L’inclusion de la société civile de manière volontariste en politique est inédite en France car elle est élue alors que par le passé elle était cooptée (sans élection). Ce processus s’inscrit dans une forme de gouvernement qui essaie de s’inventer, face à la mondialisation des questions de société en externe et à la montée du populisme en interne.
Après la politique des alliances (issue de la Renaissance), celle de la sécurité collective (issue de la Première Guerre mondiale), celle des droits des groupes minoritaires (issue des années 1960) arrive la politique de catalyse, où un ensemble d’acteurs pluriels et diversifiés se retrouvent autour de la résolution d’un objectif précis, qui ne déborde pas de son cadre premier (la loi travail, la sécurité sociale…). Dans ces cycles de l’action collective, c’est une mutation de l’engagement politique, souvent mené par des individus dont l’investissement utilisait des répertoires d’action différents, plutôt liés au milieu associatif et humanitaire.
Ces différents cycles sont marqués à chaque fois par l’apparition d’un nouveau média, d’un nouvel acteur et d’une nouvelle expansion territoriale. Avec la politique des alliances, c’est la bourgeoisie des villes et l’extension de la presse papier, en réseau avec un espace européen de cité-états. Avec la politique de sécurité collective, ce sont les technocrates administrateurs des États-nations, et l’extension des médias analogiques (radio et télévision). Avec la politique des droits des groupes minoritaires, ce sont les groupes d’émancipation (femmes, travailleurs, minorités ethniques et sexuelles…) qui ont profité de la fragmentation médiatique (satellite, câble, vidéo). Avec la politique de catalyse, l’avènement du numérique permet l’implication d’acteurs de terrain en fonctionnement local, national et/ou international, communément regroupés sous le nom de « société civile ».
Un partenaire réél, pas un alibi
Mais de quelle « société civile » s’agit-il ? Selon l’ONU, elle fait partie du « tiers secteur » à côté des gouvernements et du secteur privé. Dans de grands débats sur le numérique comme le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), la société civile est un composite de neuf entités sous l’unicité du vocable :
les municipalités et autorités locales
les organisations non-gouvernementales
les syndicats
la communauté des chercheurs
les médias
les artistes et créateurs de culture
les mouvements sociaux
les organisations caritatives
les très petites et petites entreprises.
Dans le gouvernement et le Parlement Macron, on retrouve bien des représentants de ces diverses entités, même s’il ne s’agissait pas de se conformer à la norme onusienne mais à la réalité du terrain français. De par la diversité des intérêts, ce genre de politique de catalyse est donc potentiellement disruptif des cycles politiques antérieurs. Les questions de procédure et les questions de contenu stratégique vont être au cœur du processus à venir. Il faudra d’abord s’assurer que la société civile soit un partenaire réel, incontournable, et non un partenaire alibi. C’est tout l’enjeu de l’élection de catalyse : être dans le design des projets de loi, en amont du processus, au lieu d’être en aval, en simple exécutant.
Les procédures de catalyse en interne et en externe
Elles vont nécessiter la création d’une culture de confiance, face à la diversité des intérêts et des partenariats – d’autant que personne ne pourra se prévaloir d’une légitimité assez large pour décider de l’agenda.
Pour catalyser les énergies et les compétences, un processus interne de construction du consensus va s’avérer indispensable, avec la nécessité de coalitions entre divers sous-groupes afin d’atteindre une taille critique pour légitimer les acteurs du tiers secteur face aux autres secteurs représentés au Parlement. Le resserrement des rangs autour d’un noyau dur des premiers adhérents au mouvement En marche est à prévoir, ce qui peut expliquer le déplacement stratégique de Richard Ferrand à la présidence du groupe LREM.
Les écueils vont être de l’ordre de l’entropie (dû au manque d’information sur le système parlementaire pour les nouveaux entrants), et de l’ordre de l’accrétion (dû à l’excès d’expériences cumulées de certains vétérans). Sans compter ceux qui vont essayer de noyauter ou de torpiller le processus, sous des pressions relevant des formes politiques antérieures (alliances et sécurité), comme l’illustre la bataille des « constructifs » vs les « traditionnels » au PS et à LR.
