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Le droit à la mobilité au miroir de la caravane de migrants centraméricains

Des membres de la caravane des migrants en route vers la frontière américaine, le 18 novembre 2018, dans la localité de Mexicali. Pedro Pardo / AFP

La « caravane » dite de migrants, partie du Honduras vers les États-Unis, a été une aubaine pour Donald Trump qui l’a aussitôt mobilisée dans sa campagne électorale de mi-mandat, réveillant les haines les plus sordides, dont certaines déjà bien implantées, parfois suivies d’actes aussi dramatiques que la tuerie antisémite de la synagogue de Pittsburgh.

D’une telle déraison, les électeurs lui ont donné acte et lui ont envoyé en réponse une majorité d’opposition à la Chambre des représentants. Mais l’instrumentalisation de la « caravane » a occulté, par effet de loupe, sa problématique première : quels rapports entretiennent migrations, mobilité et frontières ?

Composée de personnes fuyant les conflits armés, la criminalité et la misère que provoquent par ailleurs le chômage, la dégradation environnementale, le réchauffement climatique dont l’Amérique centrale n’est pas exempte, et qui constitue une autre des motivations des départs, la « caravane » illustre les transformations que connaissent les configurations migratoires depuis le milieu des années 1980.

Les mouvements migratoires de la fin du XXe siècle et de ce début de XXIe siècle sont en effet entrés dans ce qu’on pourrait appeler le « deuxième âge des migrations et des circulations » : sans cadre juridique idoine, au contraire de celles du « premier âge » du début du XXe siècle pourvues d’un cadre juridique et institutionnel désormais inadapté aux nouvelles configurations.

Le discrédit sur le caractère universel de la liberté de circulation en est la conséquence.

D’anciennes formes de migration couvertes par le droit positif

Le « premier âge des migrations et des circulations » correspond à l’après-Première Guerre mondiale qui a vu se multiplier les déplacements de masse.

Mettant fin à la liberté de circulation d’avant-guerre, les États soumettent les déplacements internationaux à la détention d’un titre de voyage international à défaut duquel une personne ne pourrait pénétrer sur le territoire d’un autre pays. Le « passeport Nansen » remplira provisoirement cet office. Transformé en « document de voyage », il sera officialisé par la Convention de Genève de 1933. Puis, à l’initiative du président Roosevelt, une conférence intergouvernementale, réunie en 1938 à Genève, créera le Comité intergouvernemental pour les Réfugiés (CIR). Plus tard transformé en Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), il sera placé sous l’égide de l’ONU.

La Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié et le protocole de New York de 1967 parachèvent l’édifice. La Convention définit le réfugié – mais pas le droit d’asile – qui doit être protégé contre les persécutions de son propre État. Protection cependant individuelle, excluant donc de jure groupes, communautés ou ethnies, bien que la persécution visant des groupes fût assez répandue.

Individualisme libéral et arrière-pensées politiques servent de trame aux négociations. Le critère de « persécution politique », impliquant qu’elle soit individuellement et personnellement subie, s’imposa au détriment du critère de « persécution économique » qui sous-entendait qu’elle pouvait être collective.

La figure du « réfugié », nécessairement opposant politique dans le contexte de la Guerre froide, s’imposa : pas de place, donc, ni pour la figure de « réfugié économique » ni pour celle de « réfugié-groupe ». Ce qu’entérina la Convention de Genève, choix gros de difficultés à venir.

La Convention établit le droit de chercher protection à l’étranger contre la persécution. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948 établissait déjà le droit pour toute personne de quitter tout pays, y compris le sien, et le droit de revenir dans son pays. La liberté de circulation semblait presque entière n’était l’apparition de nouvelles configurations migratoires inédites.

Des formes récentes de migration orphelines de protection juridique dédiée

L’interdiction des migrations de travail au milieu des années 1970 suivie, dans les années 1980, de l’instauration du visa d’entrée et de sa généralisation montrèrent vite les limites du cadre juridique de protection existant.

Les phénomènes liés au réchauffement climatique et leurs conséquences sur le déplacement des populations, comptant parfois parmi les causes des conflits infra-étatiques, complexifièrent les facteurs de migration. Explosion du nombre de demandeurs d’asile, fermeture des frontières, construction de murs, édification de barrières de fils barbelés, édiction de législations restrictives en sont les indicateurs.

