La monnaie est le talon d’Achille de l’économie orthodoxe qui la considère comme un simple lubrifiant de l’échange marchand et non comme un bien désiré pour lui-même pouvant affecter profondément le fonctionnement de l’économie. Curieusement, les travaux sur l’Économie sociale et solidaire (ESS), pourtant très critiques vis-à-vis de la théorie orthodoxe, ne se penchent que très peu sur la monnaie alors que beaucoup d’initiatives solidaires sont consacrées à cette dernière.
Dans la théorie orthodoxe (néoclassique), notre économie se résume à une économie de marché, une économie d’échange. Dans une telle vision, la monnaie est une marchandise particulière qui a pour fonction première de faciliter les transactions. Pourtant, l’économie ne se résume pas à des transactions sur un marché. Avant d’échanger, il convient bien évidemment de produire. Or, au cours des siècles, le mode de production dominant a changé. Ainsi, depuis la révolution industrielle, nous sommes entrés dans une économie monétaire de production où les individus ne produisent généralement plus par et pour eux-mêmes, mais pour l’entreprise qui les emploie.
Dans cette économie, la monnaie n’est plus un simple lubrifiant de l’échange, mais le préalable à toute activité économique. En effet, l’entreprise doit être en mesure de faire l’avance salariale pour associer le facteur travail au facteur capital. Cette avance monétaire ne peut se faire sans l’entremise du système bancaire qui, seul, est en mesure de faire naître des unités monétaires dans l’acte d’octroi du crédit. Dans ce cadre, l’activité productive des individus est non seulement subordonnée aux décisions de production des entreprises, mais aussi aux décisions de financement des banques. Ces dernières sont assujetties à une logique de rentabilisation du capital qui les conduit à ne retenir que les productions financièrement viables. Cette logique capitaliste réduit la production à la création de marchandises, sans prise en considération de l’utilité sociale et de l’impact écologique de cette dernière.
C’est pourquoi, visant, au contraire, le renforcement de solidarités dans un environnement sain, l’ESS peut être vue comme une réaction aux maux engendrés par l’économie monétaire de production.
Les initiatives monétaires de l’économie sociale
Au XIXe siècle cette réaction va prendre plusieurs formes.
La forme des coopératives et des mutuelles bancaires qui facilitent l’accès au crédit et à la monnaie aux indépendants (artisans, agriculteurs…)
La forme des coopératives de production qui dans la constitution d’un capital commun entendent échapper à la logique du profit au nom de la liberté productive.
La forme des mutuelles sociales visant la sécurisation de l’activité salariale.
Le résultat de ces expériences est mitigé. En effet, elles sont bien à l’origine d’un usage alternatif de la monnaie. Le mouvement mutualiste est à l’origine de la reconnaissance de l’État providence qui revient à mettre en place un système de production sociale généralisé (soins, aide aux personnes…) échappant à la logique de rentabilisation du capital.
Ainsi, dans le cadre du système monétaire de production, une partie du financement, et donc de la création monétaire par les institutions monétaires, est affectée à la production de biens publics. Le mutualisme constitue donc le ferment d’un usage social de la monnaie qui trouve son apogée après-guerre avec la création de la Sécurité sociale. Cependant, l’alternative à la monnaie asservie au capital n’est que partiellement réussie. En effet, une bonne partie des banques mutualistes ont été rattrapées par la logique spéculative, le financement des projets de production de leurs sociétaires n’échappant pas à la règle de la rentabilisation capitaliste.
Les initiatives monétaires de l’économie solidaire
L’économie solidaire qui se développe à la fin des années 70-80 constitue, elle aussi, une interrogation quant à l’économie monétaire de production et à l’usage de la monnaie assujetti à la logique de profit. Nous nous plaçons, ici, dans une période de remise en cause de l’État providence, de crise économique et de globalisation des marchés. La généralisation de la logique de marché, comme solution à la crise, s’accompagne d’un retour à l’hégémonie de l’économie monétaire de production. La société civile, confrontée à l’emprise croissante de logique de rentabilisation (délocalisation, individualisation, exclusion), réagit, de nouveau, par des pratiques cherchant à réinventer l’économie pour la rendre plus solidaire.
Parmi ces dernières, les systèmes d’échanges locaux, les monnaies locales et les accorderies, nous semblent particulièrement intéressantes. Car, au-delà des dispositions techniques et des règles de régulation qui diffèrent fortement d’une initiative à l’autre, on retrouve la même volonté : gérer démocratiquement la monnaie pour renforcer le lien social. Cette volonté pragmatique de maîtriser l’accès à la monnaie est une invitation pour les théoriciens de l’économie solidaire à se pencher sur le rôle de la monnaie comme levier ou frein à la transition vers une société postcapitaliste. En effet, il n’y aura pas de transition démocratique vers une société solidaire sans une réappropriation citoyenne généralisée du fait monétaire.
Passées ou actuelles, ces initiatives monétaires soulignent, en creux, un impensé des théories contemporaines de la recherche en ESS : l’accès à la monnaie comme préalable au développement d’une auto-organisation productive de la société civile et comme levier de changement de régime économique. Pas de société démocratique sans une théorie démocratique de la monnaie.