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La France n’est pas une dictature, c’est l’histoire qui nous le dit

Une banderole portant l'inscription “Dictature en marche” lors d'une manifestation de gilets jaunes à Toulouse, dans le sud de la France, le 9 février 2019. Eric CABANIS/AFP

« Essayez la dictature et vous verrez » a récemment répondu Emmanuel Macron à ceux qui avaient comparé la France à un état autoritaire, justifiant de facto une certaine violence politique et sociale.

Sans reprendre les mêmes arguments que lui, essayons de nous souvenir, tout près de nous, dans l’espace et dans le temps, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de la nature des régimes qui nous entouraient.

L’Espagne de Franco, le Portugal de Caetano et la Grèce des colonels étaient sous dictature. La liberté d’expression était proscrite, la violence d’État régnait, adossée aux forces militaires et policières de la répression ; il n’y avait place ni pour la moindre opposition ni pour les droits de l’homme.

L’Empire soviétique semblait devoir se perpétuer sur la longue durée ; le totalitarisme, même essoufflé, régnait en URSS, mais aussi dans les soi-disant « Démocraties populaires » en Pologne en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, ou dans les Républiques baltes.

La dissidence nous émerveillait par son courage. Les révoltes en Europe centrale avaient été réprimées dans le sang – Berlin-Est en 1953 (des dizaines de morts au moins), Budapest en 1956 (peut-être 2500 morts), Prague en 1968 (quelque 80 morts), Szczecin, Gdansk et Gdynia en 1970 (40 morts). Et ailleurs qu’en Europe, dans le monde entier, de la Chine à l’Amérique latine en passant par l’Afrique, les pires régimes florissaient.

La réflexion sur la démocratie, en Occident, n’allait alors pas très loin : il suffisait généralement d’y voir le contraire des dictatures ou du totalitarisme, cela tenait presque lieu d’analyse.

L’ère post-démocratique des années 2000

Mais aujourd’hui, les démocraties, dont la notre, ne sont-elles pas de plus en plus enclines à se muer en régimes autoritaires, démocratiquement, par le vote, ne vivons-nous pas dans l’ère post-démocratique décrite dès le tournant du siècle par Colin Crouch ou dans la « fake démocratie » ?

Les uns, tels l’essayiste américain Evgeny Morozov, soulignent l’emprise qu’autorisent les technologies du numérique, l’intelligence artificielle, les « big data », les objets « smart » et autres connectivités qui captent nos moindres gestes. D’autres voient dans les réseaux sociaux un instrument d’enfermement de l’individu dans des communautés de pensée homogènes, façonnant un univers fragmenté propice à la haine, à la violence, et de là au populisme et finalement à l’extrémisme et à la fin de la démocratie.

Vivons-nous pour autant en « dictature » comme aiment à le répéter à l’envi certains ?

Les démocraties doutées en temps de crise

En fait, deux questions méritent d’être posées. La première tient à la capacité des démocraties à répondre aux défis du temps présent : ne sont-elles pas comme entraînées, même malgré elle, sur les pentes de l’autoritarisme – et peut-être aussi du chaos ? Et deuxième question, comparative : les régimes dictatoriaux ne sont-ils pas plus efficaces que la démocratie, mieux à même de répondre aux principales attentes de la population, notamment en matière économique et de sécurité ? L’expérience actuelle de la Chine vient ici immédiatement à l’esprit : sa gestion de l’épidémie du coronavirus ne serait-elle pas supérieure à celle que proposent les démocraties occidentales ?

Il est vrai que les immenses défis auxquels un pays comme la France est confronté ne sont traités qu’imparfaitement de façon démocratique, comme si seules des réponses non démocratiques étaient en mesure de sauver l’essentiel – la démocratie elle-même.

Le Premier ministre français Edouard Philippe organise une réunion de crise avec des membres du gouvernement, des chefs de parlement et de sénat et des dirigeants de partis d’opposition, pour faire face à l’épidémie de Covid-19 à Matignon, à Paris, le 27 février 2020. Ian Langsdon/AFP

On le constate empiriquement, chaque fois que des contestations sociales, faute de débouché politique pour aboutir à des négociations et des compromis, se soldent par des logiques de rupture, voire de violence.