La force de la société civile est son expérience des situations de terrain. Son émergence comme acteur-pivot tient à son adaptation aux réalités d’un monde incertain et en flux. Elle conçoit la participation à la fois dans le quotidien et le planétaire ; elle sait faire du lien social et de la communication de terrain ; elle perçoit la compénétration des différentes échelles de territoire et de gouvernance avec les différents types de médias (locaux, nationaux, de masse et de niche). Elle a acquis une relative expertise dans les pourparlers avec les gouvernements, pour trouver des solutions négociées, comme démontré pendant le SMSI (2003-05) ou la COP21 (Paris 2015) par exemple.
La nécessité d’un nouveau pacte de solidarité
Elle a donc évolué depuis les années 1960-90 (l’exemple levier étant Greenpeace) : il ne s’agit plus d’un tiers secteur de bénévoles formés sur le tas et répondant à des commandes d’en haut. Les capacités organisationnelles et intellectuelles des personnalités élues n’en font plus un simple tiers-état, taillable et corvéable à merci dans un État jacobin. La présence d’expertises multiples, avec des compétences générales et de niche, recèle des ressources insoupçonnées en capacité d’organisation, de communication et de travail collaboratif, dans une culture habituée à la facilitation par les réseaux, en réel comme en ligne.
Les membres de la société civile devront faire attention aux questions de contenu stratégique car les autres secteurs, plus habitués à l’exercice du pouvoir, vont les mettre en situation de réaction plutôt que d’initiative au départ du processus, et vont tenter de dicter l’agenda. Ils devront jouer sur l’élément de surprise, faire des contre-propositions, voire s’assurer d’une coproduction de documents-clés et de mécanismes de suivi pour ne pas se faire coopter sans possibilité de réplique. Ils pourront compter sur l’expérience de personnalités telles que Mounir Mahjoubi, cofondateur de la Ruche qui dit oui et ancien président du laboratoire d’idées qu’est le Conseil national du numérique (CNNum).
C’est là où la dimension multipartenaire des négociations entre les acteurs tient toute sa légitimité, face à un secteur public qui tend, dans l’environnement libéral actuel, à se désengager de ses responsabilités au profit du secteur privé. Un nouveau pacte de solidarité, sur les questions clés de l’emploi et des besoins du développement durable, en liant l’urgence numérique et l’urgence climatique, est sans doute à mettre en place, pour pouvoir répondre aux questions brûlantes en France comme sur la scène mondiale.
Les cultures de l’information dans la catalyse d’En marche
La société civile dans la politique de catalyse se sert principalement des médias numériques. Cela lui donne accès a des stratégies de mobilisation synchones et a-synchrones qui ont été utiles au mouvement En marche pour faire élire ses représentants, pour la plupart sans base locale sur laquelle s’appuyer, par contraste avec les partis du cycle antérieur. Cela s’est produit sur des plateformes d’échanges avec l’inclusion des moyens numériques (du big data au microtargeting) comme nouveau répertoire stratégique de l’engagement public.
Elle a su utiliser les points forts et paradoxaux des nouvelles cultures de l’information à l’ère numérique : les effets structurants des réseaux, la force des liens faibles, la re-territorialisation hors ligne des échanges en ligne et… la capacité à la scandalisation.
Les effets structurants des réseaux en ligne ont permis à des novices en politique – mais pas en communication sociale – de se coordonner avec les leaders du mouvement En marche pour s’adresser à leur base, dans des forums publics délocalisés. Et ce, malgré des appartenances éclatées sur tout le territoire français, à dimensions variables, sans continuité territoriale.
