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Une jeune femme tient un porte-voix devant son visage
Certains mouvements citoyens n'en sont pas réellement: ils ont été créés de toute pièce par des lobbys et groupes d'intérêts pour appuyer ou dénoncer certaines cause. (Shutterstock)

L’astroturfing, ou l’art de créer de faux mouvements populaires

Vous êtes-vous déjà demandé si les mobilisations citoyennes que vous apercevez dans la rue, sur vos réseaux sociaux ou dans les journaux sont réellement le fruit du travail de personnes « ordinaires » ?

Ce n’est pas toujours le cas.

En matière d’acceptabilité sociale, la mobilisation citoyenne est un facteur tellement important que certains sont tentés de fabriquer de toute pièce de faux mouvements citoyens, pour donner l’illusion qu’une majorité appuie leur point de vue. On appelle ce phénomène l’astroturfing.

Il s’agit d’une tactique qui consiste à usurper et instrumentaliser des mouvements citoyens afin de soutenir des intérêts particuliers. Outil de désinformation, de lobbying, de militantisme, mais aussi de relations publiques, l’astroturfing englobe un ensemble de stratégies de communication. On viendra ainsi masquer les commanditaires d’un message ou d’une organisation pour faire croire qu’il provient et qu’il est soutenu par des citoyens « ordinaires », alors que c’est faux. C’est une pratique visant à donner de la crédibilité aux déclarations ou aux organisations, mais en dissimulant des informations sur les liens qu’ils entretiennent entre eux, qu’ils soient financiers ou autre.

Cette pratique est malheureusement de plus en plus courante, l’avènement du numérique offrant un éventail de nouvelles possibilités. Mais elle est aussi, de plus en plus démasquée comme le révèle la chercheure en communication Sophie Boulay, de l’UQAM, qui a consacré sa thèse à ce phénomène, dans un ouvrage qui recense 99 cas d’astroturfing dénoncés au cours des 25 dernières années.

Doctorante en communication sociale et publique à l’UQAM, je m’intéresse aux pratiques communicationnelles de l’influence dans la sphère publique.

Gazon synthétique ou herbe naturelle : démêler le vrai du faux

Les techniques de l’astrotufing sont multiples : construction de faux profils en ligne, achat de faux followers sur Twitter ou de faux avis positifs, embauche de personnes pour manifester dans la rue, création de groupes citoyens de façade… La liste et longue.

Le terme astroturfing est dérivé d’AstroTurf, une marque de gazon synthétique conçue pour ressembler à de l’herbe naturelle, souvent utilisée sur des terrains sportifs. C’est un jeu de mots avec la dénomination anglophone des mouvements citoyens qui émanent de la base, qu’on appelle « grassroots ». L’astroturf désigne donc ces « faux » mouvements citoyens, mais qui font tout pour avoir l’air vrais, à l’image de ce gazon synthétique.

Un homme, en arrière plan, installe du gazon artificiel
Le terme astroturfing est dérivé d’AstroTurf, une marque de gazon synthétique conçue pour ressembler à de l’herbe naturelle. C’est un jeu de mots avec la dénomination anglophone des mouvements citoyens qui émanent de la base, qu’on appelle ‘grassroots ». (Shutterstock)

Le terme est apparu aux États-Unis en 1986. C’est Lloyd Bentsen, un sénateur démocrate, qui a donné un nom à cette pratique après avoir reçu de nombreuses lettres de la part de citoyens qui s’inquiétaient vis-à-vis une nouvelle proposition politique visant à réglementer l’alcool. Il s’est avéré que ces lettres avaient été envoyées non pas par des citoyens inquiets, mais bien par l’industrie de l’alcool elle-même. C’est à ce moment qu’il a déclaré qu’il « était capable de faire la différence entre du grassroots et de l’astroturf » (I can tell the difference between grassroots and AstroTurf).

Voici quelques exemples notoires d’astroturfing.

L’industrie du tabac

Un des cas d’astroturfing les plus connus demeure la création par l’industrie du tabac de la National Smokers Alliance (NSA) en réponse à la législation antitabac, aux États-Unis, en 1993.

