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La liberté de culte, le maire… et le magasin de vêtements

Pixabay

Dans une lettre datée du 24 avril 2017 et rendue publique récemment, Henri Leroy, maire (LR) de Mandelieu-la-Napoule, s’adresse aux « gérants » du H&M de la commune, articles de loi et arrêtés de jurisprudence à l’appui, et réclame que le port de signes religieux et particulièrement le « foulard islamique » soit « proscrit » dans ce point de vente suite à des « retours négatifs d’administrés ».

La question des faits religieux au travail est depuis quelques années un sujet qui intéresse les observateurs, les entreprises et les administrations. Les entreprises de conseils et les experts en tous genres fleurissent sur la toile et dans les cabinets. Les consultants produisent de la formation manu militari « parce qu’il y a un business », les autres ayant recours à leurs services puisqu’il « faut travailler là-dessus, c’est touchy ».

L’affaire la plus emblématique en France a été l’affaire Baby Loup dont les rebondissements auront approvisionné la rubrique juridique des quotidiens pendant presque six ans, de 2008 à 2014. Une salariée musulmane s’était présentée voilée au travail à son retour de congé maternité, alors qu’elle ne portait pas le voile à son départ en congés. Scandale à l’époque, et courte mémoire aussi, oubliant que dans les années 70 déjà, des salles de prières existaient dans certaines usines françaises et que cela n’avait à l’époque, pas posé particulièrement de problèmes.

Bien que la loi ait pu entraîner l’installation d’un flou, la jurisprudence a eu le mérite de lever un sentiment d’insécurité juridique et d’apporter la clarté souhaitée par les acteurs économiques et institutionnels, sans pour autant bouleverser le droit ni retirer l’autonomie des entreprises dans la définition de leur posture.

Le rôle social et sociétal de l’entreprise en question

Le sujet de la religion au travail est sujet bien français, et n’en est qu’à ses premiers rebondissements. Aussi, c’est bien à la lumière de notre contexte qu’il convient de lire les situations, en conscience de la diversité des paradigmes à ce sujet à l’échelle européenne et internationale. Notre paradigme est celui de la laïcité à la française, principe qui garanti à tous la liberté de croire ou de ne pas croire, et pour ceux qui choisissent de croire, la liberté de culte.

La question fondamentale, en accord avec l’injonction contemporaine de valorisation des diversités est « Comment permettre aux collaborateurs d’exprimer leur identité multiple au travail sans perturber le fonctionnement de l’entreprise ni mettre en danger les acteurs ? ».

L’entreprise, au carrefour de toutes les sensibilités individuelles et lieu de convergence de tous vers un objectif commun est confrontée à cette question d’interpénétration entre les sphères personnelle et professionnelle et à ses enjeux de cohésion sociale et de préservation de l’idéal républicain. Quel autre ciment que l’entreprise et le travail pour unir les citoyens ?

Ces enjeux déterminants sont invoqués par Monsieur Le Maire dans son courrier afin de justifier de la nécessité de réguler les comportements religieux qu’il juge ostentatoires. Si à première vue les arguments semblent juridiquement étayés, certains pans entiers du droit ont été omis. Plusieurs questions se posent.

Monsieur Le Maire connaît-il le droit privé en matière d’expression des convictions religieuses au travail ?

Dans l’entreprise privée, c’est la liberté de conscience et par conséquent, sa sœur jumelle la liberté de culte qui prime. Comme le rappelait Nicolas Cadène, rapporteur de l’Observatoire de la laïcité récemment seul « l’arbitre », c’est-à-dire l’État, est neutre.

En prélevant des éléments du droit et de la jurisprudence partiellement, l’élu occulte volontairement ou pas, un élément fondamental de droit qui donne la possibilité à une salariée qui le souhaite de porter le voile et ce en raison du respect de ses convictions et de la liberté de culte, qui sont reconnues comme fondamentales et protégées par la Constitution.

Il précise bien que l’entreprise a la possibilité de restreindre l’expression, et non pas l’obligation. Par conséquent, aucun acteur externe ne peut l’y contraindre. C’est pourtant bien une « demande » que formule l’élu au gérant du magasin.

Monsieur Le Maire ne confond-il pas les salariés du privé et les agents publics ?

