Menu Close

L’Allemagne et la France face aux applications de traçage : conversation avec Frantz Rowe

L'application de suivi StopCovid développée par le gouvernement français pour tenter de contenir la propagation de COVID-19. Joel Saget/Afp

Nous nous intéressons ici au déploiement des applications de traçage destinées à lutter contre la pandémie de la Covid-19 et aux différentes stratégies adoptées par quelques nations, dont la France et l’Allemagne. Nous abordons cette thématique avec Frantz Rowe l’un des trois auteurs d’une récente étude qui souligne que la stratégie, le pilotage et l’outillage allemands furent in fine plus pertinents que ceux de nombreux pays occidentaux dont la France.

Frantz Rowe, à la suite de votre publication du 13 septembre dernier, concernant les applications de traçage/contact dans le cadre de la pandémie de Covid-19, pouvez-vous nous rappeler leur fonctionnement et leur but ?

Les applications informatiques qui servent au traçage, comme celles proposées actuellement en lien avec l’épidémie de Covid-19, permettent de repérer, tester et isoler les personnes ayant été en contact avec des personnes étant testées comme positives au virus. Elles peuvent être abordées selon trois catégories.

  • Celles comme contact-Covid en France qui permettent de documenter qui a été au contact de qui, et dans ce réseau de contacts, qui a été testé, qui est positif ou non. Les cas positifs nouveaux et leurs contacts récents sont interrogés par des brigades de traçage. Ils sont appelés à s’isoler en attendant le résultat du test et pendant la durée correspondant à celle où ils sont supposés être contaminant s’ils sont positifs. Et l’on remonte ainsi les chaînes ou réseaux de contamination. Les données issues de ces entretiens sont des données confidentielles enregistrées dans ces applications.

  • Celles comme SI-DEP, correspondant à des plates-formes sécurisées de dépistage déployées en mai 2020 en France, enregistrent les résultats des laboratoires qui ont effectués des tests RT-PCR afin de vérifier que tous les patients positifs ont bien été pris en charge.

  • Celles comme StopCovid, application sur smartphone déployée en juin 2020 en France, permettant de détecter si l’on a croisé quelqu’un qui a été infecté par le virus et qui est donc potentiellement contaminant.

En pratique, ces applications à dimension médicales sont protégées. Seules les personnes habilitées à consulter, à lire et/ou à modifier leurs fichiers dédiés peuvent le faire. En France elles sont soumises au secret médical.

Pourquoi ces applications font-elles débat ?

Les deux premiers types d’applications sont utilisés depuis une dizaine d’années par les administrations et les laboratoires afin de mieux connaître les voies de transmission des virus de personne à personne.

Leur légitimité n’est certes pas contestée si l’on veut en effet que l’État puisse tenter de contrôler la diffusion d’un virus dangereux pour la population. En revanche l’application sur smartphone pose de nombreux problèmes, essentiellement parce qu’elle est fondée sur le déclenchement d’une requête lié à la communication de données personnelles en situation de mobilité. Il s’agit de savoir si les autres personnes que l’on vient de croiser dans certaines conditions spatio-temporelles étaient touchées par le virus. Si la contagiosité d’une de ces personnes est avérée alors le porteur du smartphone est prévenu et il peut consentir à être appelé par une brigade pour être éventuellement testé.

Ces conditions spatio-temporelles – plus d’un quart d’heure à moins d’un mètre – témoignent d’une interaction rapprochée et longue mais seraient beaucoup trop contraignantes. En termes techniques cela signifie que les spécifications renverraient plus à un mode de transmission du virus par grosses gouttelettes (postillons) que par les aérosols qui sont probablement aujourd’hui la voie principale de transmission, le toucher étant le mode de transmission le moins fréquent.

La solution StopCovid avec ses spécifications restrictives n’est donc pas une panacée. De surcroît, en France, les données servant l’application sont centralisées. Dès lors, leur piratage et leur triangulation éventuelle avec d’autres données de ces mêmes personnes faites courir un risque plus grand aux fichiers correspondants.

Enfin la population devrait porter sur soi un smartphone en situation de mobilité et activer la technologie Bluetooth de façon systématique alors que cette technologie présente des failles de sécurité. Elle n’est ni sûre quant aux données collectées ni fiable quant aux distances qu’elle couvre. En somme pour être prévenu qu’on a croisé quelqu’un qui vient de contracter le virus, on s’expose à voir ses données personnelles exploitées à des fins potentiellement malhonnêtes. Pour couronner le tout – outre la dimension énergivore – on accepte, même durant un temps limité, d’être surveillé et subrepticement on initie une mauvaise habitude.

Dans quelle mesure la mobilisation de la philosophie et du concept d’aliénation constitue un angle d’attaque original de cette problématique liée à l’acceptation et l’adoption des technologies ?

