La réaction du président américain, le samedi 4 février, a démontré très clairement qu’il ne renoncerait pas à l’application de son décret intitulé « Protéger la nation contre l’entrée des terroristes étrangers aux États-Unis » (Protecting the Nation from the Foreign Terrorist Entry into the United States). En effet, l’administration Trump a décidé de faire appel de la décision d’un juge fédéral de Seattle, de suspendre provisoirement l’application du décret pris le 27 janvier dernier, soit deux jours après celui visant à renforcer le mur à la frontière du Mexique. Cet appel a été rejeté dès le lendemain par la Cour d’appel fédérale de San Francisco.
Un décret contre un certain type de réfugiés
Ce décret suspend, entre autres, pendant 120 jours, le programme d’accueil des réfugiés, interdit l’accès du territoire américain aux ressortissants syriens pour une durée indéterminée, ainsi que pour les ressortissants de sept pays considérés comme des foyers terroristes, pour un minimum de 90 jours.
Donald Trump s’assure ainsi une nouvelle fois de contourner une décision du Congrès qui n’aurait vraisemblablement pas été en sa faveur, étant données les incertitudes juridiques et constitutionnelles que posent les mesures adoptées. En associant les termes « terroristes » et « étrangers », la formulation du décret en dit déjà long sur la confusion faite des personnes concernées par ce texte. En effet, en plus de désigner arbitrairement sept pays (Irak, Iran, Libye, Syrie, Somalie, Soudan et Yémen), dont tous les ressortissants sont considérés comme terroristes potentiels, le décret explique que la menace terroriste sur le sol américain a déjà pu venir de « visiteurs » étrangers, « d’étudiants », ou d’individus disposant de « visas de travail », ou encore du statut de « réfugié ».
Le décret suspend par ailleurs le système d’exemption d’entretien pour la majorité des personnes demandant un visa de « non-immigrant » (Visa Interview Waiver Program), et ordonne aux organismes fédéraux d’élaborer des normes et des procédures permettant d’identifier les avantages en matière d’immigration afin de remédier aux fraudes, et de distinguer les personnes pouvant contribuer « positivement » ou non à la société américaine (Sec. 4(a)).
Les étrangers en général sont ainsi clairement désignés comme des menaces relevant de la sécurité intérieure. Cet acte politique unilatéral, s’ajoutant à plusieurs autres allant dans le même sens, marque une rupture avec les pratiques politiques du précédent hôte de la Maison Blanche et laisse ainsi craindre une dérive autoritaire dans la pratique du pouvoir du 45e président américain.
Les discriminations à l’entrée du territoire, une vieille tradition américaine
Un rapide balayage historique nous montre qu’il existe finalement une doxa discriminatoire en matière migratoire, déjà bien ancrée dans les représentations américaines. Cependant, on constate que depuis deux à trois décennies, celle-ci a incontestablement évolué quant à la nature des justifications politiques associées.
En effet, il ne s’agit en rien d’une première puisque que la loi américaine a déjà par le passé discriminé une nationalité, comme par exemple en 1882, où la Chinese Exclusion Act décida d’interdire l’immigration et la naturalisation aux Chinois. Il faut attendre la Hart-Celler Act en 1964 pour revenir également sur la loi de 1924 instaurant les quotas par nationalités d’origine, et supprimer les restrictions juridiques envers les Chinois et les populations asiatiques plus largement.
L’histoire législative américaine en matière d’immigration est donc marquée par une hostilité légale envers les immigrés. L’historien américain George M. Fredrickson expliquait d’ailleurs à ce propos que l’expérience de l’esclavage « a laissé un héritage de division et d’inégalité raciale qui est resté un élément central de l’expérience nationale ».
Cependant, la justification politique d’une pratique discriminatoire envers les étrangers a ici clairement évolué, et ce depuis le début des années 1990 avec les premiers attentats d’Al-Qaïda contre le World Trade Center en 1993. Il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 pour qu’il y ait une réaction législative, sans pour autant qu’une nationalité particulière soit ici désignée, dans la célèbre Homeland Security Act de 2002.
