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Le Costa Rica, au cœur des migrations sur le continent américain

Un homme et une femme assis en train de mendier à côté d'une pancarte en espagnol expliquant qu'ils viennent du Venezuela et se dirigent vers les États-Unis
Deux membres d’une famille de migrants vénézuéliens demandent de l’argent pour poursuivre leur voyage vers les États-Unis, à San José, capitale du Costa Rica, le 13 octobre 2022. Ezequiel Becerra/AFP

Ce 3 novembre 2022, comme tous les jours, Ronaldo, jeune adolescent, est posté en compagnie de sa mère à un carrefour non loin du centre de San José, la capitale du Costa Rica. Une pancarte de fortune autour du cou les identifie comme Vénézuéliens. Ils vendent des bonbons pour gagner de quoi manger. Pour arriver ici, ils viennent de traverser, à pied et en bus, la Colombie, le Panama (via le Tapón del Darién, une jungle auparavant aux mains des narcotrafiquants et désormais entre celles des passeurs) et une partie du Costa Rica.

Les images de migrants vénézuéliens mendiant à tous les coins de rue du centre de San José ou dormant dans des campements de fortune ont fait le tour des médias nationaux. On trouve parmi eux des familles entières, mais aussi beaucoup de femmes seules avec des enfants. Fuyant un pays en situation de crise profonde, dénués de ressources, sans idée claire sur la suite de leur parcours, ils espèrent rejoindre les États-Unis. Mais le 12 octobre 2022, le gouvernement Biden, au nom d’un programme d’immigration humanitaire temporaire, a de fait durci sa politique migratoire. Résultat : les migrants vénézuéliens de San José sont coincés au Costa Rica, créant une situation inédite de « crise migratoire » subite dans ce petit pays de 5 millions d’habitants.

Selon le Service national des migrations du Panama, 133 726 personnes ont été enregistrées comme transitant par le Panama en 2021, pour 248 284 en 2022. Le plus probable est qu’elles ont ensuite passé la frontière avec le Costa Rica, mais ce pays n’est pas en mesure, aujourd’hui, de produire ses propres données, signe de son impréparation face à l’ampleur des flux migratoires actuels. Ces chiffres augmentent fortement depuis le début de l’année 2023. Ces migrants venaient très majoritairement du Venezuela en 2022, de Haïti et de Cuba en 2021. Mais on compte aussi de plus en plus de migrants d’Afrique ou d’Asie.

Le 30 novembre 2022, le président du Costa Rica, le populiste Rodrigo Chaves, modifie les conditions d’obtention de l’asile dans son pays en adoptant deux décrets qui créent une catégorie migratoire spéciale pour les migrants du Venezuela, du Nicaragua et de Cuba. Le ton est donné : face aux plus de 220 000 demandes d’asile reçues depuis 2018, le gouvernement conditionne l’accueil de ces migrants au soutien financier international et met en cause la légitimité de leurs demandes d’asile politique. Ces mesures sont un tournant. Jusqu’ici, le Costa Rica se positionnait comme un pays d’accueil pour les migrants. L’adoption des décrets est un tel choc que la Cour constitutionnelle a invalidé, le 14 février 2023, celui concernant l’asile.

Comment le Costa Rica est-il devenu l’un des centres du phénomène migratoire sur le continent américain, et comment expliquer l’évolution de ses politiques dans ce domaine ? Les travaux de deux chercheurs de l’Universidad du Costa Rica, Carlos Sandoval et Guillermo Navarro, permettent de mieux comprendre les tendances actuelles et de les replacer dans un contexte socio-historique plus large.

Du Nicaragua vers le Costa Rica : une migration ancienne, précaire et indispensable

8 % de la population du Costa Rica est originaire du Nicaragua voisin – un chiffre qui rappelle l’importance des migrations Sud-Sud. La vague migratoire actuelle en provenance du Venezuela, très médiatisée et politisée, n’efface pas cette migration structurelle plus ancienne, précaire et invisibilisée.

Les migrants nicaraguayens occupent en effet principalement des postes de travailleurs agricoles, d’agents de sécurité, d’ouvriers de la construction et d’employées domestiques. L’agriculture intensive (ananas, café, canne à sucre) a fortement recours à cette main-d’œuvre bon marché. Le modèle économique costaricien ne correspond pas toujours à la carte postale envoyée au niveau international (écotourisme, énergies renouvelables, reforestation) et s’appuie également sur des pratiques destructrices de l’environnement et des sociétés (voir les travaux de Rodríguez Echavarría et Prunier sur l’ananas, dont le Costa Rica est le premier producteur mondial).

Aujourd’hui, la dictature du couple Ortega-Murillo au Nicaragua conduit à des départs de plus en plus nombreux, bien souvent pour demander le statut de réfugié politique.

La loi sur la migration adoptée en 2009 met en avant l’hospitalité, l’intégration et le respect des droits humains. Néanmoins, le diable se cache dans les détails : « En termes de procédure, les exigences et les coûts de la régularisation sont très élevés et laissent de nombreuses personnes sur le carreau. Le problème n’est pas que la loi n’est pas appliquée, mais qu’elle est inaccessible », explique Carlos Sandoval, qui souligne que, au-delà d’un texte très généreux, le coût et la complexité de la procédure violent les droits fondamentaux des personnes concernées. Un grand nombre des migrants nicaraguayens vivent ainsi sans le statut de résident auquel ils pourraient avoir accès.

