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La Makhnovtchina, un impensé de l’histoire ukrainienne ?

Statue de bronze représentant Nestor Makhno
Le drapeau ukrainien flotte derrière une statue de Nestor Makhno, à Zaporijia, dans le sud-est de l'Ukraine, le 25 avril 2022. Ed Jones/AFP, Fourni par l'auteur

Depuis des mois, dans la région de Zaporojié (sud-est de l’Ukraine), les troupes russes sont à quelques kilomètres de la ville de Huliaï Polé (plus connue sous le nom de Gouliaï-Polé selon la graphie traditionnelle française).

Cette cité, peuplée avant l’invasion russe par près de 13 000 habitants, fut la capitale de la première République anarchiste, appelée « Makhnovchtchina » du nom de son leader et chef des armées : Nestor Makhno. Né en 1888 à Gouliaï-Polé, alors située dans l’Empire russe, il est décédé en 1934 à Paris. Cet acteur de la guerre civile de 1917 à 1921 a contribué de façon essentielle à la défaite des troupes russes blanches face à l’Armée rouge.

Alors que les combats font rage à proximité, ni l’Ukraine ni la Russie n’évoquent le passé de cette ville, chacune pour des raisons qui leur sont propres.

Nestor Makhno (au centre).

La Makhnovtchina, un épisode historique chargé de mythes

Cette absence de référence à Nestor Makhno est troublante car la République anarchiste qu’il a fondée constitue un épisode majeur de l’histoire ukrainienne et de la Révolution communiste.

Cela est d’autant plus étonnant que cet épisode historique est rempli d’événements constitutifs d’une mythologie puissante, susceptibles d’évoquer la Révolution française par son ancrage dans les traditions paysannes et par sa nature révolutionnaire.

La figure de Nestor Makhno elle-même est empreinte d’un caractère éminemment légendaire. Simple travailleur agricole ukrainien, il est condamné à mort en 1910 pour son activisme anarchiste. En raison de son âge administratif, sa peine est commuée en prison à vie car sa naissance avait été déclarée avec plus d’un an de retard. Libéré en 1917, à la chute du tsar, il réussit en un un an et demi à devenir le chef d’un puissant mouvement anarchiste doté d’une véritable petite armée : la Makhnovchtchina.

Opposé à la bourgeoisie et souhaitant « l’indépendance des classes laborieuses », Makhno s’allie, comme les socialistes-révolutionnaires (SR), aux bolcheviks. Ces derniers le fournissent de façon aléatoire en armes, en fonction de leurs propres intérêts. Makhno lutte pour l’avènement du « stade final du communisme », c’est-à-dire pour la disparition de l’État. Il entre donc rapidement en conflit avec la République populaire d’Ukraine, dirigée par Symon Petlioura, un nationaliste privilégiant la création d’un État ukrainien. Par ailleurs opposé au dirigisme des bolcheviks, Makhno entretient avec l’Armée rouge des relations parfois ambiguës, et souvent tendues.

Suivant la tradition cosaque zaporogue, les troupes makhnovistes agissent de façon relativement flexible, voire autonome, et manifestent une grande créativité, tout en bénéficiant d’un large soutien de la population. À plusieurs reprises, l’armée anarchiste que Makhno a su constituer attaque par surprise puis vainc un ennemi très supérieur en nombre.

Mais l’évènement mythique le plus parlant est révélateur du problème historique de la Makhnovchtchina. Poursuivi par les troupes blanches en 1919, Makhno passe un accord, aussitôt trahi, avec les dirigeants de cette République populaire d’Ukraine contre laquelle il est en guerre. Ce conflit avait commencé fin 1918 lorsque les makhnovistes avaient pris la ville d’Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipro).

Encerclé par les soldats de l’Armée blanche, Makhno réussit à vaincre, fin septembre de la même année, par une attaque frontale à Pérégonovka, cet ennemi dont la supériorité numérique est pourtant écrasante. Dans un premier temps, cette victoire permet à l’Armée rouge de briser l’offensive des Blancs sur Moscou. Dans un second temps, les bolcheviks considéreront qu’ils n’ont plus besoin de Makhno et qu’il constitue, désormais, comme les SR en 1918, une menace à éliminer.

