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L’art sur le chemin de la société, ou l’attraction passionnée de Xavier Douroux

Table and Airplane Parts de Nancy Rubins. FRAC Bourgogne

« De Marx, Sartre n’avait retenu qu’une chose : que les valeurs ne sont que des impostures tant qu’elles ne sont pas des valeurs pour tous. » (Gaétan Picon, 1955)

Terrible code linguistique qui nous impose de parler à l’imparfait d’un compagnon disparu. Comme si, par une sinistre ruse, le destin voulait nous faire supporter la responsabilité de la finitude humaine et de son inévitable échec. Nous reste le recours au passé composé : Xavier Douroux a été un découvreur flamboyant, un passeur de culture inlassable, un agitateur de projets permanent. Cet esthète intransigeant a été avant tout un homme d’action, celui qui ne s’intéresse qu’à ce qui peut être changé. Il savait que le goût d’agir est fait, comme disait Bernard Grasset, « du besoin de modifier l’ordre des choses et du sentiment qu’on en a le pouvoir. »

Conservatisme de progrès

Si Xavier Douroux faisait autorité, c’est parce qu’il avait l’art de faire de ses buts un idéal pour les autres. Et pourtant, tout repose sur un paradoxe de sa personnalité : d’abord, il y a Douroux profond connaisseur de l’histoire de l’art, de ses ruptures et de ses continuités. C’est à lui que Lavier prête « l’œil absolu », dont la curiosité saisit immédiatement la pertinence d’une proposition. Lui qui avec son équipe du bien nommé Consortium va offrir tant de ponts vers la reconnaissance à de jeunes artistes en marche vers l’inconnu. Et comme en témoigne la superbe collection du Centre d’art, l’engagement à leurs côtés deviendra compagnonnage inscrit dans la durée.

De fil associatif en aiguille artistique, le Consortium va grandir, s’affirmer, brandissant hors des institutions battues, voire contre elles, des œuvres ouvertes à tous les vents d’une modernité sans Avant-garde. Laissons à son équipe, à ses amis artistes et curateurs le soin d’établir le riche inventaire de ces fidélités partagées. Mais notons que cette avancée sur le terrain du soutien à la création s’appuyait, pour être efficace, sur une manière de rébellion contre l’ordre artistique établi, une posture singulière, en rupture avec les canons dominants.

Pareille démarche s’ordonnait autour d’une revendication d’autonomie du territoire de l’art et d’une appréciation formaliste des œuvres pour elles-mêmes. Séparatisme revendiqué et assumé dans un jansénisme de la présentation en exposition. Il y avait chez Xavier Douroux une volonté tranchante d’éviter les facilitations muséographiques, une méfiance vis-à-vis des « aides à l’interprétation », ressenties comme faisant obstacle au contact sensible avec l’œuvre. Pour lui, toute la médiation tient dans la proposition de mise en espace.

Bref, Xavier Douroux cultivait une vision spartiate, individuelle et élitiste de la relation à l’art, hors toute contextualisation, qui le place aux antipodes de la position attendue d’un médiateur. Ce médiateur dont les premières qualités généralement attendues tiennent au pragmatisme, à la connaissance des enjeux pour la population, à sa capacité à concilier les attentes de la société et la proposition artistique, à intégrer les signes et les symboles du vécu d’un territoire. Il ne s’agit plus simplement d’offre, mais avant tout de demande révélée ou réveillée. Voici qui impose d’abandonner le confort des murs des lieux culturels, et d’argumenter sur le sens sociétal de l’action artistique. Voilà qui révèle l’autre face de la personnalité de Xavier Douroux, qui, sans renier la précédente, va le lancer sur les chemins de la société, l’art en bandoulière.

Place au colporteur inspiré, comme la société rurale l’avait connu naguère, à la récupération de la mémoire des lieux, à l’intégration de l’acte artistique dans l’implacable mouvement du temps. Ainsi, malgré lui mais de façon impérieuse, Douroux devint médiateur, opérant contre toute attente cet étrange mariage de conservatisme assumé et de progressisme revendiqué, ou l’inverse.

