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Le Japon, un nouveau « continent esthétique » pour la France du XIXᵉ siècle

L’« habitation japonaise » du Parc des Nations à l’Exposition universelle de 1867, gravure extraite du Monde illustré, 31 août 1867, p. 137. BnF

Alors que Tokyo vient d’accueillir pour la deuxième fois les Jeux olympiques et Sapporo a officialisé sa candidature pour les Jeux olympiques d’hiver de 2030, il est intéressant de se pencher sur les premières participations du Japon à de grandes manifestations internationales, qui remontent à la seconde moitié du XIXe siècle et la fin de la politique isolationniste « sakoku » menée par l’archipel depuis les années 1630. La signature au cours des années 1850 d’une série de traités d’amitié et de commerce avec les pays occidentaux marque l’ouverture du Japon sur le monde, de front avec son engagement actif dans les relations diplomatiques, les échanges culturels et l’exportation de ses arts à l’étranger.

À ce titre, les expositions universelles qui se développent à la même époque représentent un évènement incontournable, alimentant la vogue du japonisme entre 1867 et 1900. Plus confidentiels, d’autres évènements attirent les amateurs et collectionneurs d’art, tel le « Musée oriental » en 1869 ou encore l’Exposition rétrospective de l’art japonais en 1883.

Si elles profitent toutes d’un même engouement pour la culture japonaise, ces manifestations présentent d’emblée une dichotomie. Aux sections encadrées par les délégations japonaises s’opposent en effet les expositions conçues et organisées par des commissions françaises, traduisant dans chacun des cas une conception spécifique de l’art nippon, orientale ou occidentale.

La mise en exposition de l’art japonais par le gouvernement de Meiji

L’Exposition universelle de 1867 à Paris marque ainsi la première participation du Japon à une grande exposition publique à l’étranger. Elle s’ouvre à la veille de la Restauration de Meiji, alors que l’archipel traverse une période de bouleversements politiques. Akitake Tokugawa, frère du dernier shogun du clan, est désigné émissaire pour la France et prépare à Edo dès février 1866 une sélection de plusieurs milliers d’objets représentatifs de l’artisanat des différentes provinces du pays. Une première partie de ces collections était exposée au Palais de l’industrie, où les Japonais partageaient l’espace avec la Chine et le Royaume du Siam.

Sections du Siam (vitrine de gauche) et du Japon (vitrine de droite) à l’Exposition universelle de 1867. Lancelot, « L’Exposition universelle de 1867 illustrée », Paris, 1867, BnF

L’exposition se poursuivait au parc des Nations avec « l’habitation japonaise » qui frappa les visiteurs par sa sobriété et la simplicité du mobilier : « Dans ce pays féodal, l’intérieur des logis n’est composé que de larges salles divisées, selon les besoins par des paravents ou par des cloisons légères glissant sur des rainures. » commente Philippe Burty (Gazette des Beaux-Arts, janvier 1868).

Cette première participation du Japon est donc marquée par une certaine volonté d’authenticité, aussi bien au niveau de l’architecture des pavillons que du mobilier, ou du choix des objets exposés. Ce parti pris de sobriété plutôt que de surcharge ornementale, a priori plus propre à impressionner les visiteurs, fut récompensé par un vif succès, notamment auprès de la presse critique de l’époque.

Transporter le visiteur au Japon

L’habitation japonaise du parc des Nations inaugure par ailleurs un mode de présentation qui deviendra l’un des dénominateurs communs à toutes les participations de l’archipel, marqué par une volonté de recontextualisation des objets exposés. C’est ainsi qu’au cours de l’Exposition universelle de 1878 le Japon fut représenté par une ferme et son enclos, planté d’arbustes rapportés de l’archipel. L’intérieur de la ferme était meublé et garni de céramiques, bronzes, étoffes, tandis que des Japonais en costumes traditionnels servaient le thé. Cet ensemble séduisit là encore le public, le plongeant dans un environnement dépaysant : « le visiteur peut un instant se faire assez facilement l’illusion qu’il s’est transporté au Japon même » (La Chine et le Japon à l’Exposition de 1878).