De 1994 à 1999, la NSA, qui se présentait comme un regroupement de personnes fumeuses, mais pourtant secrètement financé par l’industrie du tabac, a effectué plusieurs campagnes de relations publiques, visant à amoindrir les dangers liés à la cigarette.

Purdue Pharma

Purdue Pharma est une compagnie pharmaceutique tristement célèbre pour avoir mis sur le marché l’OxyContin, à l’origine de la crise des opioïdes.

Parmi les nombreuses tactiques utilisées pour faire mousser les ventes de ce médicament, Purdue Pharma a créé de toute pièce une coalition de médecins, patients et travailleurs de la santé appelée « Partners Against Pain » (PAP) en 1997. Malgré ses allures indépendantes, PAP était entièrement financé par Purdue Pharma. Le site web, les brochures et les vidéos de Partners Against Pain n’étaient rien d’autre que des outils promotionnels destinés à convaincre le public et les médecins que la consommation d’opioïde était sécuritaire et ne créait pas de dépendance – et non des témoignages, comme ils ont tenté de le faire croire.

Des pierres tombales en carton portant les noms de victimes d’abus d’opioïdes sont installées à l’extérieur du palais de justice où se déroule la faillite de Purdue Pharma, dans l’État de New York, le 9 août 2021. La compagnie a créé de toute pièce une coalition pour promouvoir son médicament, qui provoquait une dépendance meurtrière. (AP Photo/Seth Wenig, File)

Bell Canada

Au Canada, le géant des télécommunications Bell a été reconnu coupable en 2015 par le Bureau de la concurrence d’avoir encouragé ses employés à rédiger des évaluations et des commentaires positifs au sujet des applications gratuites de la compagnie, sans préciser qu’ils étaient employés. Ils ont dû verser 1,25 million de dollars en dommages.

Siège sociale de Bell Canada, à l’Île des sœurs, à Montréal. Le géant des télécommunications a été reconnu coupable d’astroturfing en 2015 par le Bureau de la concurrence. La Presse canadienne/Ryan Remiorz

Les mesures d’encadrement au Canada et au Québec

La Loi canadienne sur la concurrence interdit « les représentations fausses ou trompeuses ». Au Québec, des dispositions semblables existent dans la Loi sur la protection du consommateur. L’article 242 interdit effectivement aux commerçants de faire de la publicité en passant sous silence leur identité ou leur qualité de commerçant.

Les lois qui encadrent actuellement l’astroturfing n’ont pas été pensées spécifiquement pour réglementer cette pratique. Elles ne sont pas toutes bien adaptées aux particularités contemporaines de l’astroturfing, ce qui explique le faible nombre de compagnies ou d’individus qui ont été mis en faute. C’est particulièrement vrai lorsque l’astroturf est utilisé à des fins politiques (mettre de la pression sur un politicien pour faire modifier une loi par exemple, en fabriquant un faux mouvement citoyen).

Comment repérer l’astroturfing ?

Par leur nature cachée, trompeuse et manipulatrice, il est difficile de reconnaître ces faux mouvements citoyens. L’astroturfing, bien que de plus en plus connu, fait l’objet d’un paradoxe : une fois détecté, il cesse d’exister. Les techniques sont effectivement de plus en plus raffinées et difficiles à repérer.

Il n’existe donc pas de trucs ou astuces qui fonctionnent à tout coup pour repérer l’astroturfing. Deux conseils ? Se fier à son instinct et faire preuve de curiosité.

Un groupe de patients d’une maladie rare qui a soudainement énormément de moyens ? Un nouveau regroupement en faveur d’un projet énergétique qui fait une entrée fracassante dans la sphère publique ? Un politicien qui a très soudainement beaucoup d’interactions sur ses réseaux sociaux ? Si quelque chose semble clocher, c’est peut-être le cas. Utilisez votre esprit critique. Les messages d’astroturf peuvent effectivement sonner faux.

En bref, faites le clic de plus pour vérifier la provenance réelle d’un message et les intérêts qui pourraient s’y cacher.

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