Un nouveau protocole démocratique

Par cette démarche qu’il entame dès la fin des années 80 et qu’il ne cessera d’amplifier, Xavier Douroux prend acte de la situation d’impasse dans laquelle se trouve la création plastique contemporaine. Si le soutien aux jeunes artistes a permis effectivement un foisonnement des œuvres, il s’en faut que le partage démocratique ait été à la hauteur de cette nouvelle offre. Malgré la tentative remarquable de décentralisation artistique que représentait l’invention simultanée des Centres d’art et des FRAC, l’écho dans la population faisait largement défaut. Le mur du conformisme barrait obstinément l’horizon d’accès à une forme d’expression toujours étiquetée d’élitisme. Coupure accentuée par la mutation des conditions de production des signes et des symboles, par leur prolifération et l’accélération de leur circulation. Comme le rappelle François Hers :

« L’art lui-même était bousculé par la concurrence de plus en plus vive de professionnels de grand talent proposant au cinéma, à la télévision, dans la publicité et les magazines illustrés, des représentations symboliques très efficaces. »

Ayant perdu sa prétention au monopole, l’art se devait de réaffirmer sa légitimité à participer à la production des valeurs collectives.

L’affaire était d’autant plus urgente que, sous l’effet des formidables mutations technologiques, l’appréhension qu’ont les individus du monde ne résulte plus tant d’une expérience directe que de transpositions phoniques, iconiques, symboliques dont la fréquentation devient le passage universellement obligé. Et du fait de l’évolution des flux économiques envahissant le champ artistique, les Centres d’art se voyaient enfermés entre les deux mâchoires d’un étau : l’une étant le marché, l’autre les musées.

De ceux-ci, Xavier Douroux disait :

« Tout à ses illusions de labellisation ou de légitimation, le succès de leur multiplication aidant, le musée est redevenu le lieu de l’art qui est le moins en capacité d’innover ou d’anticiper : il entérine, et ce jusqu’au fait minoritaire ou provocateur ; son horizon est la perception commune et consensuelle. »

Si la démocratisation, avant d’être une question de fréquentation, est bien une question de valeurs partagées, alors se pose avec acuité le projet de relier l’art et la société. Agir de telle manière que faire œuvre consiste simultanément à faire société. Pour avancer dans cette direction, Xavier Douroux va appuyer sa démarche sur deux éléments : le programme des Nouveaux Commanditaires impulsé par François Hers sous l’égide de la Fondation de France ; la pensée de Charles Fourier, revisitée à l’aune de l’action artistique.

La procédure des Nouveaux Commanditaires répondait parfaitement à ce besoin de faire prendre pied à l’art dans la société. Comme le note un élu de Turin cité par François Hers, elle permet à la population de « mettre les mains dans l’art ». L’idée centrale est en effet d’associer activement les habitants à la définition, au choix, à la construction ou à l’implantation d’une œuvre sur un territoire déterminé. Avec l’accompagnement d’un médiateur qui recueille et fait émerger l’attente des intéressés (groupe de citoyens, simple association, entreprise, élus…) est construit un protocole traçant les contours culturels du projet. De ce processus d’élaboration collective naît la commande passée à un artiste choisi et proposé par le médiateur. À charge pour le créateur ou le détenteur de l’œuvre, dans le cadre des intentions formulées préalablement et dans le respect de sa liberté artistique, de produire une proposition qui sera soumise aux commanditaires en vue de sa validation.

Vers le musée sociétaire

Xavier Douroux a immédiatement saisi la portée de cette nouvelle approche de l’intégration de la production d’œuvres dans l’espace social et en a étendu le principe au-delà de son champ initial. C’est qu’en effet, elle lui semblait de nature à rompre l’engrenage fatal où l’action culturelle se trouvait engagée. Dans l’espoir d’une démocratisation, tout a été pensé en termes d’offre artistique : voilà qu’était rendu possible de restaurer la primauté de la demande artistique. Et du même coup, dans le respect des rôles de chacun, de redonner son vrai sens à une décentralisation trop souvent réduite à une déclinaison verticale depuis le centre. L’œuvre peut de la sorte retrouver son épaisseur sociale, entrer en résonance avec le passé enfoui et l’avenir souhaité d’une population.