La crise de la représentation, l’affaissement des partis classiques de droite et de gauche façonnent un paysage où ne surnagent pour seule opposition qu’une extrême droite nationale-populiste, et une extrême gauche tentée elle aussi par le populisme. L’État de droit est affecté quand le pouvoir, déjà rétif à tout ce qui est médiation ou corps intermédiaires entre lui et le peuple, s’assied sur les recommandations d’une institution comme le Conseil d’État : celui-ci n’a pas été écouté dans ses critiques récentes relatives à la loi sur les retraites.

La violence fraye son chemin

Dès lors, la violence rôde et fraye son chemin. Les excès policiers dans l’usage de la force, lors des manifestations, mettent en cause le monopole légitime du pouvoir à user de la violence ; l’idée que la violence peut payer s’étend, et les appels à l’insurrection ou à la révolution bénéficient d’un certain écho.

Tabou depuis la fin des années 70, la violence politique ou sociale retrouve une légitimité : c’est un échec pour la démocratie.

Par ailleurs, le principe démocratique de la séparation des pouvoirs est affaibli au nom de l’urgence face au risque, notamment terroriste. Comme le montre jour après jour le réseau « antiterrorisme-droits-libertés », composé de juristes, d’avocats, de militants associatifs, d’intellectuels, l’exécutif multiplie les mesures et les déclarations.

Il renforce sa capacité d’action au détriment du judiciaire et du législatif : état d’urgence, militarisation du maintien de l’ordre, renforcement des logiques de renseignement, justice préventive, extension des autorisations en matière de contrôles, de garde à vue ou de perquisition, etc.

Affirmer l’unité d’un corps social

Parmi les innombrables définitions de la démocratie, retenons ici celle qui y voit le seul régime permettant d’affirmer l’unité d’un corps social, ce qui passe par des références à la Nation, à la République, mais aussi à la solidarité et au lien social, tout en assurant le traitement non violent de ce qui le divise. Deux points méritent examen à partir de là.

Affirmer démocratiquement l’unité du corps social, c’est être capable de répondre sans se nier à des défis qui menacent la collectivité dans son intégrité – le terrorisme, et autres risques globaux, dont la perspective était au cœur des analyses d’Ulrich Beck : changement climatique, catastrophe nucléaire, épidémie…

Et rendre possible le traitement institutionnel des différends, en renforçant tout ce qui est de l’ordre de la représentation, complétée par des modes de fonctionnement participatifs et délibératifs, c’est faire confiance aux acteurs, leur ouvrir un maximum de possibilités de rencontres, de négociations.

Or l’unité du corps social est trop souvent présentée en termes incantatoires (à propos de la République) ou identitaires (à propos de la Nation) qui impliquent la fermeture du pays sur lui-même, et une homogénéité vite anti-migrants ou anti-islam. Et le pouvoir ne donne l’image ni de pouvoir ni de vouloir régler la crise, patente, de la représentation.

Dictature et efficacité

Une dictature n’apporte par définition aucune réponse à ce dernier enjeu. Mais n’assure-t-elle pas l’ordre et la sécurité, ne répond-elle pas aux attentes économiques de la population ?

Un examen approfondi de l’expérience chinoise dépasserait de loin le cadre de cet article. Toujours est-il qu’il ne faut ni s’arrêter au constat d’une certaine efficacité, comme, peut-être, dans la gestion actuelle de l’épidémie du coronavirus ; ni réduire la Chine aux images, réelles, certes, de la privation des libertés, de la censure, des abus de pouvoir, du mensonge et de la propagande, du contrôle affiné de la vie la plus quotidienne, de la répression violente de toute contestation sociale, culturelle ou religieuse. Pensons aux Ouïgours, à Tian-an-Men ou à Hongkong.

Les dessous des cartes/Arte.

La capacité d’action collective, la réussite économique, le rayonnement international dont se parent la dictature chinoise et ses idéologues ne sont pas en complète contradiction avec des attentes sociales qui relèvent de l’individualisme, du désir d’entreprendre, du besoin de communiquer, d’attentes de vérité, de justice et de liberté, elles s’y mêlent.

S’il n’y avait pas en même temps des possibilités, certes limitées, de créativité et d’expression, de reconnaissance de la subjectivité des individus, le régime ne tiendrait pas. Sa force, finalement, n’est pas seulement dans ses dimensions purement dictatoriales, elle tient au fait qu’il n’est pas entièrement anti – ou non démocratique. Ce qui, paradoxalement, plaide là aussi pour la démocratie.

Michel Wieviorka, 12 mars 2020, « Pour une démocratie de combat », éditions Robert Laffont.

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