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La Vierge, le Maître et les truands : retrouver les routes de l’art et des matériaux grâce à la géochimie

« Dentelles » en Albâtre : décor du XVIème s. du Monastère Royal de Brou (Bourg-en-Bresse). Wolfram Kloppmann, Author provided

Depuis la nuit des temps, l’Europe est traversée par des réseaux d’échanges invisibles par lesquels circulent les biens, les humains, les idées, et qui s’effacent et se redessinent sans cesse. Les premières rares cartes de ces réseaux datent de l’antiquité romaine. L’écriture ne se propageant que très progressivement sur le continent européen, nos moyens de compréhension de ces échanges sont en conséquence, et pour une très large partie de l’histoire humaine, limités. Les seules informations qui nous viennent des temps et des contrées où la transmission orale était privilégiée relèvent de l’archéologie.

Quand se mélangent, dans un tombeau celte, ambre de la Baltique et céramiques étrusques ou attiques, cela nous en dit long sur les échanges commerciaux intenses de cette « protohistoire ». Mais même au Moyen-âge, les sources écrites manquent souvent. Heureusement, il est également possible de faire parler les matériaux mêmes, utilisés pour tel objet de la vie quotidienne ou tel objet de luxe ou d’art. En effet, leur composition peut conserver des traces de leur origine, des éléments qui les lient aux endroits où étaient extraites les matières premières en vue de leur fabrication. La science consacrée à l’étude de ces matériaux anciens est, elle, récente et s’appelle l’archéométrie. Aux confins de nombreux domaines, archéologie, chimie et biochimie, physique et géosciences, elle est aussi diversifiée que les objets fabriqués par l’homme.

Laboratoire d’analyse isotopique sur phase solide par thermo-ionisation (TIMS) au BRGM dans lequel sont analysé les rapports isotopique du strontium contenu dans l’albâtre. Wolfram Kloppmann, Author provided

Un matériau prestigieux

Notre programme de recherche est à la hauteur de cette diversité, car notre partenariat réunit, depuis une dizaine d’années, des laboratoires spécialisés dans le patrimoine, dans la géochimie, ainsi qu’un vaste réseau mondial de musées. Le Musée du Louvre y occupe une place toute particulière du fait de son engagement à la fois scientifique et financier. Quant au matériau que nous essayons de « faire parler », c’est une pierre chargée de symbolique, de prestige, mais qui préserve sa part de mystère : l’albâtre. Sa blancheur, sa tendreté, sa translucidité sont proverbiales : depuis le Moyen-Âge on la compare à la blancheur de la peau. Déjà Flaminio de Birague, dans ses œuvres poétiques de 1585, écrivait :

« C’est cette main d’albastre qui fait honte à l’yvoire et efface les lis ».

Au fil des siècles, il est devenu un matériau de prédilection des sculpteurs : il rivalise avec le marbre, plus dur, plus froid et, surtout, plus difficile d’accès en dehors de l’Italie. Chargé de prestige ? Oui, en particulier depuis le XIVe siècle, quand on l’utilisera pour la sculpture des grands monuments funéraires des papes, cardinaux, rois et ducs.

Au XVIe siècle, ce sont les gisements d’albâtre mêmes qui deviennent sources de prestige pour les souverains, au point que l’on peut parler d’une véritable « diplomatie d’albâtre ». Et ces gisements, où se trouvent-ils donc ? En Angleterre, où, dans les East Midlands s’était établi durant 200 ans et jusqu’à la Réforme une véritable industrie de la sculpture de l’albâtre, exportée en grande quantité vers le continent. En Espagne, où, dans l’ancien Royaume d’Aragon, les églises regorgent d’autels monumentaux en albâtre, extrait notamment dans la vallée de l’Ebre et dans les Pyrénées. En Italie, où l’albâtre toscan était déjà exploité par les Étrusques, puis, semble-t-il, après une longue pause, par les sculpteurs de la Renaissance. Vers l’Est – et notre programme de recherche avance pas à pas dans cette direction –, où le Harz et la Franconie fournissaient déjà de l’albâtre aux sculpteurs médiévaux allemands. Plus loin encore, on trouve les gisements du sud des Carpates, en Pologne et en Ukraine.

En France, nous avons identifié des gisements principalement dans le Jura, en Bourgogne, dans les Alpes et en Provence. Nous avons eu la surprise de mettre en lumière la longévité et la productivité extraordinaires des carrières autour de Notre-Dame-de-Mésage dans l’Isère, actives sur un demi-millénaire et rivalisant avec l’albâtre anglais, comme le démontre une technique de traçage que nous avons mise au point spécifiquement pour l’albâtre.