Les motifs de migration et de circulation recouvrent dès lors des situations orphelines de tout cadre juridique idoine. Les situations de migration s’inscrivent désormais le plus souvent dans le registre de la « migration forcée », forme de migration imposée par les conflits armés, les crises alimentaires, le chômage de masse, le réchauffement climatique, etc.

Des migrants tentent d’entrer en Hongrie (ici en août 2015). Gémes Sándor/SzomSzed/Wikimedia, CC BY-SA

En conséquence, le terme « migrant » englobe désormais des réalités migratoires différentes aboutissant à l’effacement progressif du réfugié au profit de l’interchangeabilité des termes « migrant » et « réfugié », le premier étant nécessairement animé par des raisons d’ordre économique, le second étant cet introuvable « combattant-de-la-liberté ».

La conclusion qu’en tirent les États est désarmante de simplisme : migrant = réfugié = faux demandeur d’asile. Formule qui illustre aussi et surtout l’inadéquation de la Convention de Genève et, dans une moindre mesure, de la DUDH. Une personne fuyant les conséquences du réchauffement climatique ou de la misère ne saurait invoquer valablement la protection qu’elle organise car les notions de « réfugié climatique » ou de « réfugié environnemental » et encore plus de « réfugié économique » n’existent pas pour la Convention. Il en va de même de la DUDH qui consacre la liberté de circulation en tant que droit objectif dont la pleine réalisation dépend, en conséquence, des États qui autorisent ou non sa mise en œuvre quasi-exclusivement par l’arme du visa d’entrée.

Pour fuir les effets plus ou moins immédiats du réchauffement climatique ou les conséquences d’un conflit armé, une personne doit non seulement pouvoir quitter librement son pays – ce que la DUDH garantit –, mais doit surtout pouvoir entrer dans un autre pays que le sien, soit pour y demander asile soit pour le traverser à la recherche d’un autre pays de refuge. Or, le droit d’entrer dans un autre pays que le sien n’existe pas, encore moins le droit de s’y installer. C’est là que réside le principal obstacle à l’universalisation véritable du droit à la mobilité.

Un lent, incertain mais nécessaire changement de paradigme

Imposer aux États l’obligation de laisser entrer sur leurs territoires des non-nationaux n’est pas une mince affaire. On le constate déjà pour l’asile où se multiplient partout politiques d’externalisation et militarisation des frontières.

Reconnaître un droit à la mobilité – droit subjectif rattaché à la personne non à l’État – suppose un changement de paradigme qui heurte de front la souveraineté, la sécurité nationale, donc le contrôle des frontières.

Faire coïncider fait et droit, coller aux nouvelles réalités comme le plaident ONG et spécialistes des migrations, implique une gouvernance globale des migrations associant tous ses acteurs. La Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants permettait l’espérance. Le « Pacte mondial » pour des migrations sûres, ordonnées et régulières qui en est issu et qui sera proposé à la signature des États à Marrakech, en décembre prochain, s’en éloigne, hélas.

À Tijuana, le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Toksave/Wikimedia, CC BY-SA

Ce texte, qui ne sera signé ni par les États-Unis ni par la Hongrie et l’Autriche et d’autres encore probablement qui le trouvent trop libéral, réaffirme le primat de la sécurité sur les droits des migrants se situant même en deçà de la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants. La reconnaissance d’un droit humain à la mobilité ne constitue ainsi pas le cœur de ce Pacte.

Dans les faits, c’est pourtant bien un tel objectif que ne cessent de revendiquer, au péril parfois de leur vie, ceux qui affrontent ce monde où capitaux, marchandises et information circulent librement mais pas les êtres humains. Frontières, déserts, mers et océans, montagnes, tempêtes et ouragans, barrières barbelées, chaque obstacle affronté témoigne, par la souffrance, de l’impérieuse nécessité d’inscrire le droit à la mobilité parmi les droits humains.

La « caravane » donne réalité à cette utopie du XXIe siècle. Ne plus circuler dans la clandestinité, ignorer la frontière comme ligne continue à défendre, refuser le processus de frontièrisation à l’œuvre partout dans le monde, jusque et y compris dans le corps de la personne elle-même, seront les effets salvateurs de la consécration d’un droit humain à la mobilité.


À la mémoire du Professeur Noureddine Harrami (Université de Meknès) très récemment disparu.

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