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Le statut des Nicaraguayens au Costa Rica renvoie à l’idée bien ancrée dans le pays d’un exceptionnalisme costaricien : la stabilité politique, l’état social de droit, le pacifisme seraient liés à l’homogénéité ethnique et même à la « blancheur » de la population, au cœur du récit national sur une population d’origine européenne. Il est dès lors difficile de penser un « autre de l’intérieur », qu’il soit nicaraguayen, indien ou afrodescendant. L’altérité minimale (même langue, même religion, même histoire) des Nicaraguayens n’en est que plus menaçante. Surtout, la fermeture des frontières liée à l’épidémie de Covid a alimenté le rejet de l’autre, vu comme responsable de la circulation du virus.

L’autre trait marquant la migration nicaraguayenne est son invisibilité. Carlos Sandoval rappelle que près de 20 % des nouveau-nés au Costa Rica aujourd’hui ont un père ou une mère originaire du Nicaragua. Cette deuxième génération et les couples mixtes sont absents des récits sur l’identité nationale, de la littérature, des espaces interculturels et des mémoires familiales. L’instabilité migratoire et la xénophobie ordinaire font ainsi de l’origine nicaraguayenne un « secret de famille bien gardé. Cette expérience binationale se vit mais ne se raconte pas ».

Migrations planétaires et adaptation des politiques migratoires

Les migrations actuelles modifient radicalement la situation : nombreuses, multiples, souvent très visibles, il s’agit essentiellement de migrations de transit.

Guillermo Navarro fait remonter le début de ces nouvelles migrations aux années 2000. Ce flux migratoire continu devient subitement visible en 2015, lorsque le Nicaragua, pays de passage vers les États-Unis, ferme sa frontière avec le Costa Rica. Des milliers de migrants se retrouvent alors bloqués au Costa Rica. La petite ville de La Cruz, dans le nord du pays, devient malgré elle le lieu d’arrivée et d’immobilisation forcée de migrants cubains, tout d’abord, puis africains et haïtiens.

Une fresque dans les rues de La Cruz au Costa Rica
Peinture murale réalisée par des migrants cubains en remerciement de leur accueil à La Cruz, au Costa Rica. Élisabéth Cunin, Author provided (no reuse)

Si la migration cubaine a laissé le souvenir d’une solidarité culturelle et politique, les migrations africaine et haïtienne qui lui succèdent ont provoqué des situations de tension, de peur, de rejet, face à des populations à la fois différentes (religion, langue, pratiques alimentaires) et inconnues, faisant l’objet de stigmatisation raciale.

Le gouvernement du Costa Rica met alors en place des centres d’accueil. La question migratoire devient un problème public et l’État adapte ses politiques en créant un permis de transit temporaire pour traverser rapidement le Costa Rica. « Cela a conduit l’État à se mobiliser, précisément en mettant en avant le récit de la crise migratoire. Entre 40 et 44 abris ont été ouverts, gérés par les communautés, les gouvernements locaux et le gouvernement central », selon Guillermo Navarro.

Centro de Atención Temporal a Migrantes (CATEM), La Cruz, 29 septembre 2016. Dirección General de Migración y Extranjería Costa Rica

Ces nouvelles trajectoires migratoires sont longues et complexes. Les Cubains commencent leur voyage en prenant l’avion jusqu’au Nicaragua, qui les accueille sans visa. Les Haïtiens ont souvent passé des années dans le cône Sud (notamment le Brésil de Lula et l’Équateur de Rafael Correa) avant de reprendre la route vers l’Amérique du Nord, suite au ralentissement des économies nationales ou au renforcement des contraintes migratoires. Les Africains cherchent à traverser en bus au plus vite le Costa Rica. Ces nouvelles migrations touchent maintenant pratiquement tous les pays d’Afrique, mais aussi la Syrie, le Népal, l’Afghanistan, le Bangladesh, etc., sans que l’on connaisse précisément les motivations de ces migrants (crises économiques et politiques, fermetures de frontières, migrations par étapes, etc.) et leurs routes migratoires qui les emmènent en Amérique latine pour une destination finale qui reste les États-Unis.

Avec le Covid, les frontières du Costa Rica se ferment en avril 2020 et le gouvernement démantèle le système de soutien aux migrants qu’il avait mis en place. Les flux ne s’arrêtent pas mais deviennent clandestins. Lorsque les frontières s’ouvrent à nouveau et que les migrations reprennent plus fortement, le Costa Rica n’a plus d’outils et d’infrastructures.

Les hésitations du gouvernement Chaves et son discours répressif, mais aussi la politique erratique du Nicaragua, favorisent le développement de réseaux de passeurs, le racket des migrants et la stigmatisation de la migration. Un nouveau système de contrôle est progressivement instauré, qui passe par la construction de centres d’accueil pérennes, dont Guillermo Navarro souligne l’influence internationale (formation des fonctionnaires de migration, circulation des idées et des personnes) et la contribution financière des États-Unis et de l’UE. Les agences spécialisées (OIM, HCR) et les bailleurs de fonds internationaux (Banque interaméricaine de développement) sont désormais bien présents.

« Le Costa Rica est actuellement un laboratoire en train d’expérimenter le contrôle et le soutien humanitaire. L’Amérique centrale entre dans le système mondial migratoire, non seulement pour expulser et recevoir les migrants, mais aussi gérer la migration », constate Navarro.

18 février 2023. Ronaldo et sa mère ont réussi à économiser suffisamment d’argent pour payer le bus jusqu’au Panama puis l’avion vers le Venezuela. Retour à la case départ, où les attend la même situation de pauvreté extrême, même s’ils ne seront plus désormais des migrants illégaux contraints à la mendicité…

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