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L’arroseur arrosé : Quand les témoins de dénigrements au travail le font payer à leur auteur

Témoin de dénigrement, comment peut-on réagir ? Shutterstock

Le harcèlement touche de nombreuses sphères de la société. Le système scolaire a récemment fait la Une de la presse du fait de ses incidences pouvant aller jusqu’au suicide de jeunes victimes. Le monde du travail n’est pas non plus épargné.

Le harcèlement est un délit qui peut y prendre de multiples formes. La loi distingue notamment le harcèlement moral, qui désigne des agissements répétés dégradant les conditions de travail et susceptible de causer un dommage au salarié, du harcèlement sexuel « constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». On y associe aussi toute forme de pression grave, même non répétée, visant à obtenir un acte de nature sexuelle.

Insultes, menaces, communications répétées, propos ou comportements à connotation sexuelle, ces pratiques sont sanctionnées jusque 2 ans de prison et 30 000 euros d’amende en plus d’un éventuel licenciement. Être harcelé génère un fort mal-être chez les victimes : perte d’estime de soi, stress, anxiété, burn-out, dépression sont des corolaires connus de cette dégradation du climat social. Elles ont également des effets négatifs sur les organisations : le désengagement, l’absentéisme, les démissions induits se soldent en effet tôt ou tard par des pertes de productivité.

Le harceleur, le harcelé et le témoin

Certaines manifestations du harcèlement au travail sont parfois plus insidieuses. Il en va ainsi du dénigrement. Ce phénomène implique trois acteurs qui peuvent être de même niveau hiérarchique ou non : un auteur d’une critique négative informelle au sujet d’une victime absente de la scène, et un témoin. C’est à ce dernier protagoniste que nous nous sommes intéressés dans nos travaux.

Dans ce triptyque, le témoin a longtemps été considéré comme un auditeur neutre. Il est pourtant partie prenante de l’environnement de travail, doté d’une sensibilité particulière et animé par un système personnel de valeurs. Il peut à ce titre se contenter d’être un simple spectateur passif et indifférent, adhérer à la critique émise voire même l’encourager en la relayant à son tour, ou au contraire, faire preuve de compassion à l’égard de la victime, dénoncer la médisance en contre-argumentant et même la combattre en se dressant contre l’auteur.

Grâce à une expérimentation plaçant 223 salariés en position de témoin d’un dénigrement, nous sommes parvenus à identifier les conditions dans lesquelles l’auteur peut devenir lui-même victime de ses propres agissements, c’est-à-dire subir à son tour une réaction négative du témoin. Pour se décider, le témoin estime tout d’abord l’ampleur de l’injustice subie par la victime, puis attribue la responsabilité de l’évènement au dénigreur ou au dénigré, et enfin, décide ou non de s’identifier à la victime.

« C’est bien mérité »

La légitimité du dénigrement est en premier lieu évaluée. En plus de la qualité des arguments qui étayent la critique, cette estimation est grandement tributaire du système personnel de valeurs du témoin. Pour certains, parler en mal d’un autre salarié dans son dos est moralement condamnable, quel que soit le propos tenu. Y prêter l’oreille peut même générer un sentiment de culpabilité honteuse qui incitera à réagir tout simplement parce que c’est la « bonne chose à faire ».

Cette identité morale agit ainsi comme un impératif. La probabilité qu’il se traduise en comportement négatif à l’égard de l’auteur n’est pas certaine pour autant. Elle dépend d’abord de l’attribution de la responsabilité du dénigrement. Quand le témoin croît en général en la justice du monde, c’est-à-dire, selon le psychologue Melvin Lerner, adhère au principe selon lequel « chacun a ce qu’il mérite et mérite ce qu’il a », il aura tendance à incriminer la victime plutôt que l’auteur et donc à ne pas lui porter secours. Cette croyance est fréquente car elle constitue un puissant mécanisme de défense : en évitant de se comporter comme la victime, le témoin pense se protéger.

Elle est fréquente mais pas unanime dans la mesure où elle peut avoir été remise en cause par l’expérience personnelle de situations professionnelles injustes. Dans une telle éventualité, la sensibilité du témoin à l’injustice est accrue et sa tolérance diminuée. Moins indifférent au traitement d’autrui, il a davantage tendance à s’identifier à la victime et à se faire plus punitif à l’égard de l’auteur.


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La réaction négative du témoin peut également être freinée par le pouvoir dont bénéficie l’auteur. Lors d’un dénigrement, le témoin est en effet implicitement invité à adhérer à l’opinion négative émise. La critique présente une dimension coercitive larvée : en laissant entendre qu’il pourrait propager des informations de même nature au sujet du témoin, l’auteur lui adresse à mots couverts une menace d’autant plus crédible qu’il est doté de pouvoir. Le rapport coûts/bénéfices de la réaction établi par le témoin l’incite alors à « ne pas se mêler des affaires des autres ».

En d’autres termes, le dénigreur risque fort de se « tirer une balle dans le pied » quand le témoin considère que la critique émise à l’égard de la victime est injuste compte tenu de la situation ou pour des raisons morales, quand il ne croît plus en la justice du monde du fait d’expériences professionnelles malheureuses, et quand auteur et témoin bénéficient de niveaux de pouvoir similaires comme c’est le cas entre collègues de travail.

Éviter une spirale négative

En de telles circonstances, la réaction du témoin peut être émotionnelle. Une hostilité, un mépris, un dégoût vis-à-vis de l’auteur, mais aussi une tristesse, une contrariété, une déception, une gêne ou une peine peuvent être ressentis. La réaction peut aussi être plus attitudinale comme notre expérimentation le montre : lorsque les trois conditions mentionnées sont réunies, la prédisposition du témoin à aider à l’avenir l’auteur en cas de besoin professionnel est significativement réduite.

En sanctionnant de cette manière l’auteur, le témoin évite d’avoir à se considérer comme complice d’actes qu’il condamne pour en avoir fait lui aussi les frais par le passé. La situation est alors propice à l’enclenchement dans l’organisation d’une spirale négative faite de comportements non éthiques échangés.

Ces conclusions ont des incidences opérationnelles importantes. En premier lieu, l’intérêt du manager est de lutter contre l’injustice en général et le dénigrement en particulier s’il souhaite éviter que l’incivilité devienne progressivement la norme organisationnelle. Rester neutre et passif dans un tel climat est en soi assimilable à de la permissivité, ou pire encore à de l’encouragement.

Il s’agit là d’un véritable défi. Le contrôle du dénigrement est en effet très difficile. L’action peut néanmoins consister en une alerte envoyée explicitement à l’auteur coutumier du fait au sujet des risques légaux auxquels il s’expose. Les risques sont également sociaux pour l’auteur puisqu’il se marginalise dans l’organisation faute de pouvoir bénéficier de l’entraide de ses collègues.

Pour éviter ce scénario finalement pénalisant pour la victime, l’auteur et in fine l’organisation, il peut aussi être recommandé de ne pas instaurer un climat de concurrence interne entre les salariés. Ces situations sont en effet propices au dénigrement. Enfin, la lutte contre le stress au travail trouve là aussi une véritable légitimité puisque ce trouble fragilise celui qui le ressent et en fait une victime facile du dénigrement.

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