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Dans «la Fièvre», le président d'un club de foot fait appel à l’agence Kairos et ses communicants spécialistes de la gestion de crise.

La série « La Fièvre », fable sur la politique par-delà les passions tristes ?

La série La Fièvre débute sur une altercation entre un entraîneur et son joueur vedette. Le coup de tête que lui donne le joueur a été filmé et la diffusion virale de la dispute sur Internet provoque une escalade émotionnelle sur les réseaux sociaux et dans les médias. Les haines et les rancœurs explosent quand une standupeuse d’extrême droite instrumentalise l’affaire. Le club tente alors de réagir en adjoignant à son entraîneur une communicante. Le premier est écartelé entre des valeurs de droiture et des réflexes d’autorité à l’ancienne. La seconde est tourmentée et dépressive. Les deux, bien que réputés excellents sur le plan professionnel, apparaissent chancelants et pleins de doutes. Et tous les voyants sont au rouge : le président du club veut abdiquer, les responsables politiques reconnaissent leur impuissance, les médias mainstream perdent le contrôle du brasier médiatique qu’ils ont allumé. La guerre civile n’est plus très loin…

Dans cette série produite par Canal+ et que la Fondation Jean-Jaurès explore dans un rapport éclairant, le cinéaste Eric Benzekri nous embarque sans ménagement dans les passions tristes du rejet de l’autre et des replis identitaires. La série se prémunit de tout angélisme en montrant sans détour les pièges contemporains de l’individualisation. On découvre même, vers la fin de la série, que les « citoyens » peuvent perdre les pédales y compris lorsqu’ils sont soumis à un débat contradictoire dans les règles de l’art et que leur opinion est mesurée à partir d’un panel représentatif de la société dans toute sa diversité. Ce passage sur ce qui est nommé dans la série « l’autre assemblée » est une critique à peine voilée des conventions citoyennes. Même accompagné et encadré par des experts ès qualités en démocratie, le débat public n’échappe pas à une forme de citoyenneté du nombril saturée de traumatismes, de meurtrissures et de fêlures narcissiques. La défiance aux institutions s’exprime sans retenue dans les arènes publiques et dans les prises de position, les invectives et les outrances prennent facilement le dessus sur les nuances et les compromis.

La série suggère ainsi que dans les moments de crise, la vox populi souveraine et salvatrice peut déboucher sur des promesses qui mettent en danger la société dans ses fondations démocratiques. La logique fermée des espaces émotionnels identitaires polarise les peurs. On pense ici aux travaux de Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer sur la montée en puissance, partout dans le monde, du « vigilantisme », cette propension des individus à se constituer en groupes locaux de défense et d’intervention en dehors des institutions (Fiers de punir, 2021, Le Seuil). On pense aussi à l’infini cortège des foules en révolte, furies collectives, pogroms et autres chasses à l’homme qui disent depuis toujours que le dicton « seul on va plus vite, mais ensemble on va plus loin » vaut pour l’horreur aussi. La série montre bien comment, lorsque la vie en société se dégrade jusqu’au chaos, les indignations argument contre argument sont totalement inefficaces. Le géographe Martin Vanier défend sur ce point l’idée que les discours contemporains sur la fracture, à droite comme à gauche, réactivent des rejets et des défiances à la fois archaïques et toxiques.

La palabre collective

Cependant, le cinéaste ne se contente pas de mettre en images des passions tristes. Il suggère aussi un antidote inattendu. Quand la société se fragmente et menace d’imploser, quand les passions prennent le pas sur les convictions, c’est d’abord l’art de la conversation et les élans d’enthousiasme qu’il faut cultiver, au ras le sol. Pour faire reculer l’outrance, pour désamorcer les haines et pour retrouver les lueurs joyeuses d’un destin commun, il faut revenir aux tâtonnements de la palabre collective. Les ressorts démocratiques de la confiance commencent par des mots et des gestes de fraternité.