Un groupe de combattants de la Makhnovchtchina avec au centre, l’un de ses commandants, Fedir Shchus.

La Makhnovchtchina en guerre contre les nationalistes ukrainiens

La République populaire d’Ukraine, recréée fin 1918, bénéficiait d’un soutien limité principalement à la petite bourgeoisie et à une partie de la bourgeoisie ukrainienne, ainsi que, de façon modérée, de la paysannerie de l’ouest de l’Ukraine.

Pour Makhno, il s’agissait de simples représentants de l’ordre bourgeois. Quelques semaines après la réapparition de cette République, les makhnovistes s’étaient attaqués à leurs troupes en prenant par surprise Ekaterinoslav. Cette opposition viscérale au nationalisme ukrainien représente un problème majeur pour l’historiographie ukrainienne.

Makhno est en accord avec l’essentiel de la paysannerie ukrainienne, pour laquelle l’important n’est pas d’appartenir à un État ukrainien indépendant mais de se libérer des grands propriétaires et de la bourgeoisie, tout en étant village par village, ville par ville, libre de décider de son avenir. Pendant la guerre civile de 1918–1921, l’Ukraine est minée par les révoltes paysannes dirigées par des atamans ou chefs de guerre, purs produits de la tradition cosaque, caractéristique de l’Ukraine méridionale.

Néanmoins, ces derniers disposent d’une base idéologique faible et sont gangrénés par un antisémitisme violent que Makhno rejette. Il a, en effet, intégré une compagnie d’artilleurs juifs dans son armée. Entre 1918 et 1921, plus de 100 000 Juifs ont été tués dans le cadre de pogroms violents, organisés par les atamans, les Russes blancs et des troupes de la République d’Ukraine.

L’autre problème que pose l’intégration de la Makhnovchtchina à l’histoire ukrainienne est son alliance avec l’Armée rouge, qui va pourtant la trahir par deux fois de suite, avant de la liquider en 1921.

Les fondements de la Makhnovchtchina

Le mouvement s’appuie sur les spécificités de l’Ukraine méridionale de l’est du Dniepr. Ce territoire constitue de fait une République ukrainienne anarchiste, même si elle ne se revendique pas comme telle. Dépeuplé par les invasions mongoles du XIIIe siècle, cet espace a d’abord été repeuplé par des cosaques, des paysans soldats libres, dès le XVIIe siècle. Ces derniers fonctionnaient selon une logique autogestionnaire. Ils élisaient chaque année un chef, l’ataman, auquel ils devaient une obéissance totale ; néanmoins, la plupart des décisions étaient prises collectivement.

Après l’achèvement de la conquête de l’Ukraine par les Russes à la fin du XVIIIe siècle, au détriment de la Pologne et de l’Empire ottoman, les cosaques sont asservis ou deviennent des troupes auxiliaires du Tsar. Au XIXe siècle, le territoire de l’Ukraine méridionale devient une zone de colonisation. La Russie y encourage l’installation de paysans libres, principalement des Ukrainiens et des Russes. Mais elle décide également d’y créer des colonies agricoles juives, ce qui fut une nouveauté historique, Trotski en est d’ailleurs issu. Cette région peuplée d’Ukrainiens, Russes, Juifs et Grecs est devenue le siège de la Makhnovchtchina.

Le territoire de la Makhnovchtchina apparaît ici en rouge (le rose représente sa zone d’influence). commons.wikimedia.org

Nestor Makhno ou la synthèse de la tradition cosaque et de l’idéologie anarchiste

L’intelligence de Nestor Makhno aura été de faire la synthèse entre les traditions autogestionnaires cosaques, très présentes dans le Sud de l’Ukraine, et de l’idéologie du courant anarchiste créé au XIXe en Russie.

