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Femme en cour de justice paraissant anxieuse
Au-delà du propos, certaines techniques narratives utilisées dans La parfaite victime donnent des clés pour comprendre la controverse soulevée par ce film. (Shutterstock)

« La parfaite victime » : comprendre la controverse

Le documentaire La parfaite victime a fait l’objet de nombreuses critiques, positives comme négatives. On a applaudi la démarche de donner une voix aux victimes, mais on a aussi reproché à ses réalisatrices d’avoir dressé un portrait biaisé du système de justice pénale. Au-delà du propos, certaines techniques narratives utilisées dans ce film peuvent expliquer en partie la controverse qu’il a soulevée.

Titulaire d’un certificat en criminologie et doctorante en littérature et en arts de la scène et de l’écran, mes recherches se situent à l’intersection des études féministes, littéraires et audiovisuelles. Sans corroborer ou contredire les faits avancés dans le film, je me suis surtout intéressée aux aspects formels de celui-ci. Il est ici question de la manière dont le documentaire esquisse son propos : en quoi la forme peut-elle paraître tantôt polémiste, tantôt novatrice ?

La parfaite victime a pour prémisse la problématique suivante : pourquoi plusieurs victimes de crimes sexuels ont-elles l’impression de devoir être « parfaites » pour que leur dénonciation mène à une condamnation ? Les réalisatrices Monic Néron et Émilie Perreault ne s’en cachent pas : le documentaire critique ouvertement le système actuel et remet en question les techniques employées par les avocats et avocates de la défense lors des contre-interrogatoires. Ultimement, La parfaite victime met de l’avant l’expérience difficile d’une douzaine de personnes ayant dénoncé une agression.

En analysant de près le langage audiovisuel du documentaire, j’ai relevé cinq techniques narratives susceptibles d’influencer sa réception.

Le regard indiscret de la caméra

Malgré la sobriété des cadrages de l’ouverture de La parfaite victime, la caméra se fait souvent voyeuse : elle observe derrière un grillage, suit de loin, capture des interactions à la dérobée. Elle est fréquemment portée à l’épaule, ce qui peut lui conférer un caractère indiscret. La caméra semble adopter le point de vue de quelqu’un qui épierait l’action en direct.

Plusieurs plans s’attardent à des gestes trahissant la nervosité des victimes. La caméra, par exemple, effectue des mouvements descendants pour cadrer des mains qui se tordent, s’approche pour capter les regards embrumés. Lorsque certaines personnes sont gagnées par l’émotion ou prennent une pause, la caméra reste fixée sur elles de longues secondes jusqu’à paraître intruse, presque envahissante devant la sensibilité qui se dégage de la scène. L’utilisation récurrente de recadrages et de jumpcuts connote certains propos : lors de passages particulièrement émotifs ou choquants, on resserre le cadre de manière à souligner ce qui est dit.

Ce genre de techniques a longtemps servi pour les télé-réalités ou les comédies dramatiques, et peut paraître kitsch dans l’imaginaire collectif. Il est possible que les réalisatrices aient voulu souligner l’impression des victimes d’être dévisagées lors des procès, mais le public peut tout de même avoir l’impression qu’on tente trop de le guider dans sa réception.

Le montage apparent

À plusieurs reprises dans La parfaite victime, le montage laisse poindre son parti pris. Alors que les intervenants et intervenantes du système de justice peinent à vulgariser la notion de « doute raisonnable », on joue à pointer du doigt leur incertitude. On a choisi de montrer les coulisses : les plans sont coupés sur des balbutiements mal assurés, la caméra continue de tourner pendant que certains et certaines regardent leurs notes ou demandent à se reprendre.

Entre deux prises, on a même ajouté un bip sonore traditionnellement associé aux bloopers. La trame musicale souligne à gros traits le cafouillage, puisqu’une mélodie loufoque accompagne cette séquence. L’accumulation de ces procédés confère un aspect ridicule à la scène et donne l’impression que nul n’est en capacité de définir la règle de droit.

Alors qu’on s’apprête à décortiquer le contre-interrogatoire, une pièce musicale impérieuse retentit pendant que les avocats se préparent au ralenti (ouvrent leur mallette, relisent leurs notes). La bande sonore amplifie l’aspect résolument plus méthodique que sensible d’une cour de justice.