Les philosophes nous aident à prendre du recul. Ils mettent en lumière des phénomènes comme la dialectique du maître et de l’esclave développée par Hegel – le maître, passif et oisif, devient peu à peu étranger au monde que transforme l’esclave par son travail puis ne peut que constater l’inversion du rapport de domination – dans son œuvre majeure – la Phénoménologie de l’esprit.

Ceci nous permet de penser le risque que peut présenter la transformation digitale et notamment l’intelligence artificielle vis-à-vis de nos valeurs républicaines notamment les libertés d’aller et de venir, le droit à l’oubli, la non-discrimination et l’égalité.

Conversation avec Frantz Rowe à l’IAE de Nantes
Rowe Bidan, Nantes (septembre 2019). rowe_bidan

Dans la spécialité et le corpus théorique des systèmes d’information un courant récent s’attaque à la face sombre des technologies (« dark side of IT ») notamment les travaux de John D’Arcy et de ses collègues. Ils montrent combien la technologie (assistant vocal, caméra de surveillance, progiciel de gestion intégré, réseau social, etc.) peut être aisément détournée de sa fonction ou de son usage premier et, parfois, devenir un outil de surveillance et de contrôle intrusif, coercitif et invasif !

Ces travaux soulèvent également des problématiques particulières liées par exemple à l’addiction au smartphone chez les jeunes générations et de fortes différences de pratiques selon leur sexe. D’autre part ces recherches questionnent le point de vue épistémologique et la nature de la connaissance en lien avec la matérialité – dans sa dimension physique et technique – du smartphone.

Ainsi, comme notre collègue Ojelanki Ngwenyama, membre de l’Académie des Sciences d’Afrique du Sud et Professeur à l’Université de Toronto, nous a aidé à le souligner, l’aliénation chez Hégel est fondamentalement reliée à une fausse conscience du réel, elle questionne notre rapport à la nature et à nous-mêmes.

L’épidémie de Covid-19 et les pratiques qui en découlent nous poussent donc à questionner ce concept d’aliénation, qui dans ce cadre renvoie aussi bien à la connaissance, à l’architecture et à la mise en œuvre des technologies, qu’à la confiance envers les institutions et l’exécutif.

Pourquoi le cas de la France vis-à-vis de l’Allemagne est emblématique des échecs et réussites de ces déploiements technologiques faisant face à une même menace et à un même objectif a priori ?

Avec notre collègue et co-auteur Jean‑Loup Richet nous avons établi une comparaison internationale à la suite d’investigations sur 10 pays. Après mise en perspective, nous montrons que l’Allemagne a su éviter certaines erreurs commises par la France en termes de communication politique, de choix de design de l’application et de mise en œuvre du dispositif.

Le ministre allemand de la santé, Jens Spahn, s’exprime à Berlin le 16 juin 2020, lors de la présentation de la nouvelle application pour smartphone utilisant les normes technologiques d’Apple et de Google pour alerter les gens du risque d’infection par la maladie à coronavirus (Covid-19). Hannibal Hanschke/AFP

L’Allemagne a fait, elle, un choix d’architecture décentralisée avec grosso modo des données qui restent stockées sur le smartphone de l’utilisateur de l’application et ne s’envolent pas sur un serveur centralisé distant. De plus, outre Rhin, l’application a été développée de façon plus transparente – le code était ouvert – et avec le concours de nombreux développeurs externes qui ont travaillé collégialement.

Comment expliquez-vous que l’Europe face à un tel sujet transfrontalier n’ait pas (encore) réussit à proposer un outil commun ?

Chaque gouvernement a voulu montrer qu’il agissait et gardait la main en situation de crise. Ces situations sont aussi l’occasion de redorer le blason de la nation. Pour agir et vite la France a fait le choix de développer une solution souveraine.

Il s’agissait aussi de montrer notre (relative !) indépendance face aux puissants GAFA et de faire briller nos (réelles) compétences technologiques sur un sujet touchant le bien commun. L’idée centrale – et louable – est aussi d’échapper à toute monétisation des données.

Malheureusement, reconnaissant qu’il y avait problème tant du point de vue de la rapidité du développement que de l’efficacité en termes d’inter-operabilité internationale – c’est-à-dire faire communiquer les applications entre elles – les Britanniques ont fini par accepter la solution développée par Google et Apple.

Une femme porte un masque aux couleurs du drapeau de l’Union européenne au Parlement européen à Bruxelles le 16 septembre 2020. John Thys/AFP

L’Europe, l’Allemagne en tête, a proposé une solution interopérable à laquelle se sont rangés les Anglais et d’autres nations. L’Europe plaide ainsi pour l’interopérabilité de toutes ces applications et propose un système « passerelle » face à un virus qui ignore les frontières. La logique voudrait que la France rende également sa solution interopérable.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now