Makhno se comportait donc comme un ataman élu par ses pairs ; néanmoins et parce qu’il s’inscrivait dans une logique anarchiste, il s’en défendait et expliquait qu’il ne faisait que diriger une armée non anarchiste défendant un espace libre. Les commandants de son armée étaient élus par leurs soldats, dans la plus pure tradition cosaque, même si Makhno avait un droit de regard sur le résultat de ces choix.

Cela lui a permis de bénéficier d’un soutien solide de la paysannerie de son territoire qui s’est mobilisée en sa faveur, quitte à supporter des pertes humaines considérables.

Pour la Makhnovchtchina, le choix de la langue n’est pas prioritaire

Si la question de la langue est un élément justificatif essentiel de l’actuelle guerre d’Ukraine, pour Nestor Makhno il ne s’agit que d’un élément secondaire. À l’époque, dans les villes, le russe est plutôt la langue dominante ; dans les campagnes, on parle le sourjyk, un patois où se mélangent l’ukrainien et le russe. Plus on se situait à l’Est et au sud de l’Ukraine, plus le pourcentage de mots russes utilisés était important.

Makhno lui-même en est le meilleur exemple. Sa langue natale est l’ukrainien, mais de retour en Ukraine après avoir passé huit ans dans une prison russe avec des prisonniers russes, il éprouve des difficultés à s’exprimer en ukrainien.

Au sein de la Makhnovchtchina, la proportion de Russes se limite à une moyenne de 7 % de ses habitants, auxquels il faut ajouter d’autres populations minoritaires, tels les Juifs et les Grecs.


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Plus tard, lors de son exil en France, Makhno choisira d’écrire ses mémoires en russe. Le journal de son mouvement est d’ailleurs imprimé en deux versions : l’une russe et l’autre ukrainienne. Dans la Makhnovchtchina, chacune des communes dispose d’une forte autonomie et est donc libre de choisir la langue d’enseignement qu’elle préfère.

Comme la majorité des paysans ukrainiens, les habitants de la Makhnovchtchina se sentent moins concernés par les questions linguistiques. En revanche, ils partagent des valeurs communes : leur région est depuis le début du siècle le foyer russe de l’anarchisme. Cela peut s’expliquer par sa composition sociale, sa population étant constituée en majorité de paysans indépendants, et par son attachement à la tradition cosaque.

Nestor Makhno et l’historiographie ukrainienne

La Russie a oublié le rôle essentiel qu’a joué Makhno dans la victoire des armées rouges, car elle manifeste une aversion pour cette période de son histoire. A contrario, comme le montre un documentaire de la télévision ukrainienne, il semble y avoir une réelle volonté de réintégrer cette figure historique qu’est Makhno à l’historiographie ukrainienne, en dépit de son opposition violente aux dirigeants nationalistes comme Symon Petlioura, ainsi que de son alliance fluctuante avec les bolcheviks. Mis en valeur, il est néanmoins accusé de choix personnels fluctuants qui ont nui au destin du pays. Il est également affirmé dans le documentaire que la paysannerie russe lui était hostile.

En réalité, Makhno était en guerre avec les nationalistes car c’était un révolutionnaire. Quant à son assise territoriale, elle correspond à la paysannerie de l’Ukraine méridionale composée principalement d’Ukrainiens, Russes, Juifs et Grecs. Néanmoins, cette volonté de réintégrer ce personnage révèle la complexité de ce pays. Si Makhno fut un allié essentiel des communistes, ces deniers furent aussi son pire ennemi. Les bolcheviks craignaient beaucoup plus sa vision anarchiste de la révolution que l’éventuelle menace du nationalisme ukrainien.

Cet épisode historique permet donc de montrer les liens complexes de l’Ukraine avec la Russie mais également le fait que ce pays disposait de spécificités allant au-delà de l’usage de la langue qui ont suscité l’inquiétude de la Russie quant à une possible contamination de sa population par l’esprit d’indépendance de la paysannerie ukrainienne.

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