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La stratégie de la tension de Recep Tayyip Erdogan : vers un choc des civilisations ?

Manifestation anti-française à Istanbul
Lors d'une manifestation à Istanbul le 13 septembre 2020. Ozan Kose/AFP

Les choses s’enveniment entre Paris et Ankara. On assiste à la mise en scène d’un affrontement personnel et, surtout, à l’instauration d’une opposition durable à plusieurs niveaux. Recep Tayyip Erdogan n’est pas un problème que pour la France, mais Paris incarne désormais sa cible préférée.

Derrière ce face-à-face haut en couleur surgissent des dossiers complexes et la perspective de clivages profonds. Derrière les insultes, le risque d’une politique du pire susceptible d’hypothéquer la stabilité internationale. Derrière la crispation bilatérale, la déstabilisation de plusieurs enceintes, dont l’OTAN et la coopération méditerranéenne. Derrière la conjoncture, le risque plus structurel de « perdre » la Turquie.

Non-dits, causes et conséquences

Les abcès de fixation s’accumulent entre Paris et Ankara. La posture turque en Syrie est dénoncée par la France, et pas uniquement par Emmanuel Macron : François Hollande, entre autres, a sonné l’alarme à plusieurs reprises sur le traitement des forces kurdes, et appelé à des sanctions contre la Turquie. L’attitude d’Erdogan lors de la crise des réfugiés syriens, instrumentalisée pour faire pression sur l’UE, n’a pas non plus été appréciée. Les forages turcs en Méditerranée ont donné lieu à un soutien français à la Grèce et à des incidents navals entre les deux marines. La France dénonce une ligne diplomatique qui n’est plus compatible avec celle d’un allié, tout en désignant le président turc comme l’un des facteurs de déstabilisation d’une OTAN « en état de mort cérébrale ». Le soutien d’Ankara au gouvernement libyen, et son appui au « pays frère » qu’est l’Azerbaïdjan, « par tous les moyens », dans son conflit avec l’Arménie, passent mal également. La joute est devenue acrimonieuse : Emmanuel Macron évoque « la responsabilité historique et criminelle de la Turquie » (dans l’affaire libyenne) tandis que Recep Tayyip Erdoğan met en doute la santé mentale du président français.

Mais le non-dit qui sous-tend une partie de cet affrontement se situe peut-être sur un autre terrain : celui de l’islam d’Europe. Le soutien turc aux acteurs proches des Frères musulmans et à un certain nombre de réseaux est connu. Au nom de la lutte contre le séparatisme d’abord, puis à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, Paris s’attaque désormais à des acteurs proches de ces circuits, où l’on retrouve Ankara mais aussi Doha.

Ces derniers jours, l’ambassadeur français en Turquie a été rappelé, tandis que le maître d’Ankara appelle officiellement au boycott des produits français, compare le traitement des musulmans en France à celui des Juifs d’Europe dans les années 1930, et s’éloigne d’une UE dont les membres, heurtés par cette stratégie de l’escalade, soutiennent Paris.

Qui veut un « choc des civilisations » ?

Voici la France replongée dans une séquence difficile avec le monde musulman, comme au temps de la loi sur le voile à l’école (2004). Boycotts, manifestations, surenchère verbale, réponse française avec les moyens de communication du moment, et toujours la même difficulté à faire comprendre le concept complexe de laïcité, ou de calmer des foules en colère.

D’un côté, le choc d’un professeur décapité, et l’incompréhension de voir des pays qui pour certains sont de proches amis (comme le Maroc) focaliser plutôt leur attention sur des caricatures, cet exercice auquel la France est habituée et qu’elle considère au second degré sans y voir une volonté de blesser. De l’autre, la colère de populations qui ne comprennent pas l’insistance mise sur cette publication de documents, perçue comme volontairement et hautement offensante, a fortiori si elle est réitérée. Le dialogue sur ces sujets est difficile en soi. Il le devient plus encore si l’on souffle sur les braises.

Manifestation anti-française à Karachi (Pakistan) le 27 octobre 2020. Asif Hassan/AFP

La stratégie populiste a précisément cette vocation. Recep Tayyip Erdogan est ici dans une veine qui n’est pas éloignée de celle d’un Donald Trump, d’un Jair Bolsonaro, ou encore d’un Duterte aux Philippines, d’un Salvini il y a quelque temps en Italie. Il est sur le registre de la tension extérieure visant à resserrer les rangs nationalistes en interne, et à faire passer au second plan les difficultés économiques ou politiques. À une différence près, qui est de taille : la mobilisation de la corde sensible religieuse, doublée d’invocations de l’histoire (une histoire en l’occurrence ottomane). Par ce canal, le dirigeant turc développe une géopolitique d’influence destinée à raffermir son leadership sur l’islam sunnite, dans un contexte concurrentiel (concurrence avec l’islam chiite d’une part, mais aussi avec un islam sunnite salafiste aujourd’hui rival des Frères musulmans).