La carrière d’albâtre de Malaucène qui a fourni le matériau pour la Vierge de l’Annonciation du Louvre. WK, Author provided

Les « empreintes digitales » de l’albâtre

Mais d’abord, qu’entendent les géologues par « albâtre » ? Nous ne parlons pas ici de l’albâtre en calcite dit « égyptien », stratifié beige et marron. L’albâtre blanc est chimiquement un sulfate de calcium, c’est-à-dire rien d’autre que du gypse ou son cousin, l’anhydrite. Il contient donc du calcium, du soufre et de l’oxygène ainsi que des traces de strontium. Nous nous intéressons de près à ces trois derniers éléments. Chacun d’eux possède plusieurs isotopes stables, des variantes de l’élément, qui ne se distinguent que par leur nombre de neutrons et ainsi leur masse. Les rapports entre les isotopes lourds et légers des trois éléments, tel le rapport du soufre 32 et de son homologue plus lourd, le soufre 34, nous fournissent une sorte d’empreinte digitale de chaque gisement d’albâtre dépendante de son âge géologique et des conditions de sa formation.

Dans la carrière de gypse souterraine de Notre-Dame-de-Mésage. Ces gisements ont fourni de l’albâtre à la sculpture française pour 500 ans. WK, Author provided

Une attribution sans ambiguïté d’une œuvre à une carrière n’est possible que si les « signatures isotopiques » des carrières sont bien contrastées. Cela fut la bonne surprise du début de nos recherches, condition sine qua non pour la réussite de la méthode. Ce qui ne veut pas dire que nos débuts furent toujours simples.

Le restaurateur démasqué

L’énigme de la Vierge de l’Annonciation de Javernant illustre bien les rebondissements que nous avons pu rencontrer au cours de nos investigations. Cette belle statue du XIVe siècle se trouvait, jusqu’en 1878, en compagnie de l’ange Gabriel dans une petite église de l’Aube, à proximité de Troyes. Les deux sculptures sont de nos jours séparées par l’Atlantique, la Vierge ayant intégré le Louvre, et l’ange le musée de Cleveland (USA). Les résultats des analyses des deux statues étaient pour le moins surprenants étant donné l’état de nos connaissances, à l’époque, des gisements historiques d’albâtre en Europe : les signatures isotopiques de la Vierge et de l’ange étaient clairement différentes et aucune des deux statues ne pouvait se rattacher à une carrière connue à ce moment-là.

Vierge de l’Annonciation de Javernant (Aube), XIVe s., collections du Louvre (RF 1661), l’ange se trouvant au Cleveland Museum of Art (Ohio, EU) les deux en albâtre de Malaucène. WK, Author provided

Un examen minutieux de la base de la Vierge au Louvre au printemps 2014 révélait une restauration non documentée. Or par malchance, ce fut précisément de cette partie remplacée que provenait notre premier microprélèvement. Il s’ensuivit une nouvelle analyse, cette fois-ci du matériel d’origine du XIVe siècle et non de la partie restaurée, qui se révéla identique à celui de l’ange du musée de Cleveland. Comme, entre-temps, notre recherche sur les carrières avait grandement avancé, nous avons pu rattacher les deux statues au village vauclusien de Malaucène et à sa carrière d’albâtre.

Il nous restait à éclaircir la question du matériau que le restaurateur inconnu avait utilisé pour son remplacement à la base de la Vierge du Louvre. Il s’agit en réalité d’albâtre toscan du Miocène (environ 7-5 millions d’années) que l’enrichissement en soufre 34 rend bien identifiable, et qui semble absent de la sculpture française avant le XVIIIe siècle. Depuis, la Vierge et l’ange de Javernant ont trouvé leur place dans une famille de sculptures grandissante, pour la plupart des Vierges à l’Enfant, toutes en albâtre de Malaucène et toutes de la même époque (deuxième moitié du XIVe siècle). Indice d’un atelier médiéval provençal spécialisé, peut-être en Avignon, diffusant sur un axe Rhône-Meuse à l’existence déjà soupçonnée par les historiens d’art ?

Le Maître de Rimini, artiste mystérieux au bras long

Prenons encore plus de recul, et revenons à l’échelle des grandes routes d’échanges commerciaux et artistiques qui liaient l’Europe médiévale. S’il fut un artiste qui usa et développa ces réseaux, c’est bien l’énigmatique Maître de Rimini, un des sculpteurs les plus doués et prolifiques de la fin du Moyen-Âge.

Ses œuvres, exclusivement en albâtre, se retrouvaient de l’Adriatique jusqu’en Artois, des lacs italiens jusqu’en Silésie, et sont maintenant présentes dans les musées du monde entier. Parmi ses clients auraient compté les grandes familles princières italiennes, les Malatesta, les Borromée, les riches abbés d’Arras ou de Wrocław… Pourtant, nul ne sait où était situé l’atelier du Maître, point nodal de son réseau commercial paneuropéen. Les historiens d’art hésitent.