« La ferme japonaise dans le parc du Trocadéro », gravure de Trichon. « L’Exposition universelle de 1878 illustrée », Brown University Library

Ce processus de recontextualisation trouve aussi son essence dans le format des expositions universelles, où chaque nation se voyait attribuer un terrain où installer son pavillon respectif. Sans autres contraintes que de respecter la surface qui leur était allouée, les commissaires étaient malgré tout tenus, par les choix d’architecture, d’ameublement intérieur et parfois de paysagisme de représenter au mieux les spécificités culturelles de leur pays – qu’elles soient réelles ou fantasmées par le public occidental.

Pour les délégations japonaises, le désir d’exposer les objets dans un contexte qui leur soit familier s’accompagne d’une autre ambition : celle d’initier des visiteurs encore novices à ses arts. C’est pourquoi un certain souci didactique se fait jour dès les premières expositions universelles, et se renforce encore au fil des participations, notamment à partir de 1889 avec l’implication de Hayashi Tadamasa, collectionneur et marchand d’art. Ce dernier emprunte cette année-là un ensemble d’objets au Musée impérial de Tokyo, dans une volonté d’introduire les visiteurs à des époques jusqu’ici peu représentées en France, à savoir les créations antérieures aux XVIIIe et XIXe siècles.

Il fait également publier un catalogue en français, où il aborde les arts japonais sous un angle scientifique. La réception critique fut pourtant mitigée, de la part des journalistes comme du grand public, l’art japonais ne provoquant plus de réelle surprise. D’autre part, certains critiques relevèrent dans la création contemporaine ce qu’ils jugèrent comme une forme de décadence, entraînée par le contact prolongé de l’archipel avec la civilisation occidentale.

L’art japonais vu par l’Occident

Lieu de rencontre et de confrontation pacifique entre les nations participantes, les expositions universelles endossent donc un rôle géopolitique très important. Pour les pays nouvellement arrivés sur la scène internationale – tel le Japon de l’ère meiji – ces événements sont l’occasion d’affirmer leur ancrage dans la modernité tout en revendiquant leur indépendance.

Du point de vue des nations organisatrices en revanche, les expositions constituent surtout une fenêtre sur le monde, contribuant à former le regard occidental sur l’altérité. Christiane Demeulenaere-Douyère, dans son ouvrage Exotiques expositions… Les Expositions universelles et les cultures extraeuropéennes, souligne le rôle fantasmatique de ces manifestations, désignées comme des « machines à rêver » nées sur le terreau propice de l’orientalisme et du colonialisme.

En dehors des sections gérées par les pays invités, il n’était pas rare de voir en d’autres points de l’exposition diverses attractions pittoresques mises en place par des concessionnaires privés européens, le souci de rentabilité les conduisant à miser sur le sensationnalisme. Le Japon n’a pas échappé au phénomène, notamment en 1889, avec la maison japonaise de L’histoire de l’habitation humaine par Charles Garnier – ensemble de quarante-quatre constructions supposées retracer l’histoire de l’architecture depuis l’époque préhistorique à travers les différentes civilisations.

Cette maison japonaise, comme en témoignent les reproductions et photographies, était bien éloignée des traditions nipponnes : sa base repose sur le sol et non sur des pilotis, l’étage supérieur est d’une superficie égale au rez-de-chaussée alors qu’il devrait être en léger retrait, les fenêtres sont vitrées au lieu d’être tendues de papier, enfin les façades habituellement nues sont ici peintes de motifs décoratifs probablement inspirés d’albums d’ornements destinés à un public européen.