La force des liens faibles, selon la formule de Mark Granovetter, s’est avérée efficace, en modifiant les circuits de confiance, résultante du dérèglement du système des partis antérieurs : les formes numériques de la recommandation et du soutien ont opéré sans passer par les circuits traditionnels d’adoubement et d’introduction politique. Cette stratégie a permis de recruter des personnalités à fort capital symbolique, comme la médaille Fields 2010, Cédric Villani, et aussi de faire appel, littéralement, à 50 % de nouveaux entrants lors des candidatures aux législatives.
La re-territorialisation hors ligne des échanges en ligne a été un levier des plus efficaces lorsqu’elle s’est révélée capable de se connecter à des réseaux préexistants. Cela a permis de maintenir la mobilisation et les réseaux d’alliances informelles qui la sous-tendent comme dans le cas du CNNum et du milieu de la French Tech. Cette stratégie a permis d’utiliser la proximité pour mobiliser et pour impacter le niveau national, voire international.
La capacité militante à la scandalisation a aussi servi, par le rôle de veille morale que s’est donné En marche Celui-ci a fait de la question de la moralisation de la vie publique une des seules actions enclenchées entre les deux tours, avant même la mise en place du Parlement. Cela a permis de mettre en difficulté des hommes et femmes politiques du cycle antérieur, fragilisés par les scandales personnels ou hérités de leurs partis. Du coup, même leurs alliés du MoDem se sont vus dans l’obligation de se démettre de leurs fonctions, une fois l’élection parlementaire finie, avec François Bayrou pris au mot de sa propre revendication… Ce qui légitime encore plus la capacité de moralisation de la société civile d’En marche
Face à la montée des populismes de droite comme de gauche, en interne et en externe
La montée de la société civile est une réponse au cycle politique antérieur, celui des droits des groupes minoritaires. Sans anéantir les acquis de ceux-ci, il s’agit désormais de développer un projet commun pour une majorité nationale et non plus des minorités en mal de reconnaissance. Les partis traditionnels, issus du cycle antérieur, se sont laissés piéger dans des programmes morcelés afin de récupérer les votes de ces minorités, à droite comme à gauche, sans même pouvoir traiter la question clivante des migrants. L’absence d’une vision partagée et présentée comme un bien commun pour tous a permis la montée du populisme à droite comme à gauche. Cette prise en tenaille s’est avérée néfaste pour eux et a permis l’émergence logique et rapide d’un mouvement attentif à ne pas présenter un programme, à ne pas entrer dans la polarité gauche-droite, et se réclamant d’une approche par projet, progressiste… et incarnée par la société civile.
Dans le passage inédit d’un mouvement (EM) à un parti (LREM), la société civile doit rester vigilante sur son intégrité car face aux populismes, elle détient un avantage éthique et moral (indépendance, transparence, moralité dans la vie politique…). Elle a démontré que le connectif peut générer du collectif et produire un contexte politiquement enrichi au sein d’une entité qui, par vocation, évite le contact frontal avec le politique. L’émergence de modérateurs et de coordinateurs acceptés de tous pour leur implication dans la promotion du bien commun est cruciale, comme l’ont montré l’entrée au gouvernement de Nicolas Hulot, Françoise Nyssen et Frédérique Vidal.
Alors que la société civile dans le cycle des droits des groupes minoritaires était marquée par sa participation active aux forums alter-mondialistes (Porto-alegre, Barcelone, Bobigny…), elle voit dans la politique de catalyse et le dialogue multi-acteurs qui avance par consensus successifs sur des questions de société communes, un mode d’action efficace, qui supplante le manque d’agilité des conflits classiques gauche-droite.
La tentation alter-mondialiste ne disparaîtra pas entièrement et restera sans doute une force crédible, portée par des groupes de la société civile non-élus, restés en dehors du processus gouvernemental actuel. Garder une culture « oppositionnelle » tout en étant au pouvoir, voilà une posture inédite, qui peut surprendre. Il faut espérer qu’elle puisse s’épanouir, face à la montée des régimes populistes nostalgiques du pouvoir d’un leader unique. Elle représente une autre vision du peuple, qui, même si elle n’est pas représentative de la totalité du spectre social français, peut toutefois s’en faire le porte-parole.