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Laura Boldrini, la femme qui fait front contre Matteo Salvini

Laura Boldrini parle au sommet Women In The World au Lincoln Center le 12 avril 2018 à New York. Angela Weiss / AFP

En Italie, les élections européennes du 26 mai ont décrété un vainqueur et un perdant. La Ligue de Matteo Salvini est devenue le premier parti du pays en obtenant 34 % des voix, soit plus de 9 millions d’électeurs. Le Mouvement 5 étoiles (M5S), en revanche, a chuté avec 17 % des voix, contre 32 % aux législatives de 2018.

À gauche, les résultats ont été plus ambigus : alors qu’aucune liste de la gauche radicale n’est arrivée à passer la barre des 4 %, le Parti démocrate (PD) a tenu, récupérant même quatre points par rapport à 2018 et arrivant ainsi à dépasser le M5S. Le nouveau leader du parti, Nicola Zingaretti, ne cache pas son but d’élargir le camp du centre gauche dans la perspective d’un retour au bipolarisme en Italie.

Si l’approche clivante de son prédécesseur, Matteo Renzi, avait fini par éloigner du PD son aile gauche, la perspective d’une nouvelle coalition progressiste paraît susciter l’intérêt de certaines figures politiques de la gauche italienne.

Laura Boldrini accueille à la Chambre des députes 1 300 femmes italiennes, en novembre 2017. Parmi elles, des victimes de viol, de violence domestique et de harcèlement. Camera dei Deputati/Flickr, CC BY-ND

Parmi ces dernières il y a aussi l’ancienne présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini, une ancienne élue de la gauche radicale (Sinistra Ecologia e Libertà), qui a annoncé publiquement son soutien au Parti démocrate lors des dernières élections européennes 2019.

Mais qui est cette figure politique, encore largement ignorée par la presse française ? Peut-elle changer la donne du débat public italien ?

En mission humanitaire

Laura Boldrini était largement inconnue du public italien quand elle fut nommée présidente de la Chambre des députés en 2013. Le choix d’une novice pour assurer cette haute fonction répondait à l’exigence de renouvellement manifestée par le vote. Le nouveau Parlement, dans lequel figuraient pour la première fois en grand nombre les représentants du M5S, avait l’âge moyen le plus bas de l’histoire de la République, nombre d’anciens députés ayant dû céder leur siège à des élus effectuant leur premier mandat.

L’âge moyen des députés et sénateurs italiens de la première législature (en 1953) à la XVIIIe (en 2018). Source : Elaboration openpolis sur les données de la Chambre des députés et du Sénat (12 mars 2018).

Âgée alors de 52 ans, Boldrini avait jusqu’ici effectué sa carrière au sein des organisations internationales, un parcours qui lui a évité d’être victime du discrédit réservé aux politiques professionnels dans le climat antisystème de 2013.

En tant que porte-parole pour l’Europe du Sud du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), entre 1998 et 2012, elle commence à atteindre une relative célébrité. La photo qui circulait le plus au moment de son élection la représentait, à Lampedusa (Sicile), décoiffée et vêtue d’un gilet azur de l’UNHCR, en train de se pencher vers un enfant dans un centre de transit pour les réfugiés.

Son profil était clairement orienté vers les questions humanitaires, le cœur du blog qu’elle tenait pour le site Internet du quotidien La Repubblica. Son soutien aux droits de l’homme, notamment sur la question de l’accueil des migrants, suscitait l’intérêt des milieux de gauche mais aussi d’importants courants du monde catholique : déjà en 2010, l’hebdomadaire à large diffusion Famiglia Cristiana (« Famille chrétienne ») l’avait élue « Italienne de l’année » du fait de son engagement.

Une vision progressiste rafraîchissante dans un paysage politique traditionnel

Symboliquement très important en Italie, le rôle de présidente de la Chambre des députés est normalement assez imperméable aux discussions quotidiennes du combat politique. Laura Boldrini, quant à elle, se retrouva bientôt dans la condition de présidente super partes – ou presque – du fait du passage à l’opposition de son petit parti après la formation d’un gouvernement de grande coalition dirigé par Enrico Letta.

