Comme tout le monde, j’ai vu les statuettes remises lors de la cérémonie des Césars du cinéma français, qui tiennent leur nom de César Baldaccini. J’ai aussi croisé quelques-unes des compressions de l’artiste produites sur plusieurs décennies. La statue du « pouce en l’air » est incontournable quand on traverse le parvis de la Défense à Paris. Je voyais, sur les photos, l’allure magnétique de cet homme avec cette imposante barbe. Je ne connaissais ni les sculptures, sinon ce pouce immense, ni les expansions. J’ignorais à peu près tout de l’artiste et de son œuvre pour une bonne raison : je n’avais pas trouvé mon point d’entrée dans son œuvre.
C’est Renaud Bastien, physicien au CNRS à Toulouse, qui m’a fait voir César… involontairement.
Il y a quelque mois, il me parlait de son travail sur la cohésion apparente des bancs de poissons, celles des colonies d’oiseaux comme les étourneaux et les applications induites en robotique. Réfléchissant à haute voix autour de la cohésion de la matière, il me dit : « finalement deux éléments fondamentaux d’un objet en physique de la matière condensée sont son poids et son volume. » Ce n’est pas si rare, il arrive qu’énoncer ce qui semble une évidence ouvre une porte. Et dans le train entre Toulouse et Grenoble, je vois soudain les compressions de César autrement.
Le programme de l’école primaire et du collège passe beaucoup de temps sur le volume, le poids, la masse et la densité (ou son équivalent, la masse volumique). Pour de bonnes raisons. Tout objet solide est de la matière condensée. Il est d’abord caractérisé par son volume et son poids. Pour changer l’un et l’autre, c’est simple, il faut enlever ou ajouter de la matière.
Pour changer le volume, les hautes pressions, utilisées dans les laboratoires, sont monstrueusement élevées pour une compression bien faible, souvent même insignifiante. L’eau par dix kilomètres de profondeur dans l’océan reste de l’eau égale à celle de notre quotidien. L’énorme pression n’y fait rien. Le principe d’exclusion de Pauli au cœur de la physique quantique veille : comprimer le gaz d’électrons d’un solide ou d’un liquide est extraordinairement difficile. On ne passe pas non plus à travers les murs, ce qui serait une autre forme de compression.
Erwin Schrödinger : le volume, la surface et la forme
Finalement, à côté du poids et de ce volume invariable, tout le reste me semble affaire de circonstances. Dans le recueil de conférences intitulé : « Qu’est-ce que la vie ? », Erwin Schrödinger, prix Nobel de physique 1933 pour « son » équation et père du « chat de Schrödinger » aborde la relation entre le fond et la forme. Il le fait en s’interrogeant à propos d’un presse-papier en forme de chien, qu’il vient de retrouver. On peut lire cela comme une forme d’hommage très profond d’un physicien à la sculpture :
« Je suis tout à fait sûr que c’est le même chien, le chien que j’ai vu il y a plus de cinquante ans sur le bureau de mon père. Mais pourquoi en suis-je sûr ? C’est très clair. C’est visiblement la forme ou la configuration particulière qui établit l’identité de façon certaine, et non le contenu matériel. Si la matière avait été fondue et moulée dans la forme d’un homme, l’identité serait beaucoup plus difficile à établir. Et il y a plus : même si l’identité matérielle était établie de façon certaine, cela n’aurait qu’un intérêt très restreint. Je ne me soucierais probablement pas beaucoup de l’identité ou de la non-identité de cette masse de fer, et je déclarerais que mon souvenir a été détruit. »
Fondu, le chien presse-papier n’aurait changé ni de volume, ni de poids, pas plus qu’après transformation en statue à figure humaine. Tout le reste me semble donc affaire de circonstances : changer la forme, la texture, les reflets et les couleurs n’auraient rien changé au poids et au volume, mais tout à l’objet !
