrée et intense en 2023 que lors des éditions précédentes, d’autres indicateurs plaident l’inverse.

Les éliminations surprises des favoris et, au contraire, les excellents parcours de certains challengers, à commencer par celui de l’Espagne bien sûr, ont fait souffler un vent de renouveau et de fraîcheur sur la Coupe du Monde des femmes 2023 !

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