Elle choisit de marquer sa présidence par plusieurs campagnes d’envergure visant à mobiliser tant le monde politique que l’opinion publique. Tout d’abord, face à la demande de moralisation de la vie publique à laquelle beaucoup d’observateurs imputaient le vote pour le M5S, elle décide de réduire son propre salaire ainsi que celui de son équipe, de renoncer à l’appartement de fonction et à d’autres avantages, tout en militant pour la révision à la baisse du budget de la Chambre.

Cet effort, cependant, ne suffit pas à apaiser le M5S, qui critique durement sa conduite des travaux au sein de l’Assemblée. Son choix d’interrompre les débats et de procéder directement au vote dans un cas d’obstruction parlementaire sur la conversion en loi d’un décret d’urgence, en janvier 2014, représenta un point de rupture dans une relation qui était déjà tendue.

L’ex-ambassadrice de France en Italie, Catherine Colonna (à droite), l’ancienne présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini (2eL), et l’activiste de l’association environnementale Legambiante, Rossella Moroni, côte à côte lors d’un appel à l’action sur le changement climatique, le 29 novembre 2015, à Rome, à la veille du lancement de la conférence COP21 à Paris. Tiziana Fabi/AFP

Autre sujet central dans ses campagnes : l’égalité femme-homme et la lutte contre le harcèlement sexuel et les violences contre les femmes. Boldrini a introduit dans le débat public des questions quasiment absentes jusque-là – notamment, celle de l’écriture inclusive et de la féminisation des titres – et en a mis d’autres sur le devant de la scène, comme la représentation des femmes dans les médias et dans la publicité, ou encore les droits des homosexuels.

En 2013, elle fut, par exemple, la première présidente de la Chambre des députés à participer au défilé national de la Gay Pride à Palerme (Sicile). Elle essaya, en outre, de stimuler la réflexion publique sur certaines questions liées aux nouveaux moyens de communication : de la diffusion des infox aux discours de haine et aux pratiques de harcèlement sur les réseaux sociaux.

Laura Boldrini s’affirme ainsi comme porte-parole d’une vision progressiste et cosmopolite particulièrement sensible aux questions des droits individuels et aux discriminations de genre. Mais ses initiatives ont été caractérisées par un certain manque de mordant : portés davantage sur l’affirmation des principes que sur l’individuation d’instruments concrets pour leur mise en œuvre, ses discours sont marqués par un ton assez apodictique et parfois pédant.

Un torrent de haine d’une exceptionnelle vigueur

Ce qui fait de Laura Boldrini un personnage fondamental pour comprendre l’Italie d’aujourd’hui, c’est l’impressionnant torrent de haine qui, dès le début de son mandat, s’est déversé sur elle à partir des rangs de la droite et du Mouvement 5 étoiles. « Une vie passée à cracher sur l’Italie » : c’est ainsi que Maria Giovanna Maglie – journaliste proche de la Ligue – résumait l’engagement international de Laura Boldrini au moment de son élection. « Traîtresse » est une épithète dont on l’a souvent affublée : pour ses haters, le fait même de revendiquer un traitement humain en faveur des migrants la situerait en opposition à l’intérêt national.

Laura Boldrini ayant évoqué les migrants comme autant de ressources pour souligner leur potentielle contribution au développement économique de l’Italie, Matteo Salvini introduisit dans son discours la définition de « ressources boldriniennes » pour qualifier les migrants qui commettaient des délits.

« Une fille a été kidnappée et violée pendant une nuit […] par trois immigrants nord-africains. Trois ressources boldriniennes qu’il faut castrer chimiquement […] » (Matteo Salvini dans un de ses post sur Facebook en 2016).

Dans le viseur de Matteo Salvini

Les insultes et la haine ont pris, dès le début, une forte connotation sexiste et misogyne.

« Que feriez-vous si vous étiez dans une voiture avec Laura Boldrini ? »

C’est la question que posait ainsi, en 2014, le fondateur du M5S, Beppe Grillo. Les réponses qui suivirent furent si vulgaires et si violentes, évoquant souvent le viol, qu’il devint nécessaire pour les administrateurs de son blog d’effacer les commentaires sur les réseaux sociaux.

« Voilà quelqu’un qui ressemble à Laura Boldrini », s’exclamait Salvini durant l’été de 2016 pendant qu’une poupée gonflable était hissée sur la tribune où il était en train de prononcer un discours. Il refusa ensuite de s’excuser, en affirmant que Boldrini était « raciste envers les Italiens », et lançant même l’hashtag Twitter #sgonfialaboldrini (« dégonfle Laura Boldrini »).

