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Des boules de verre soufflé sont supsendues dans une salle d'exposition.
Cradle, une œuvre qui attire l'attention sur un danger contenu mais bien réel. Hamad Butt

L’art explosif d’Hamad Butt, étoile filante de l’art britannique

Hamad Butt, artiste méconnu en France, est mort du sida en 1994, à l’âge de 32 ans. Diplômé de l’université Goldsmith à Londres en 1990 et condisciple notamment du célèbre Damien Hirst, il aura donc été une étoile filante dans le monde des plasticiens britanniques. Le Guardian lui a consacré un long article en juin 2023, à l’occasion de l’entrée de ses œuvres à la Tate Britain. C’est ainsi que je l’ai découvert.

L’historien d’art Dominic Johnson, professeur à la Queen Mary University de Londres, dont les recherches portent sur l’art de la performance et l’art vivant, généralement dans une perspective queer, va développer en 2024 à l’University of Southern California (Los Angeles), un travail de recherche annoncé comme :

« la première étude scientifique de l’œuvre de cet artiste britannique originaire d’Asie du Sud dans le contexte de la relation entre l’art et le sida ».

En attendant cette somme, j’ai eu envie de me pencher, en physicien, sur une seule pièce de Hamad Butt, intitulée Cradle (Berceau).

Installation à la Tate Gallery, Londres.

Je n’ai pas encore vu l’œuvre in situ mais sur les photos, on ressent déjà sa force, sa puissance plastique, avec cette immobilité qui appelle un mouvement, et cette idée de mouvement suspendu. L’objet peut sembler mystérieux au premier abord, surtout si on n’est pas familier du pendule de Newton, ni conscient de ce que représente le danger du gaz de chlore. Car l’œuvre s’impose, sous des dehors neutres et inoffensifs, par la présence réelle du danger, à la fois invisible et sensible.

Les boules de verre soufflé contiennent en effet du vrai gaz de chlore. Un très beau jaune… mortel si la dose respirée est trop importante. Ce produit toxique est un puissant irritant pour les yeux, la peau et les voies respiratoires. Autrement dit, cette œuvre est effectivement dangereuse. Bien sûr, des mesures de sécurité draconiennes en font un danger qui reste potentiel, mais il est là et vous regarde dans les yeux. Cette œuvre expose le public, et c’est, à ma connaissance, unique.

Un pendule de Newton, du chlore, du verre soufflé

Hamad Butt installe sous nos yeux les principes de la physique et de la chimie. Pour la physique, il détourne le pendule de Newton : les cinq boules d’acier (ici en verre), par leur mouvement et leurs chocs, matérialisent deux lois de conservation fondamentales : celle de l’énergie mécanique et celle de la quantité de mouvement.

Une fois les boules lancées, leur comportement est spectaculaire.

Un pendule de Newton.

L’artiste fait ainsi une allusion très directe au fait que la connaissance scientifique et la maîtrise technologique nous ont ouvert le contrôle et le développement du mouvement mécanisé, et surtout de la vitesse. Mais justement : le « pendule de Newton » de Hamad Butt ne bouge pas – « cradle » est peut-être une allusion ironique à ce mouvement de balancier en suspens. Il ne doit pas bouger pour des raisons de sécurité. Il évoque irrésistiblement le mouvement, mais le mettre en mouvement serait dangereux !

La physique et la chimie apparaissent ici dans toutes leurs dimensions : l’œuvre évoque un dispositif de recherche sorti d’un laboratoire, mais souligne dans le même temps combien l’alliance entre la science, la technologie et l’industrie ont été les éléments clés du développement au XXe siècle – son berceau. Dans cette perspective, l’œuvre de Hamad Butt est d’une grande force : par ses composants, par sa structure, elle nous rappelle comment cette société a déployé la science et la technologie à une échelle planétaire, tout en affirmant sa capacité à nous prémunir contre la plupart des dangers et des risques induits par ce développement sans précédent, sans que nous ayons à nous en préoccuper au quotidien.

L’irruption du VIH/sida et l’hécatombe qui en a résulté a largement pris à revers cette conviction, bien au-delà des dernières années de la vie de Hamad Butt.

Le chlore, gaz dangereux et omniprésent

Le chlore est un élément chimique extrêmement abondant. Le sel de mer, par exemple, est composé à parité sodium et chlore. L’eau de javel est une des mises en forme les plus connues du chlore. La manipulation du chlore, notamment industrielle, est donc très courante, mais elle reste dangereuse. En juin 2022, dans le port d’Aqaba en Jordanie, un accident a fait 13 morts et plus de 250 blessés.

Une fuite de chlore cause la mort de 13 personnes dans le port jordanien d’Aqaba.

Lors du chargement par une grue portuaire, la rupture du câble a précipité un lourd container de chlore directement sur le pont du bateau. Le nuage jaune très dense qui s’est répandu instantanément ne laissait aucun doute. Il y a là un parallèle saisissant avec Cradle, l’œuvre de Hamad Butt. La grue, les câbles de suspension et la citerne de chlore sont intégrés dans son installation. L’œuvre qui précède cet accident d’un quart de siècle est pratiquement la miniature du dispositif portuaire. Vraiment saisissant !

Des usages massifs au prix d’accidents à répétition

Cette mise en situation du risque, à travers le danger que représente le chlore gazeux, a été prise en charge par la collaboration avec les chimistes de l’Imperial Collège à Londres, et avec un technicien spécialiste du verre soufflé. Ils installent ici une relation entre arts et sciences très singulière, construite sur une responsabilité partagée et un engagement commun auprès du public. Ils doivent s’assurer que cette œuvre ne pose pas de problème de sécurité lors de son exposition au public.

C’est là une analogie de ce que font partout, et depuis des décennies, la science, la technologie et l’industrie : produire un nouveau dispositif, une innovation, trop intéressante pour ne pas prendre en charge le risque inhérent et chercher parallèlement à assurer la sécurité.

Mais ici, on a affaire à une installation « inutile » : ce dispositif ne sert à rien, n’a pas d’usage pratique qui justifierait la prise de risque. En réalité, sa fonction est toute autre : Hamad Butt nous rappelle ce pacte auquel nous nous associons tous en délégant à des experts les conditions de notre sécurité et de notre santé. L’accident dans le port d’Aqaba montre que nous acceptons de payer le prix d’accidents meurtriers et répétés, mais dont nous trouvons collectivement les impacts suffisamment limités pour ne pas nous passer de l’innovation.

Cradle, une œuvre complexe et multiple

Lors de son départ en retraite, Steve Ramsey, le souffleur de verre, qui travaillait à l’époque de la conception de l’œuvre dans un laboratoire de recherche scientifique de l’Imperial College, a raconté sa collaboration avec Hamad Butt :

« J’ai travaillé pendant plus de deux ou trois ans avec cet artiste et il n’arrêtait pas de disparaître, alors qu’il faisait pression pour que cette œuvre soit réalisée. J’ai trouvé cela assez frustrant, mais je ne savais pas qu’il était en train de mourir du sida. »

Ce propos éclaire d’un jour nouveau l’œuvre de Hamad Butt, celui que Dominic Johnson a choisi pour ses recherches. Difficile en effet de dissocier ce rapport à la maladie, à la finitude, au danger de l’œuvre de Hamad Butt.

Avec des œuvres qui s’imposent par leur présence physique et potentiellement dangereuses face aux visiteurs, et qui génèrent ces interrogations si contemporaines, Hamad Butt reste au cœur de nos vies.

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