Comprimer et plier, ça demande beaucoup d’énergie et ça coute très cher
Le programme stratégique américain Heavy Press Program au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique a conduit à créer des machines capables d’appliquer des forces correspondant à des masses de 45000 tonnes sur des pièces mécaniques. Ces machines, utilisées pour la forge à froid de pièces importantes souvent éléments d’armements, ne cherchent pas à comprimer mais à déformer. C’est plus facile, même si là encore extrêmement difficile comme le soulignent les investissements industriels pharaoniques consentis au XXe siècle avec des savoir-faire très sophistiqués. Il existe des versions industrielles plus modestes que l’on utilise dans les casses de voitures pour justement comprimer la carrosserie des épaves et en faire des cubes de petite taille et manipulables, mais toujours aussi lourds. C’est ce type de machine que le sculpteur César a découvert au milieu du XXe siècle. En 1960, il expose Trois tonnes, une œuvre constituée de trois voitures compressées. La masse d’abord.
La sculpture se définit d’abord par sa forme et sa couleur. Un même volume de matière peut avoir une infinité de formes et de couleurs. On peut générer d’une infinité d’objets ayant tous le même volume. Exemple, si on prend le cas d’une carrosserie de voiture, quel est ce volume ? Ce n’est pas le volume que définit la carrosserie dans l’espace dont celui disponible pour les valises. Pas du tout. C’est l’espace occupé par la tôle elle-même. Et ce volume-là, sinon en découpant la voiture, on ne peut pas y toucher. Il est là avant et après la compression, intact comme le poids.
César, à mes yeux, par une compression brutale, se met sur un chemin allant vers une carrosserie qui n’occuperait plus que ce volume ultime et minimal. On voit aussi combien il est difficile d’y arriver ainsi, voire impossible. Il est loin du compte, il y a toujours de l’espace vacant. Bien sûr, s’il s’agit de vraiment de l’obtenir, Erwin Schrödinger donne la solution : faire fondre ! Mais alors la voiture n’est plus là du tout. César, par cette compression incomplète, garde la mémoire de l’objet initial – on le devine encore – mais il nous dit aussi qu’il n’est finalement qu’une masse de tôle. Il n’est d’abord que cela, et en toutes circonstances !
Les expansions : supprimer les limites
Le volume occupé par un atome dans un liquide ou un solide ne varie pas tant. La densité des matériaux autour de nous varie assez peu. Et nous le savons tous : un verre plein peut l’être de n’importe quoi, nous parviendrons toujours à le soulever. Les densités extrêmes existent dans l’univers mais pas sur la Terre. Sur la Terre, la densité de la matière liquide ou solide est limitée, et il n’est pas possible de largement dépasser cette limite. Toujours le principe de Pauli à l’œuvre. Dans l’autre sens, du côté de l’expansion, il n’y a pas de limite fondamentale. On peut aller de la matière condensée au vide avec une immense variété d’états (gazeux en tête), et de matières. L’aérogel de silice a une masse volumique de 2kg/m3, seulement deux fois celle de l’air. Sa présence diaphane est assez irréelle.
La masse volumique de la mousse polyuréthane utilisée par César est probablement entre 10kg/m3 et 100kg/m3, celle de l’eau est bien plus grande, avec ses 1 000kg/m3. Dans les expansions, avant toute question sur la forme, il y a, à nouveau, celle de la masse et du volume. À masse constante, on peut chercher à augmenter largement le volume occupé dans l’espace autant que souhaité.
Quand César rejoint Schrödinger
Avec les sculptures, les compressions et les expansions, les œuvres de César explorent pour nous, par leur matérialité, la forme, la masse et le volume. Il précise et c’est limpide :
« J’appelle mes compressions des compressions, mes expansions des expansions. La victoire de Villetaneuse, Ginette, L’Hommage à Léon, j’appelle ça des sculptures. »
Sculptures, elles ont une forme unique, qui les pose en œuvre d’art et création de César. Que sont alors les compressions ? Le scientifique Schrödinger et l’artiste César se croisent ici et sont, je crois, d’accord : les compressions ainsi présentées soulignent une réalité du monde très profonde, mais on ne les appellera pas « sculptures », plutôt anti-sculptures.