Menu Close

Le couple franco-allemand sous Angela Merkel : quatre mariages sans enterrement

Angela Merkel devant des drapeaux allemand, européen et français
Sous le magistère d’Angela Merkel (2005-2021), le rôle du couple franco-allemand a somme toute été modeste. John Thys/AFP

Autant commencer par la fin : il y a seize mois, en mai 2020, la chancelière réveillait le couple franco-allemand d’un long sommeil avec la désormais fameuse initiative franco-allemande pour une relance européenne de l’économie frappée par la pandémie de Covid-19. Ce faisant, avec son homologue français Emmanuel Macron, elle relançait une construction européenne lestée depuis une décennie d’un empilement de crises…

Deux mois plus tard, elle annonçait qu’elle ne briguerait pas un cinquième mandat et se concentrait sur « sa » présidence allemande de l’UE (1er juillet-31 décembre 2020). Lors des Conseils européens de juillet puis de décembre 2020, elle joua, avec le président du Conseil européen Charles Michel et la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, un rôle éminent dans l’élaboration des compromis entre les pays « frugaux » et tous les autres, puis entre les gouvernements illibéraux et tous les autres, pour que le plan de relance soit définitivement rédigé, adopté et lancé.

Avec un grand sens du timing et de l’opportunisme politique, Angela Merkel (2005-2021) s’est donc inscrite in extremis dans la tradition de la démocratie chrétienne qui fait des grands chanceliers des bâtisseurs franco-allemands de l’Europe.

Rechercher le compromis avec Paris pour préserver l’UE…

Jusqu’alors, elle s’était contentée de tenir la boutique de la construction européenne. Elle a maintenu la maison européenne solide sur ses fondations, mais n’a eu l’idée ni l’audace (ni l’envie ?) de la développer ni de la mettre en chantier. Durant seize années, elle s’est ingéniée, avec talent et réussite, à ne jamais froisser son partenaire français, à éviter un déchirement de l’UE, à faire accoucher les Conseils européens des chefs d’État et de gouvernement de compromis opérationnels.

En juillet 2015, en pleine crise grecque, elle a ainsi fait, avec François Hollande (2012-2017), la synthèse entre les dirigeants exaspérés – dont son propre ministre des Finances Wolfgang Schaüble – qui envisageaient un Grexit, et les dirigeants qui privilégiaient la poursuite des plans d’aide à la Grèce alors dirigée par le gouvernement de gauche radicale d’Alexis Tsipras.

Angela Merkel : 16 ans de pouvoir, quatre présidents français • France 24, 17 septembre 2021.

En octobre 2011, elle s’était finalement entendue avec Nicolas Sarkozy (2007-2012) sur un effacement partiel de la dette grecque détenue par les créanciers privés, principalement des banques, convoquées à Bruxelles dans la nuit du 27 octobre par Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, Herman Van Rompuy (président du Conseil européen à l’époque) et Christine Lagarde (alors directrice du FMI). Suivraient la création d’un fonds monétaire européen permanent (le MES, mécanisme européen de stabilité) et le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro) appelé « pacte budgétaire ».

Ces dispositifs portent la marque du compromis entre l’approche française, favorable à un endettement public européen plus souple et mutualisé d’une part ; et l’approche de la majorité des pays de l’UE et de la société allemande d’autre part, peu enclines à la générosité avec les États en difficulté en raison de politiques budgétaires qu’elles estimaient trop laxistes. Au final, la solidarité européenne prend alors la forme de prêts à taux bas et de garanties bancaires en contrepartie de réformes nationales structurelles et d’un examen mutualisé à l’échelle européenne de chaque budget national annuel.

… et les intérêts bien compris des Allemands

Ce faisant, Angela Merkel a édulcoré l’ordo-libéralisme allemand. Pourtant, on a surtout retenu que c’était elle-même qui avait imposé, pour prix du sauvetage de la zone euro, des plans de rigueur aux conséquences très douloureuses aux pays bénéficiaires de ces « aides », notamment la Grèce.

Dans les faits, elle a, comme son prédécesseur immédiat Gerhard Schröder (1998-2005), le premier avant elle, normalisé la politique européenne de l’Allemagne : à l’image de ses homologues européens, et tout particulièrement Jacques Chirac (1995-2007), Angela Merkel a considéré que la construction européenne et la recherche d’un intérêt général européen ne devaient jamais être une fin en soi et primer sur les intérêts bien compris du pays qu’elle dirigeait et de l’état de son opinion publique. Ses gouvernements successifs ont ainsi été particulièrement attentifs à préserver l’excédent commercial et les capacités industrielles de l’Allemagne, ainsi que les revenus des insiders allemands (salariés couverts par les accords de branche, retraités, épargnants).