Au temps de la découverte de son œuvre, dans les années 1910-20, on le croyait allemand, rhénan même. Avec les années, les hypothèses successives ont déplacé son atelier jusqu’aux Pays-Bas ou même à Paris. Son style, montrant des influences flamandes, françaises, germaniques et même d’Europe centrale, est trop multiforme et les sources écrites trop éparses pour resserrer sa zone d’activité. La recherche se trouvait, en quelque sorte, dans une impasse.

Statue d’apôtre du début du XVe s en albâtre attribuée à l’atelier du Maître de Rimini, Musée de l’hôtel Sandelin, Saint-Omer (Pas-de-Calais). WK, Author provided

Arrivent enfin les analyses isotopiques dont les résultats sont sans appel : toutes les sculptures de l’œuvre du Maître peuvent se ramener à une seule carrière d’albâtre qui se trouve… en Allemagne, plus précisément en Franconie, entre Wurtzbourg et Nuremberg. Or, on sait que cette dernière ville constituait l’un des principaux centres de négoce du Moyen Âge. Un artiste néerlandais aurait-il importé exclusivement un matériau d’une carrière à 600 km de son atelier alors qu’il pouvait avoir recours à l’albâtre anglais qui dominait l’ouest de l’Europe ? Ou s’agissait-il plutôt un sculpteur d’origine ou de culture flamande ou française qui se serait installé là où il trouvait, presque devant sa porte, à la fois son matériau de prédilection et un réseau commercial européen pour diffuser ses œuvres ? C’est plutôt en faveur de cette seconde hypothèse que nous penchons dans notre publication soumise au journal PLoS ONE.

Les truands et la traçabilité, nouvel enjeu mondial

Passionnant ? Peut-être pour les historiens d’art et historiens pour lesquels se redessinent les routes de l’albâtre et le marché de l’art au Moyen Âge, mais en quoi cela nous concernerait-il dans le monde moderne ? Restons pour un moment dans le domaine de l’art. Les faux et les faussaires existent depuis que l’on vend des œuvres d’art, mais la science leur rend la vie de plus en plus compliquée. Nous avons pu nous pencher sur le cas du plus « grand » faussaire anglais du XXe siècle, Shaun Greenhalgh, dont la diversité et la qualité inégalée des faux, tableaux, sculptures assyriennes, égyptiennes ou même de Gauguin, ont pu tromper des grands musées. Ses travaux d’imitation lui ont valu, outre une exposition dédiée au prestigieux Victoria and Albert Museum en 2010, quatre ans de prison ferme. Nous avons eu l’occasion d’examiner ses faux bas-reliefs assyriens et sa fameuse Princesse d’Amarna dans le style d’Akhenaton IV. Et nous avons pu déterminer ses sources d’approvisionnement en albâtre. Nous ne pourrons pas encore vous livrer ici les détails de nos résultats, l’enquête étant, comme on dit, en cours.

Du reste, les enjeux de la provenance des matériaux et l’utilisation du traçage géochimique excèdent de très loin le marché de l’art. L’exploitation et l’exportation en matières premières, minerais de métaux comme le cobalt, le tantale, tungstène, étain, or, les diamants… fait vivre des groupes armés, des communautés de truands dans nombre de pays souvent en proie à des conflits régionaux et à des systèmes politiques défaillants. La communauté internationale a pris conscience de ces chaînes d’approvisionnement clandestins en « diamants de sang » et autres matières précieuses ou stratégiques nourrissant les conflits.

La pression de la société civile a conduit les industries d’exploitation, exportation, affinement et transformation à contrôler les origines et vérifier les chaînes de responsabilité. Comme les routes de commerce passées qui se perdent dans la nuit des temps, ces routes illégales modernes restent dans l’ombre. Tout comme les sources écrites inexistantes ou fragmentaires, de la protohistoire au Moyen Âge, les systèmes de contrôle des transports modernes, basés sur la documentation, peuvent se révéler insuffisants, peuvent se faire contourner ou manipuler. C’est justement là, dans l’étude des réseaux anciens tout comme dans la surveillance des réseaux actuels, que la traçabilité par des méthodes minéralogique, géochimique et isotopique trouve toute sa place.


Les travaux évoqués dans cet article ont bénéficié – entre autres – des partenariats suivants : Musée du Louvre, Département des Sculptures, Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH), Centre Interdisciplinaire de Conservation et de Restauration du Patrimoine. De mi-juin 2021 à mai 2022, le Louvre met en lumière ces recherches sur les géomatériaux en lien avec la sculpture (projet Albâtre).

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