La série devient fable précisément au moment où l’atmosphère est saturée de noirceur : à la manière d’une prise de judo défensive, la communicante du club et l’entraîneur s’appuient sur leurs fragilités et leur humanisme un peu désuet pour devenir les médiateurs inquiets, mais aussi joyeux, d’un sursaut collectif. « Sam » et « le coach » imaginent en effet le projet un peu fou de transformer le club en coopérative pour que les joueurs, les supporters et les partenaires du club se retrouvent sur un pied d’égalité. Ils prennent aussi position, avec fierté et humilité, dans une controverse émergente sur la libéralisation des armes à feu.

Dans ce retournement improbable, le magnétisme des deux protagonistes fonctionne sur deux niveaux imbriqués : d’une part leur droiture dans l’épreuve et d’autre part leur élan un peu naïf à tenter de faire jouer collectif. Ils bousculent les idées reçues, au feeling, avec un bel entrain et beaucoup d’intelligence émotionnelle. Comme M. Jourdain, ils font de la politique sans le savoir…

Les épreuves intérieures des élus

En revisitant cette série au prisme de mes travaux sur les passions des élus locaux, je constate que les ressorts émotionnels des deux antihéros de la série ressemblent trait pour trait à ceux dévoilés lors d’entretiens par les responsables politiques que je questionnais sur l’origine de leur passion pour la politique. Au cours de ces entrevues placées sous le sceau de la confidentialité et menées en tête à tête, les élus rencontrés racontent avec sensibilité les fragilités et les émotions liées à leur entrée en politique. Au fil des récits sur ces épreuves intérieures, on mesure à quel point, davantage que le parfum de la victoire, c’est l’humaine faiblesse de leurs doutes, de leurs incompréhensions et de leurs enthousiasmes qui ont structuré la force de leur engagement dans des responsabilités collectives.

La densité de leurs fragilités psychiques à l’orée de leur carrière politique mérite d’être soulignée : le plaisir des élus à s’engager puise dans leurs tourments intimes sur les violences et les injustices du monde dont ils sont témoins depuis leur enfance. L’éprouvé est ici le déclencheur de l’expérience politique. Et mes enquêtes montrent que c’est aussi dans leurs premiers combats électoraux que ces citoyens engagés sont littéralement saisis par la joie et l’exaltation inoubliable du faire ensemble.

Ce cocktail de blessures et d’euphorie est le même pour nos deux héros. Sam rêve des proximités qui construisent l’harmonie et la tolérance. L’entraîneur imagine les réconciliations qui se tissent autour d’un ballon rond. Comme pour les élus, leurs fragilités et leurs espoirs se combinent pour forger leur vocation et leur insuffler l’ambition de réparer le monde.

La démocratie des médiations sensibles

Avec cette série, Éric Benzekri joue avec gravité le rôle du cinéaste alerteur qui croit à la responsabilisation des individus. Il faut prendre en compte les deux faces de sa prophétie.

Sur la première face, la démocratie de l’opinion devient dangereuse lorsqu’elle favorise une expression des colères et des souffrances sans médiation ni délibération. L’opinion fabriquée et diffusée sur un mode viral, combinée à la société des frustrations qui en fait un marché infini, produit un condensé hautement explosif. Le couplage de l’individualisme et du lien numérique joue aussi à plein, qui fait tomber tous les filtres en revendiquant, sous couvert de liberté, la possibilité de haïr sans limite.

Sur l’autre face, la démocratie des médiations sensibles suggère que les citoyens peuvent tirer parti de leurs fragilités et de leurs enthousiasmes pour devenir les acteurs politiques qui construisent un monde meilleur. Ces lueurs joyeuses pour jouer collectif peuvent nous paraître un peu légères ou dérisoires, mais elles n’en demeurent pas moins fondamentalement humanistes et universelles.


Pour suivre l’actualité d’Alain Faure, enigmes.hypotheses.org.

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