Allemagne : une puissance nommée Merkel ? – Le dessous des cartes, Arte, 17 février 2021.

Les prédécesseurs de Merkel et Schröder (Konrad Adenauer, Willy Brandt, Helmut Schmidt, Helmut Kohl) ne fonctionnaient pas ainsi. Tout en étant à l’écoute des groupes d’intérêts au sein de leur pays, et tout en prenant parfois des décisions sans trop sacrifier à la concertation (Ostpolitik de Brandt, refus du SME jusqu’en 1978 par Schmidt, réunification allemande et reconnaissance de la Croatie par Kohl), ces chanceliers du second XXe siècle considéraient que faire émerger l’intérêt général européen était l’une des raisons d’être de l’Allemagne démocratique, humaniste et fédérale née en 1949.

Conséquents dans leur volonté d’approfondir la construction européenne, ces prédécesseurs d’Angela Merkel étaient très sensibles aux initiatives franco-allemandes propres à dynamiser l’UE : SME et élection du Parlement européen des années 1970 ; déploiement des euromissiles, franc soutenu par la Bundesbank, nouveau budget communautaire et marché unique dans les années 1980 ; monnaie unique et élargissements des années 1990. C’est bien pourquoi la mise en scène du couple franco-allemand a produit des souvenirs iconiques, comme la poignée de mains de Verdun entre Helmut Kohl et François Mitterrand devant l’ossuaire de Douaumont en 1984. La classe politique allemande accordait bien volontiers sa confiance aux instances supranationales européennes (Commission, Parlement).

Un bilan franco-allemand modeste, relevé in extremis par le plan de relance…

Angela Merkel a pour sa part constamment privilégié le Conseil européen comme lieu dominant du pouvoir européen. Elle ne soutint pas Jean‑Claude Juncker, dont elle fut pourtant si proche quand il dirigeait le Luxembourg et la zone euro, lorsqu’il proposa, en sa qualité de président de la Commission (2014-2019), un plan de relance de l’économie européenne que piloterait celle-ci.

Comme chancelière, Angela Merkel a même pris de façon unilatérale plusieurs décisions aux conséquences très importantes pour l’UE, comme la sortie du nucléaire en 2011 (qui a considérablement augmenté la dépendance des Européens au charbon et au gaz russe), ou l’accueil d’un million de personnes migrantes en 2015 suivi d’un accord par lequel la Turquie retient les migrants sur son territoire moyennant finances.

Pendant ce temps, elle n’a pas proposé à ses quatre homologues français de plans visionnaires ou de dispositifs innovants, et n’a que peu saisi les propositions de ce type qu’ils lui ont adressées, que ce soit les eurobonds sous Sarkozy puis Hollande, ou l’ambitieux catalogue d’initiatives nouvelles d’Emmanuel Macron.

Sommet européen : consensus sur la Grèce, mais pas sur les eurobonds, Euronews, 24 mai 2012.

À l’exception du plan de relance pour faire face aux conséquences du Covid, le bilan européen et franco-allemand de Merkel est donc plutôt discret. Mais il est vrai que ce seul plan restera très probablement comme un tournant majeur de la construction européenne, une relance de celle-ci à l’image de celles enclenchées par le projet de Marché commun en 1956 et par le Conseil européen de Fontainebleau en 1984.

Avec ce plan de relance, Merkel a remis à sa place le tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe qui menaçait de rendre des arrêts entravant l’action déterminante de la BCE (conduite par Mario Draghi puis Christine Lagarde) et contestait la primauté du droit européen. Plus encore, en bifurquant à 180 degrés vers un endettement de l’UE finançant des dons aux États membres, elle a brisé l’idole des critères de Maastricht et de l’ordo-libéralisme qui étaient son repère européen depuis 2005.

Elle l’a fait pour plusieurs raisons : être en phase avec son opinion publique bouleversée par les drames de la pandémie en Italie et dans toute l’Europe ; se débarrasser de son costume de mère fouettarde incarnant la rigueur dont l’affublait une bonne partie de l’opinion publique européenne ; prendre pour une fois et enfin par la main un de ses maris français, le quatrième ; et, bien sûr, comme elle l’indiqua elle-même, parce qu’il était dans l’intérêt de l’Allemagne que l’économie et la société de l’UE ne s’effondrent pas, résistent et se relancent.