« Hypocrite, bien-pensante, raciste contre les Italiens. Démissionne ! #dégonflelaBoldrini »

Les insultes qu’elle continue de recevoir sur les réseaux sociaux sont innombrables. Le ton est toujours le même :

« Si tu aimes tellement les étrangers, prends-les chez toi. »

« Voilà un délit commis par une de tes “ressources”. »

Parfois, il arrive qu’un dirigeant politique aille encore plus loin : en janvier 2019, le maire (appartenant à la Ligue) de Savona, en Ligurie, a été condamné pour un post sur Facebook, dans lequel il évoquait – encore une fois – le viol de Laura Boldrini par des migrants présumés responsables d’un acte de violence sexuelle.


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La misogynie dont elle est la cible s’exprime de plusieurs autres façons : dans les gestes des députés de la Ligue qui s’obstinent à l’appeler Monsieur le président pour ridiculiser ses campagnes féministes, dans ceux des représentants du Mouvement 5 étoiles qui l’attaquent en affirmant qu’elle n’est « ni la mère ni la maîtresse » d’un élu qu’elle venait de réprimander pour ses excès au sein de l’Assemblée, ou encore dans ceux des anonymes qui ont mis en ligne des photomontages la représentant nue, égorgée, la tête entre les lames d’une cisaille.

La fin du politically correct

La situation n’a pas changé depuis que Boldrini a quitté son poste de présidente à la suite des élections de mars 2018. Réélue comme simple députée, elle continue à être représentée comme le symbole de tout ce que l’Italie de Salvini aime haïr.

Elle est assimilée par ses détracteurs à la gardienne d’un politiquement correct que les populistes de tous horizons transgressent avec enthousiasme. On décèle dans ces propos une hostilité toute masculine envers l’autorité de « la mère » ou de « la maîtresse » qu’il serait intéressant d’analyser du point de vue psychologique, et non pas seulement politique.

Une des rares fois où Laura Boldrini et Matteo Salvini ont discuté face à face.

Prenons à titre d’exemple Salvini qui, dans une allusion explicite à Mussolini, parle à ses électeurs depuis un balcon sur la place principale de ville de Forlì, en Romagne, et puis s’en vante auprès de ses followers :

« […] discours sur balcon de la place principale de Forli… Si la Boldrini savait ! »

Le cosmopolitisme de Boldrini et son humanitarisme libéral en font l’archétype des mythiques « élites », d’un « en haut » de la société qui, selon le narratif populiste-xénophobe, défendrait les « autres » et mépriserait les « nôtres » : elle est une typique buonista, une bien-intentionnée, donc soit une naïve soit une traîtresse.

La montée de Boldrini peut réunifier le centre gauche ?

Ce rôle de cible contribue, paradoxalement, à élever la stature de Boldrini au sein de l’opposition de centre gauche. L’ancienne présidente de la Chambre s’est dotée d’une équipe très active dans la communication sur les réseaux sociaux et ne dédaigne pas croiser le fer avec son grand ennemi Matteo Salvini, abandonnant son ancien ton « au-dessus des partis » et récoltant parfois de bons résultats.

« L’économie s’effondre, les jeunes sont obligés de partir à l’étranger et des fascistes frappent des jeunes innocents dans la rue. Et à gauche, qu’est-ce qu’on fait ? Nous recommençons à nous disputer sur des questions qui n’intéressent pas le pays ! Ça suffit, pour construire une alternative, il faut de l’unité et de l’ouverture. » (17 juin 2019).

Boldrini est maintenaient à la tête d’un réseau politique qui, issu de la gauche radicale, est en train de transiter vers le Parti démocrate. Mais sa figure, malgré elle, polarise, et on peut avoir des doutes sur sa capacité de percer au-délà des milieux les plus favorables à ses campagnes. Pour jouer un rôle politique majeur, elle devrait probablement renforcer ses propositions de policy – jusqu’ici, elle a donné de ce point de vue l’impression d’une certaine légèreté.

Il convient néanmoins garder un œil attentif sur son parcours et sur sa stratégie : alors que le Mouvement 5 étoiles est en crise, les partis de Boldrini et de ses proches peuvent gagner en importance dans la construction d’un nouveau centre gauche qui aspire à défier la droite actuellement majoritaire dans la péninsule.

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