Parmi les très nombreuses mesures prises dans cette loi (plus de 180 pages), toutes les questions relatives à la nationalité ou à l’immigration sont désormais gérées et contrôlées dans le nouveau Département de la Sécurité Intérieure américain. Il s’agissait essentiellement, à travers ce tournant sécuritaire dans le traitement politique de l’immigration, de cibler l’immigration dite « illégale » et de renforcer le contrôle sur les millions d’immigrés sans papiers résidant sur le territoire américain (en janvier 2011, on estimait à environ 11,5 millions de personnes).
L’épouvantail du terrorisme comme justification d’une politique autoritaire
En désignant ces populations comme pouvant potentiellement porter atteinte à la sécurité nationale et à l’intégrité physique des Américains, le décret ne fait que construire ici une menace subjective, qui amalgame islam et terrorisme. En seulement quelques jours, de nombreux juristes ont démontré la dimension profondément arbitraire de ce décret. De nombreux chercheurs ont également dénoncé le choix des nationalités susceptibles d’être apparentées au terrorisme international islamiste, évoquant une décision justement particulièrement arbitraire et autoritaire. On constate en effet qu’aucun des terroristes, ayant agit sur le territoire américain, n’étaient originaires d’un des sept pays désignés. A contrario, les étrangers ou immigrés, ayant perpétré des attentats terroristes sur le sol des États-Unis, provenaient de pays avec lesquels Donald Trump possède des liens économiques privilégiés, tels que l’Égypte ou l’Arabie Saoudite.
Pourquoi alors le président Trump a-t-il signé ce décret sachant pertinemment l’inconséquence sécuritaire d’une telle décision ? Les questions identitaires sont plus que jamais au cœur des débats politiques quels que soient les partis politiques, comme l’a montré le récent débat en France autour de la déchéance de la nationalité. L’évolution des allégeances et des représentations identitaires dans un monde globalisé et transnational, vient questionner la légitimité du pouvoir politique et étatique, et plus particulièrement dans les États dit « occidentaux ». Dans cette crainte d’une remise en cause du pacte social et de ses prérogatives sécuritaires traditionnelles de l’État, il y a la volonté de réinvestir cette fonction. Ce décret emprunte ainsi une logique de plus en plus admise dans les États européens surtout, à savoir celle de l’instrumentalisation du lien fait entre immigration et sécurité. On constate que la loi en ce sens constitue un des vecteurs les plus utilisés pour imposer aux populations ce type de représentations.
La démocratie américaine mise à l’épreuve
La possibilité d’opposition judiciaire à l’application de ce décret, dont font preuve plusieurs magistrats dans un certain nombre d’États, vient rappeler la complexité du système judiciaire américain. En effet, le caractère fédéral du système américain donne lieu à une double structuration du droit puisque parallèlement à l’organisation judiciaire fédérale, chaque État américain dispose de son propre système judiciaire. Cet enchevêtrement de tribunaux peut par conséquent être susceptible de créer des conflits de juridictions et de lois, obligeant la Cour Suprême à intervenir en dernier ressort.
Comme l’a rapporté le New York Times mercredi dernier, certains magistrats ont commencé à s’opposer à l’application du décret dans plusieurs États. C’est finalement un juge fédéral de l’Etat de Washington, James Robart, qui vendredi dernier a permis de bloquer temporairement son application sur l’ensemble du territoire, le temps d’examiner la constitutionnalité du décret. L’ancien Haut commissaire adjoint aux réfugiés et également professeur de droit, T. Alexander Aleinikoff, avait déjà souligné à cet égard les limites légales du décret, aussi bien sur le plan fédéral que constitutionnel, mais également vis-à-vis du droit international. La réponse de la maison blanche ne s’est pas faite attendre puisqu’elle a réagi dès le lendemain, en faisant appel de la suspension décidée par le juge Robart. Malgré le rejet de l’appel formulé par le président américain, l’ensemble des réactions dont il a fait preuve, en cherchant à forcer l’application de ce décret, laisse penser que nous sommes finalement déjà ici dans une crise institutionnelle. Il apparaît désormais inéluctable que l’application de ce décret sera tranchée par la Cour Suprême américaine.
Il faut ajouter que la forte mobilisation de la société civile, soutenue par de nombreux parlementaires et depuis la parution de ce décret par Barack Obama lui-même, démontre que les institutions américaines sont désormais entre deux eaux : celles de la démocratie ou de l’autoritarisme.