Du même coup se trouvait dépassée la logique rigide de la commande publique, en sortant de l’affirmation officielle pour entrer dans l’intimité d’une société. Cette « domestication » de l’œuvre, outre qu’elle bouscule la frontière public/privé, s’inscrit dans une problématique fondamentale de la production artistique et de la mise en culture des œuvres. Rien de grand ne s’est fait sans la commande passée à des artistes. Dans les régimes non démocratiques, elle était le fait des grands, des princes, des clercs et des puissants. Dans une société démocratique, qui peut revendiquer pour le peuple la légitimité de la commande ? Officiellement, les élus et les « experts ». La procédure des nouveaux commanditaires permet d’élargir cette compétence à toutes celles et tous ceux qui en appellent à une recherche du sens.

Et c’est fort de cette perspective que Xavier Douroux a puisé dans l’œuvre si féconde de Charles Fourier pour étayer son projet. On sait que Fourier, parmi les utopistes, c’est-à-dire ceux qui rêvaient d’une société non encore réalisée mais réalisable, est celui qui avait adopté la position culturelle de rupture la plus radicale : tout son phalanstère était construit comme un corps social dont les éléments voyaient les désirs libérés des entraves. Cette image d’harmonie sociétaire, Xavier Douroux va l’intégrer dans son action pour mener à son terme son projet de rénovation de la place des arts plastiques en Bourgogne, d’où cette qualification provocatrice de « Musée sociétaire ». Il ne s’agissait pas de construire un nouveau lieu fermé, mais au contraire de revenir au concept initial de champ des muses, en faisant circuler les œuvres des collections du FRAC et du Consortium à travers le territoire bourguignon.

Idée d’un phalanstère. Habitation d’une phalange de 400 à 500 familles associées. La Phalange, journal de la science sociale découverte et constituée par Charles Fourier

L’affaire avait pratiquement atteint son but, et le projet de Musée sociétaire avait été acté dans une convention signée entre le FRAC-Bourgogne et Le Consortium, avec le soutien unanime de l’État et de la Région Bourgogne en octobre 2015. Constatant le caractère obsolète de la distinction entre les FRAC et les centres d’art, affirmant leur nécessaire collaboration dans l’acclimatation des œuvres, les deux structures avaient décidé solennellement de fédérer leur action et d’unir leurs moyens dans le respect de leurs missions fondamentales pour développer les implantations hors les murs. Des actions communes étaient immédiatement engagées sur cette nouvelle base.

Il s’agissait d’une étape névralgique et expérimentale, préparant la fusion totale du FRAC et du Consortium. Xavier Douroux, moins confiant que nous dans la solidité des promesses, plus pressé aussi d’engager durablement le nouveau cours, avait souhaité aller directement à cette fusion. Que ne l’avons-nous écouté !

Un extrémiste du centre

Sans vergogne, la nouvelle majorité issue des élections régionales, non seulement allait refuser au FRAC-Bourgogne les moyens d’accomplir sa mission, mais s’asseoir sur les engagements conventionnels pourtant établis avec l’appui du Conseil Régional précédent. Faisant sonner le glas des illusions muettes, la présidence du Conseil Régional Bourgogne Franche-Comté a cédé à la conjugaison d’une vision bureaucratique de l’action culturelle et d’un égotisme bisontin.

Ainsi fut repoussée cette ambition de faire des terres bourguignonnes un laboratoire de la nouvelle décentralisation artistique.

Affecté par cette contrariété, Xavier Douroux n’avait pas pour autant renoncé au Musée sociétaire : des projets ambitieux restent en suspens à Cluny, Toucy, Grancey-le-Château… esquisses témoignant pour un avenir précédé d’aucun testament. La voie est ouverte ; il faudra la suivre sans lui. Tâche difficile. Xavier Douroux aimait se définir comme un extrémiste du centre : non pas centriste, mais central par sa volonté de faire résonner les dissonances ; de situer l’art, dans ce qu’il peut avoir de plus radical, au cœur de la société. Il mariait une rare habileté diplomatique et une fermeté intransigeante dans les positions. Il y avait une main de velours dessous le gant de fer…

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