Dans les deux exemples, la musique renforce le propos, créant un effet d’insistance, voire de discrédit. Ainsi, au-delà des faits montrés, le documentaire tente de convaincre par sa forme. Lorsque le montage d’un film se fait ainsi apparent, le public prend conscience des effets de postproduction et peut avoir l’impression qu’on insiste trop pour le convaincre.

L’utilisation du champ-contrechamp

Un article soulignait récemment que le documentaire suscite une conversation sociétale. Notons qu’au sein du film, le montage établit un dialogue inédit entre les victimes et le système de justice. Par exemple, les passages où les avocats criminalistes dévoilent les astuces d’un bon contre-interrogatoire sont entrecoupés d’interventions de Marcel, une des victimes protagonistes, qui relativise en rapportant son vécu.

Scène de confrontation physique entre une femme et un homme
Le documentaire dévoile alors l’importance de considérer la multiplicité des points de vue, quand il s’agit de reconstituer les faits d’une agression. (Shutterstock)

Son expérience vient parfois corroborer, souvent contredire ce qu’avancent les experts. Un débat s’opère ainsi grâce au champ-contrechamp : Marcel reçoit la chance de nuancer et de « répondre » aux avocats en partageant sa subjectivité.

La multiplicité des points de vue

Le dernier tiers du documentaire présente une sorte de rédemption de l’ex-juge Robin Camp, impliqué dans un scandale après avoir blâmé une victime lors d’un procès. Il parait repentant après une formation sur la psychologie des traumas qui lui a permis de développer davantage son empathie.

Le documentaire dévoile alors l’importance de considérer la multiplicité des points de vue pour un même événement : de son propre aveu, l’ex-juge avait mépris l’agression pour une relation sexuelle, au lieu d’une situation de prédation. « I’m a man, I see the world from a man’s point of view », explique Camp.

Le témoignage de la globe-trotter Elena renforce la nécessité d’une telle remise en question : venue à Montréal sur recommandation d’un Canadien qui dépeignait l’endroit comme très sécuritaire, elle a été sauvagement attaquée dans une ruelle déserte. Bien que le Québec soit relativement sûr, le témoignage du voyageur est celui d’un homme qui ne craint pas s’aventurer le soir dans des rues peu fréquentées.

Le documentaire permet de comprendre qu’une femme seule la nuit est encore parfois en danger. On mentionne d’ailleurs dans l’essai Le boys club que les hommes occupent généralement avec confiance les espaces extérieurs, tandis que les femmes tendent plutôt à se diriger vers leur destination sans s’attarder. La parfaite victime signale que l’expérience du monde n’est pas la même selon le genre auquel s’identifie un individu.

L’interpellation du public

La finale du documentaire revêt un caractère poétique. Un extrait de Mourir à tue-tête, un film d’Anne Claire Poirier ayant fait grand bruit dès sa sortie en 1979 parce qu’il confrontait le public à la question des viols subis par les femmes, accompagne des images des survivantes et survivants ayant témoigné dans La parfaite victime. Ils et elles fixent tour à tour la lentille. De tels regards à la caméra ont pour effet d’interpeller directement l’auditoire, de lui faire sentir qu’on s’adresse à sa sensibilité.

Suit alors une scène d’une minute et demie où retentissent des coups de sifflet sur des lieux propices à des agressions à caractère sexuel (ruelles, toilettes publiques). Les stridulations des sifflets évoquent des cris humains (féminins) et se superposent en crescendo de manière à créer une finale cacophonique, sur un plan panoramique de la nuit recouvrant Montréal. Par cette poignante métaphore audiovisuelle, le documentaire confronte le public à la détresse des victimes, comme si les appels à l’aide ne suffisaient plus pour se faire entendre. La durée de la scène la rend volontairement inconfortable, d’autant que le générique défile ensuite dans le silence complet.

Que l’on approuve ou désapprouve la démarche du documentaire et l’image qu’elle renvoie du système judiciaire, la dédicace aux deux fils des réalisatrices dans le générique déplace ultimement la problématique : comment pourrait-on se donner les moyens de construire un monde où, à force d’empathie et de prévention, le caractère systémique des agressions sexuelles serait endigué ?

Pour obtenir de l’assistance en matière d’agressions à caractère sexuel :

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