En convoquant ainsi la mémoire, l’identité et la croyance, matières hautement inflammables, et en innovant dans les instruments et les vecteurs (financement de réseaux religieux, séries télévisées, réseaux sociaux…), il élargit le champ de la lutte et se rapproche du rêve de certains, celui d’un « choc des civilisations » dont il serait l’un des principaux protagonistes.

Les arènes de l’affrontement

S’il faut espérer que les protestations et boycotts finiront par s’apaiser, comme ce fut déjà le cas il y a quelques années, les séquelles de cette séquence se feront sentir longtemps dans plusieurs cercles politiques et stratégiques.

L’Union européenne, on l’a dit, semble s’unir pour soutenir Paris face aux propos turcs, mais certains de ses membres, comme des pays d’Europe centrale prompts à insister sur l’identité chrétienne de l’UE, pourraient utiliser à plus long terme la rhétorique anti-musulmane – ce que la France, elle, ne souhaite pas pour des raisons sociologiques évidentes.

Cette question religieuse mise à part, l’attitude de Recep Tayyip Erdoğan en Méditerranée pose problème au sein de l’OTAN, dont la Turquie constitue la deuxième armée (en nombre d’hommes). Peut-on encore tout se dire en format atlantique, devant un partenaire qui s’en prend aux alliés d’hier (les Kurdes face à Daech), instrumentalise les menaces d’aujourd’hui (envoi de groupes djihadistes syriens au Karabakh), et cherche à intimider ses propres alliés au sein de l’Alliance, de la Grèce à la France ?

L’espace de dialogue que devrait être la Méditerranée pâtit aussi de la situation. La rhétorique violente du dirigeant turc à l’égard d’Israël, son implication forte dans plusieurs dossiers conflictuels (Libye, Syrie, énergie en Méditerranée orientale…), l’influence turque croissante sur de nombreuses sociétés arabes de la rive sud, rendent difficile la restauration des dialogues méditerranéens, qui il est vrai n’ont pas attendu Erdogan pour échouer, de Barcelone en 1995 à l’Union pour la Méditerranée en 2008.

La France peut-elle proposer des gestes d’apaisement dans l’une de ces enceintes, compte tenu de la force affective de la situation, d’une opinion publique française qui a elle aussi besoin de s’apaiser, et de réseaux sociaux sur lesquels on peut toujours compter pour donner aux auteurs les moins représentatifs une visibilité inversement proportionnelle à leur poids professionnel et intellectuel réel ?

« Who lost Turkey » ?

Il faudrait, pourtant, réfléchir à la relation qui se dessine aujourd’hui avec la Turquie, et à la relation que l’on souhaiterait avoir avec elle – ce qui, dans l’ordre actuel des choses, est forcément très différent. On se souvient de la question, lancée aux États-Unis dans les années 1950 après la victoire communiste de 1949 en Chine : « Who lost China ? », c’est-à-dire « qui a perdu la Chine ? » en tant que partenaire pour l’Occident. Nous nous trouvons désormais face à ce type de dilemme avec la Turquie, qui s’éloigne. Le temps où elle était un membre fiable de l’OTAN, un candidat appliqué à l’Union européenne, un partenaire stratégique d’Israël, n’est plus.

La faute à qui ? À des présidents français qui n’ont pas fait mystère de leur opposition à une adhésion turque à l’Europe (ce qui est par ailleurs leur droit), comme Nicolas Sarkozy ? À une Europe qui a imposé à Ankara des procédures de vérification des progrès accomplis vers l’adhésion, parfois sans tact, et sans ménager la susceptibilité légitime d’un partenaire important ? À Recep Tayyip Erdogan qui, après avoir envisagé, avec son ancien ministre des Affaires étrangères puis premier ministre Ahmet Davutoğlu, une vision diplomatique de « zéro problème avec les voisins », développe depuis une stratégie d’influence offensive, à la fois nationaliste et religieuse ? Qui, après avoir voulu incarner un islam politique modéré et ancré dans un système démocratique, s’est lancé dans la surenchère verbale et dans la fermeture politique interne, notamment après le coup d’État raté contre de lui à l’été 2016 ?

Trouver des coupables est moins utile que de chercher des solutions et des sorties de crise. Y en a-t-il encore avec le dirigeant actuel et, si oui, sur quel terrain d’entente possible ? L’escalade actuelle est contre-productive, avertissait le chercheur Didier Billion, l’une des voix à écouter sur ce sujet, dès septembre dernier. Les risques sont élevés. Le dialogue doit être maintenu, mais pas à n’importe quel prix, car on connaît celui de l’« appeasement » : vieux problème de relations internationales.

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