En matière d’expression religieuse et politique, les agents publics sont soumis à une stricte neutralité, puisqu’ils sont porteurs d’une mission de service public. Ils doivent remplir cette mission en toute impartialité, toujours en accord avec la promesse républicaine d’égalité de tous les citoyens devant la République et en accord avec la récente loi de déontologie des fonctionnaires et notamment son article premier.

L’entreprise privée elle, n’a pas (sauf exception) de délégation de service public, sa finalité principale et originelle est économique. Si elle souhaite interdire l’expression religieuse de ses collaborateurs dans l’exercice de leur travail, elle peut le faire si les restrictions apportées sont « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

Monsieur Le Maire aurait-il mal lu les arrêts de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 14 mars 2017 ?

En évoquant les arrêts de la CJUE du 14 mars 2017 en indiquant qu’il précise l’article L-1321-2-1 du Code du travail qui permet de réguler les manifestations religieuses en contexte professionnel « sous certaines conditions », Monsieur Le Maire s’appuie tout au long de son courrier sur « de nombreuses plaintes d’administrés et de clients », plaintes qu’il qualifie de « répétées » et « non entendues ».

La loi permet de restreindre la liberté religieuse des collaborateurs pour des raisons de sécurité, d’hygiène, ou encore de bon fonctionnement de l’entreprise. Au regard des éléments avancés par l’élu, il nous faut préciser les conclusions de l’arrêt invoqué et leurs incidences en droit.

L’arrêt vient compléter la loi, ou plutôt la préciser en indiquant que le souhait d’un client de ne pas avoir affaire à une femme voilée ne suffit pas à lui seul pour qu’un employeur exige le retrait d’un signe religieux au travail, en tous cas en France (l’arrêt porte sur deux cas, l’un en France, l’autre en Belgique).

Dans ce cas précis donc, et sans contre-indications d’hygiène, de sécurité et de bon fonctionnement, le fait de ne pas porter de signes religieux ne constitue pas en soi une exigence professionnelle déterminante pour le poste.

Monsieur Le Maire méconnaît-il le rôle des collectivités envers les acteurs économiques présents sur leur territoire ?

Cette lettre qui ressemble à celle d’un conseiller juridique (mal avisé certes), témoigne d’une certaine ingérence de l’élu (sur fond politique ?).

Si le rôle des collectivités territoriales dans l’incitation des entreprises à des pratiques écologiquement responsables, ou encore dans leur capacité à faciliter l’installation des entreprises sur un territoire donné semble évident ; le rôle qui viserait à contraindre l’entreprise dans la fixation de ses règles de fonctionnement interne au-delà de ce que prévoit la loi et en dépit de l’exercice des libertés fondamentales, ne leur semble pas attribué.

La rédaction du règlement intérieur relève évidement de la responsabilité de la structure privée et les différents alinéas proposés et les pratiques qui en découlent, s’ils ne sont pas contraires à la loi, ne sont aucunement soumis à appréciation ni même avis consultatif de la collectivité locale du territoire.

Après tout en tant que Maire d’une commune, l’élu n’est pas tenu de connaître sur le bout des doigts le droit qui ne s’applique pas à ses agents, mais il n’est pas tenu non plus de conseiller les acteurs privés de son territoire concernant leur gestion interne (a fortiori lorsqu’il se trompe).

« Nul n’est censé ignorer la loi »

Si ce célèbre adage reste un mythe juridique, sorte de promesse utopique qui voudrait que tous puissent sur le bout des doigts connaître et pourquoi pas citer la loi (et qui par conséquent mettrait au chômage tous les juristes), il n’en est pas moins essentiel pour un élu de la République de connaître et de comprendre les éléments juridiques sur lesquels il fonde son argumentaire.

Nous avons besoin d’élus qui éclairent le débat, favorisent la disputa, entretiennent le doute, et non pas qui soufflent sur les braises, dans un contexte d’hypersensibilité des questions religieuses, mais également de hausse de l’intolérance chez les extrémistes (confessants ou non).

Dans le dernier volet des résultats de l’étude de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) en partenariat avec l’Institut Randstad parue en 2016, le professeur Lionel Honoré (Université de Polynésie Française) constatait une certaine banalisation des faits religieux au travail, traduction d’une hausse de 15 points du nombre d’entreprises qui en observait (65 %).

Nous n’avons pas fini d’entendre parler de faits religieux au travail.

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