Charles Garnier, Exposition universelle de 1889. Histoire de l’habitation, Japon, Archives nationales

Articulée autour du concept de races, L’histoire de l’habitation humaine met aussi en évidence une pensée européocentrée à une époque où l’anthropologie et l’ethnographie émergent en tant que disciplines scientifiques. Cette dynamique est évidemment soutenue par les expositions internationales, vitrines des dernières découvertes en matière de cultures extraeuropéennes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle les voyageurs à effectuer le trajet jusqu’au Japon sont par ailleurs relativement rares. À ce titre, les séjours de plusieurs mois sur l’archipel de Henri Cernuschi et Théodore Duret en 1871, puis d’Émile Guimet et de Félix Régamey en 1876, représentent une véritable expédition.

Lors de l’Exposition universelle de 1878, les toiles de Régamey illustrant les différentes étapes de son périple à travers l’Asie sont exposées. Elles permettent au public de se familiariser avec l’architecture et les paysages japonais, mais aussi avec les mœurs des habitants, telle la coutume de se déchausser avant de pénétrer dans les temples ou monastères, de s’asseoir à même les tatamis ou encore les déplacements en palanquin. Régamey représente ainsi un Japon traditionnel pour ne pas dire archaïque, occultant les traces d’une occidentalisation déjà en marche depuis une dizaine d’années.

Félix Régamey, Discussion entre un prêtre shintoïste et un prêtre de la secte Tendai pour faire valoir les beautés de leurs croyances, 1877-1878, huile sur toile. RMN Grand Palais

Si la vocation didactique caractérise les choix d’exposition opérés par les commissions japonaises, elle trouve aussi peu à peu sa place chez le versant européen. Mais davantage qu’au cours de ces grandes manifestations qu’étaient les expositions universelles, c’est à l’occasion d’expositions plus confidentielles, organisées par des amateurs indépendants, que l’aspiration à une meilleure compréhension de la culture nippone se fait jour.

C’est ainsi qu’en 1873, au retour d’Henri Cernuschi et de Théodore Duret de leur voyage commun en Asie, l’Exposition des Beaux-Arts de l’Extrême-Orient fut l’occasion d’organiser le premier Congrès international des orientalistes. Dix années plus tard en 1883, l’historien Louis Gonse réunit à la galerie Georges-Petit à Paris plus de trois mille pièces issues de vingt-six collections, donnant lieu avec le concours de Hayashi à la publication d’un catalogue en deux volumes classant méthodiquement les œuvres par techniques, écoles et styles – catalogue qui sera réédité à de multiples reprises, traduit en anglais et même en japonais.

Enfin, en avril-mai 1890, « l’Exposition de la gravure japonaise » organisée dans les locaux de l’École des Beaux-Arts donnera lieu à un catalogue préfacé par Siegfried Bing, le premier à proposer une histoire de l’estampe japonaise en français, fournissant un premier support d’étude pour les historiens de l’art de cette génération.

Le virage de l’Exposition universelle de 1900

L’année 1900 représente une forme de virage, avec la nomination de Hayashi Tadamasa en tant commissaire général de la section japonaise. Pour inaugurer ce nouveau siècle, il désirait livrer au public occidental une autre image du Japon, plus authentique que celle dispensée jusqu’alors par les objets dits « de pacotille » garnissant les étals des boutiques parisiennes. Lors de la cérémonie d’ouverture du pavillon japonais au Trocadéro, les six mille visiteurs venus du monde entier purent ainsi découvrir une nouvelle facette de la création nipponne, notamment l’artisanat des différentes régions de l’archipel, la peinture contemporaine yô-ga (de style occidental), et surtout l’Exposition rétrospective réunissant 800 œuvres d’art ancien. Cette dernière se tenait dans le « Palais japonais », édifice majestueux construit spécialement à cette intention, inspiré du Kondô du temple Hôryû-ji à Nara.

Exposition universelle de 1900 à Paris, façade latérale du Palais japonais. Collection particulière, Lemog

À l’issue de cette exposition fut fondée « la Société franco-japonaise de Paris », témoignage éloquent de la réunion de deux pôles qui jusqu’ici avaient œuvré séparément : les représentants japonais missionnés par le gouvernement de Meiji, et les cercles de japonisants occidentaux qui, chacun de leur côté et par des méthodes différentes, s’étaient efforcés de promouvoir la culture et l’art nippons en France.

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