… et la nomination surprise d’Ursula von der Leyen

À cette aune, le legs le plus déterminant du couple franco-allemand de l’ère Merkel pourrait bien être la nomination d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne en juillet 2019. Fidèle d’entre les fidèles de la chancelière, sa nomination imposée conjointement par Macron et Merkel (suivie d’une investiture par le Parlement européen avec 9 voix de majorité seulement !) est un peu le pendant de celle de Jacques Delors imposée 35 ans plus tôt par Kohl et Mitterrand : un « coup » du couple franco-allemand. Or, il y a aujourd’hui un nombre certain de signaux faibles que le ou les Commission(s) von der Leyen auront une portée aussi décisive que les mandats Delors (1985-1995).

Comme Delors, von der Leyen déroule depuis son entrée en fonction un programme politique impressionnant. On l’a déjà oublié : c’est bien la Commission qui, dès le mois de mars 2020, en connivence avec le Parlement européen, a soufflé au Conseil européen l’idée d’un plan de relance XXL, pour que ledit Conseil lui demande du haut de sa majestueuse centralité de bien vouloir lui présenter un plan de relance européen pour la fin mai 2020. Dans le même temps, la Commission a abattu un travail intense et déterminant en mobilisant dès la mi-mars 2020 un maximum de ressources juridiques, politiques et financières pour lancer une politique européenne de santé anti-Covid et soutenir les économies et les sociétés mises à l’arrêt par le confinement généralisé.

C’est la Commission qui lança le processus de suspension des critères de Maastricht et de la législation sur les aides d’État ; qui mobilisa les fonds disponibles dans le budget ordinaire tout en s’alliant avec la BEI pour un premier plan de relance qui n’en portait pas le nom ; qui détourna les dispositifs existants de leur destination première aux fins de la lutte contre le Covid (Sure et Fonds de solidarité, par exemple) ; qui lança des appels d’offres européens inédits pour le matériel médical (masques, respirateurs) puis les vaccins tout en organisant la production et la répartition des doses dans l’UE ; qui stoppa net les premières manifestations de protectionnisme sanitaire au sein de l’UE.

La Commission von der Leyen s’est enfin saisie du plan de relance pour amplifier et accélérer la politique européenne de transition énergétique (« pacte vert »). Cette Commission est en train d’en faire l’instrument d’une politique d’orientation des économies européennes par l’investissement. Avec le soutien d’une grande partie de l’opinion publique, la Commission se sert également de la manne du plan de relance pour exercer une pression inédite sur les gouvernements qui s’affranchissent de l’État de droit et favorisent la corruption (principalement ceux d’Orban et de Morawiecki).

Bien entendu, tout cela n’est possible que parce que les États acceptent d’être mobilisés ; mais encore faut-il oser les mobiliser, et le faire avec doigté, tant les dirigeants étatiques sont soucieux du respect de l’étiquette et des signes de leur prééminence.

La Commission actuelle a senti la demande d’Europe produite dans les sociétés civiles par l’ampleur de la crise sanitaire qui a dévoilé les pesanteurs des appareils d’États et de sociétés politiques dépassés ou démunis. Merkel et Macron ont su recouvrir ces défaillances et ces pesanteurs par la geste renouvelée de ce mythe opératoire que demeure le couple franco-allemand moteur de l’Europe. Le transfert des malades français sous respirateurs et en réanimation vers des hôpitaux allemands en TGV médicalisés siglés SNCF restera dans les annales.

En nommant pour la première fois une femme à la tête de la Commission, Merkel et Macron ont eu la détermination et l’habileté de faire accepter aux partis politiques la mise à l’écart des spitzenkandidät, dont le chrétien-démocrate allemand arrivé en tête (Manfred Weber) ne présentait qu’un honnête CV d’apparatchik parlementaire. En même temps, ils prenaient en compte les demandes sociales les plus actuelles des vingtenaires et des trentenaires, que le résultat des élections européennes de juin 2019 avaient cristallisées de façon inattendue. Sans doute seule Merkel pouvait-elle imposer à cette classe de dirigeants politiques européens si virils et sûrs d’eux même une femme politique polyglotte et au moins aussi intelligente et brillante qu’eux.

Elle l’a fait en fin de carrière politique : est-ce une manière de se prolonger et de se dépasser, d’être là sans y être, elle qui a tout fait pour étouffer l’émergence d’un grand successeur chrétien-démocrate en Allemagne ? Elle qui assure ne plus vouloir jouer aucun rôle européen quand tant lui demandent déjà de prendre la présidence du Conseil ou de la Commission en 2024 ? Est-ce une manière, au final et sans en avoir l’air, d’accorder au programme européen très allant de son partenaire français Emmanuel Macron une chance de se réaliser enfin par la grâce et la volonté d’une Commission entreprenante, dynamique et à l’écoute du Parlement européen élu en 2019 ?

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now